C’est dans cette mémoire que je vois, comme si c’était hier, Don Francisco de Quevedo au pied des marches de San Felipe. Comme à l’accoutumée, il était vêtu tout de noir, sauf le col blanc empesé et la croix rouge de Saint-Jacques sur le pourpoint, du côté gauche de la poitrine. Bien que l’après-midi fût ensoleillé, il portait sur les épaules la longue cape qui lui servait à dissimuler sa boiterie : une cape sombre dont le drap se relevait par-derrière sur le fourreau de l’épée. Une main négligemment posée sur le pommeau de sa flamberge, le chapeau dans l’autre, il conversait avec des connaissances. Le lévrier d’une dame s’approcha de lui jusqu’à frôler sa main droite gantée. La dame se trouvait juste à côté du marchepied d’une voiture, en conversation avec deux gentilshommes. Elle était belle. Don Francisco caressa la tête de l’animal tout en lançant un regard rapide et courtois à sa propriétaire. Le lévrier accourut à elle comme s’il était porteur de cette caresse et la dame remercia Don Francisco d’un sourire et d’un mouvement de son éventail, ce à quoi le poète répondit en inclinant légèrement la tête et en redressant sa moustache entre le pouce et l’index. Poète, fine lame, bel esprit célèbre comme pas un, Don Francisco était aussi, à l’époque où je le connus comme ami du capitaine Alatriste, dans la force de l’âge, un homme galant qui jouissait de la considération des dames. Stoïque, lucide, mordant, courageux, gaillard en dépit de sa boiterie, homme de bien malgré son mauvais caractère, généreux avec ses amis, implacable avec ses ennemis, il expédiait un adversaire aussi bien de deux quatrains bien tournés que d’un coup d’épée sur la Cuesta de la Vega. Il se faisait aimer d’une dame par quelque délicate attention et un sonnet. Il savait aussi s’entourer de philosophes, de docteurs et de sages qui recherchaient sa conversation amène et sa compagnie. Jusqu’au bon Don Miguel de Cervantès, le plus bel esprit de tous les temps, n’en déplaise aux Anglais hérétiques avec leur Shakespeare, le Cervantès immortel assis à la droite de Dieu depuis ce jour où, sept ans plus tôt, ayant mis le pied à l’étrier, il s’en était allé vers l’autre vie, qui avait dit de Don Francisco qu’il était excellent poète et gentilhomme accompli dans ces vers célèbres :
Des poètes benêts voilà bien le fléau,
qui du Parnasse expulsera à coup d’estoc
les rimailleurs infâmes dont nous aurons le lot.
Toujours est-il que cet après-midi Don Francisco, comme c’était son habitude, se trouvait sur le parvis de San Felipe pendant que Madrid se promenait dans la Calle Mayor après la course de taureaux, spectacle qu’il n’appréciait guère. Quand il vit apparaître le capitaine Alatriste qui se promenait avec le père Ferez, Fadrique le Borgne et moi-même, il prit congé de ceux qui l’entouraient avec beaucoup de politesse. J’étais loin de soupçonner à quel point cette rencontre allait nous compliquer l’existence, mettant en danger nos vies et plus particulièrement la mienne, et comment le Destin se plaît à tracer d’étranges combinaisons avec les hommes, leurs travaux et leurs périls. Si cet après-midi, tandis que Don Francisco s’approchait de nous avec l’expression affable qui lui était coutumière, quelqu’un avait dit que l’énigme de la femme retrouvée morte dans la matinée nous entraînerait dans une autre aventure, le sourire avec lequel le capitaine Alatriste salua le poète se serait figé sur ses lèvres. Mais, avant qu’on les voie rouler, on ne sait jamais ce que vont donner les dés qui ont été jetés.
— Je dois vous demander une faveur, dit Don Francisco.
Entre le poète et le capitaine, ces paroles n’étaient que simples formalités, ce qu’indiqua clairement le regard, presque de reproche, que le capitaine lui adressa en entendant ces mots. Le jésuite et l’apothicaire étaient partis de leur côté et nous déambulions maintenant devant les étals qui entouraient la fontaine du Buen Suceso, à la Puerta del Sol. Les oisifs venaient s’y asseoir pour écouter le clapotis de l’eau ou regarder la façade de l’église et de l’hôpital royal. Le poète et le capitaine marchaient devant moi, côte à côte. Je me souviens encore de la sombre tenue du poète, cape pliée sur le bras, à côté du sobre pourpoint marron du capitaine, de sa culotte courte à la wallonne, de ses chausses boutonnées et de sa ceinture où pendaient son épée et sa dague, tandis que les deux hommes fendaient la foule dans la lumière incertaine du crépuscule.
— Je vous suis trop obligé, Don Francisco, pour que vous me doriez la pilule, dit Alatriste. Passez donc plutôt au deuxième acte.
Le poète rit doucement. Peu de temps auparavant, lors de l’aventure des deux Anglais, à quelques pas de là et précisément durant le deuxième acte d’une comédie de Lope de Vega, le capitaine s’était vu secourir par Don Francisco qui l’avait tiré d’un mauvais pas alors que les coups d’épée pleuvaient sur lui comme la grêle.
— J’ai des amis, dit Don Francisco, que j’apprécie et qui voudraient vous parler.
Il s’était retourné pour voir si j’écoutais la conversation, mais mon regard errait sur la place, ce qui parut le rassurer. En fait, je suivais attentivement ce qu’il disait. Dans cette ville et à cette époque, un garçon dégourdi apprenait vite. Et malgré mon jeune âge, j’avais fort bien compris qu’ouvrir tout grands les yeux et les oreilles ne faisait point de tort, bien au contraire. Dans la vie, le mal n’est pas de savoir mais de montrer que l’on sait. Et celui qui commet la sottise de montrer qu’il en sait trop risque autant que le niais qui n’en sait pas assez. Mieux vaut connaître la musique avant que ne commence le bal.