Je ne m’étais rien mis sous la dent depuis plus de vingt-quatre heures et je me sentais défaillir, même assis sur mon banc. C’est alors qu’ayant versé sans succès toutes les larmes de mes yeux, je me mis à songer aux avantages d’un évanouissement qui, au point où en étaient les choses, ne serait pas totalement feint. Sur ce, le religieux me posa une question qui faillit bien me faire m’évanouir pour de bon.
— Que sais-tu de Diego Alatriste y Tenorio, nommé à tort le capitaine Alatriste ?
C’est fini, mon pauvre Inigo, pensai-je alors. Tout est terminé. Plus de dénégations, plus de mots inutiles. Dorénavant, tout ce que tu diras, y compris ce que tu affirmes ou démens devant ce greffier qui note la moindre de tes paroles, peut être utilisé contre le capitaine. Donc, tu restes muet comme une carpe, quoi qu’il arrive. Et c’est ainsi que malgré ma situation, malgré le fait que la tête me tournait, malgré la panique infinie qui me gagnait, je décidai, réunissant ce qui me restait encore de fermeté, que ni ces religieux, ni les prisons secrètes, ni le Conseil suprême de l’Inquisition, ni le pape de Rome n’allaient m’arracher un mot sur le capitaine Alatriste.
— Réponds à la question, m’ordonna le plus jeune.
Je n’en fis rien. Je regardais à mes pieds une dalle fissurée dont les zigzags me parurent aussi tortueux que ma pauvre destinée. Je la regardais toujours quand l’un des sbires qui se tenaient derrière moi, obéissant à l’ordre que lui avait donné le religieux d’un simple battement de paupières, s’avança pour me donner une énorme taloche qui fit résonner ma nuque comme un coup de massue. À la grosseur de la main, je déduisis que c’était l’homme grand et fort qui m’avait frappé.
— Réponds à la question, répéta le religieux.
Je continuai à regarder la fissure par terre sans dire un mot et je reçus une deuxième taloche, encore plus forte que la première. Les larmes jaillirent malgré moi de mes yeux, sincères cette fois, maintenant que je ne voulais plus pleurer. Je les essuyai du revers de la main.
— Réponds à la question.
Je me mordis les lèvres pour ne pas être tenté d’ouvrir la bouche, et tout d’un coup la fissure de la dalle monta rapidement jusqu’à mes yeux tandis que mes tympans résonnaient, bang, comme la peau d’un tambour. Cette fois, le coup m’avait envoyé à terre, les quatre fers en l’air. Les dalles étaient aussi froides que la voix qui s’éleva ensuite.
— Réponds à la question.
Les mots semblaient venir de très loin, comme dans un mauvais rêve. Une main me força à me retourner sur le dos. Je vis alors le visage du roux penché au-dessus de moi et, un peu en arrière, celui du religieux qui m’interrogeait. Désespéré, abandonné à mon triste sort, je ne pus réprimer un gémissement car je savais maintenant que rien ne pourrait me faire sortir de ce lieu et que ces hommes avaient effectivement tout le temps du monde devant eux. Quant à moi, la route que j’allais parcourir pour me rendre en enfer ne faisait que commencer. Et je n’étais nullement pressé de poursuivre ce voyage.
Très proprement, je m’évanouis donc pour de bon, juste au moment où le roux me prenait par mon pourpoint pour me faire me relever. Et par-devant le Christ qui regardait sur le mur, je jure que cette fois-là je n’ai pas eu à faire semblant.
J’ignore combien de temps s’écoula ensuite dans ce cachot humide où je fus enfermé avec pour seule compagnie un énorme rat qui passait son temps à me regarder depuis une sentine obscure qui se trouvait dans un coin de la cellule. Je dormis, je fis des cauchemars, je chassai les punaises dans mes vêtements pour tuer le temps et, par trois fois, je dévorai le pain dur et l’écuelle de brouet nauséabond qu’un geôlier sombre et muet déposa sur le seuil de ma cellule dans un grand bruit de clés et de verrous. Je cherchais le moyen de m’approcher du rat pour le tuer, car sa présence me remplissait de terreur chaque fois que le sommeil s’emparait de moi, quand le sbire à la tignasse rousse accompagné de la brute qui m’avait frappé – que Dieu lui rende la pareille – vinrent me chercher. Cette fois, après avoir parcouru des corridors tous plus lugubres les uns que les autres, je me retrouvai dans une pièce semblable à la première, avec quelques nouveautés sinistres côté compagnie et mobilier. Derrière la table, en plus du barbu en robe noire, du greffier à tête de corbeau et des deux dominicains se trouvait un autre religieux que les autres traitaient avec beaucoup de déférence. Il suffisait de le regarder pour avoir la chair de poule. Cheveux gris et courts, en forme de calotte sur les tempes, les joues creuses, des mains décharnées comme des serres sortant des manches de son habit, une lueur fanatique dans ses yeux qui semblaient consumés par la fièvre, personne n’aurait jamais souhaité avoir cet homme comme ennemi. À côté de lui, les autres ressemblaient à de douces petites sœurs des pauvres. À cela il faut ajouter, dans un coin de la salle, un chevalet de torture avec son attirail de cordes. Cette fois, il n’y avait pas de banc où m’asseoir et mes jambes qui me soutenaient à peine se mirent à trembler. Pauvre de moi. Mes tortionnaires allaient s’en donner à cœur joie.
Une fois de plus, je vous épargnerai les formalités et le long interrogatoire auquel je fus soumis par mes vieilles connaissances, les deux dominicains, tandis que l’homme à la robe et le nouvel inquisiteur écoutaient en silence, que les deux sbires restaient immobiles dans mon dos et que le greffier trempait sa plume dans son encrier pour noter autant mes réponses que mes silences. Cette fois, grâce à l’attitude du nouveau venu – il passait aux deux autres dominicains des papiers qu’ils lisaient avec attention avant de me poser d’autres questions –, je pus me faire une idée de ce qui m’était tombé dessus. Le terrible mot judaïsants fut prononcé au moins cinq fois et chaque fois je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête. Car ces dix lettres avaient envoyé bien des gens au bûcher.
— Savais-tu que la famille de la Cruz n’est pas de sang pur ?
La question m’ébranla, car je n’ignorais pas sa sinistre signification. Depuis l’expulsion des juifs par les Rois Catholiques, l’Inquisition poursuivait avec rigueur les derniers résidus de la foi mosaïque, particulièrement les convertis qui continuaient à pratiquer secrètement la religion de leurs ancêtres. Dans une Espagne aussi hypocrite, où jusqu’au plus bas des roturiers se proclamait hidalgo et vieux chrétien, la haine du juif était générale, et les lettres de pureté du sang, authentiques ou achetées, étaient indispensables pour accéder à n’importe quelle dignité ou charge d’importance. Et pendant que les puissants s’enrichissaient avec de scandaleux négoces, protégés par leurs messes et leurs aumônes publiques, le peuple violent et vengeur tuait la faim et l’ennui en baisant des reliques, en amassant les indulgences et en persécutant avec enthousiasme les sorcières, les hérétiques et les judaïsants. Comme je l’ai déjà dit en une autre occasion à propos de Don Francisco de Quevedo et de plusieurs autres, les beaux esprits eux-mêmes n’étaient pas étrangers à ce climat de haine et de rejet de tout ce qui n’était pas orthodoxe. Le grand Lope de Vega n’avait-il pas écrit un jour :
Dure nation que bannit Hadrien,
qui en Espagne à notre grande tristesse,
tant nous opprime, et blesse l’empire chrétien
aujourd’hui, roide en sa barbare envie,
elle dédore notre Monarchie.
Et Pedro Calderón de la Barca, cet autre grand de la comédie, allait plus tard faire dire à un de ses plus fameux personnages :
Ah, quelle maudite canaille ! Beaucoup périrent au bûcher, et un tel plaisir me tenaille de les voir tant qu’ils sont brûler que moi je dis sur les tisons : « Chiens d’hérétiques, me voici ministre de l’Inquisition. »