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— Dommage que vous n’ayez pu voir sa tête, capitaine, quand je lui ai montré le livre vert – la voix couverte du poète trahissait sa fatigue ; il portait encore son habit de voyage poussiéreux et aux bottes ses éperons tachés de sang. Luis d’Alquézar est devenu plus blanc que les papiers que je lui ai mis entre les mains. Puis il est devenu tout rouge, et j’ai eu peur qu’il ne me fasse un coup de sang… Mais il fallait sortir Inigo de là. Impatient, je me suis donc approché un peu plus et je lui ai dit : « Monsieur le secrétaire du roi, nous n’avons pas de temps à perdre en vaines palabres. Si vous ne sauvez pas le petit, vous êtes perdu…» Le fait est qu’il n’a même pas essayé de discuter. Le gredin avait compris, aussi clairement que nous devrons tous rendre un jour des comptes au Tout-Puissant.

C’était parfaitement vrai. Avant que le greffier ne prononce mon nom, et avec une diligence qui disait beaucoup en faveur de ses qualités de secrétaire du roi ou de ce qu’on voudra, Alquézar était sorti de sa loge comme une balle de mousquet et avait couru retrouver le père Emilio Bocanegra, stupéfait, avec qui il échangea rapidement quelques mots à voix très basse. Le visage du dominicain était passé successivement de la surprise à la colère et au dépit. Ses yeux vengeurs auraient foudroyé Don Francisco de Quevedo si celui-ci, épuisé par le voyage, tendu à cause du péril qui me menaçait encore, et décidé à aller jusqu’au bout, même s’il avait fallu le faire séance tenante et à grands cris, ne s’était pas moqué éperdument de tous les regards assassins du monde. Finalement, après s’être essuyé le front avec son mouchoir, de nouveau pâle comme si le barbier venait de le saigner consciencieusement, Alquézar était revenu lentement à la loge où attendait le poète. Par-dessus son épaule, Quevedo vit comment, plus loin en arrière, sur l’estrade des inquisiteurs, frémissant encore de dépit et de colère, le père Emilio Bocanegra appelait le greffier. Celui-ci, après avoir écouté respectueusement, prit le papier qu’il s’apprêtait à lire avec ma sentence et le mit à part, l’archivant à tout jamais.

Un autre bûcher s’effondra dans une gerbe d’étincelles qui retombèrent dans la noirceur, avivant la lueur qui éclairait les deux hommes. Diego Alatriste était immobile à côté du poète, regardant fixement les flammes. Sous le bord de son chapeau, sa forte moustache et son nez aquilin rendaient encore plus maigre son visage, hâve à cause de la fatigue de la journée et aussi de sa blessure toute fraîche à la hanche qui, sans être grave, le gênait.

— Dommage, murmura Don Francisco, que je ne sois pas arrivé à temps pour la sauver elle aussi.

Il montrait le bûcher le plus proche et semblait honteux du sort qu’on avait réservé à Elvira de la Cruz. Pas de lui-même, ni du capitaine, mais de tout ce qui avait amené jusque-là cette pauvre fille, en plus de détruire sa famille. Honteux, peut-être, de cette terre où il lui avait été donné de vivre : méchante, cruelle, éblouissante dans ses gestes de grandeur stérile, mais indolente et vile au quotidien. Sa droiture d’âme et sa stoïque résignation à la Sénèque, très sincèrement chrétienne, ne suffisaient pas à le consoler. Car être lucide et espagnol va depuis toujours de pair avec une grande amertume et bien peu d’espérance.

— Enfin, conclut Quevedo, c’était la volonté de Dieu.

Diego Alatriste ne lui répondit pas tout de suite. Volonté de Dieu ou du diable, il se taisait et regardait les bûchers et les silhouettes des argousins et des curieux qui se découpaient sur un fond sinistre de flammes. Il n’avait pas encore voulu aller me voir rue de l’Arquebuse, bien que Quevedo puis Martin Saldana, qu’ils allèrent chercher dans l’après-midi, lui aient dit qu’il n’avait rien à craindre pour le moment. Tout semblait s’être arrangé avec tant de discrétion qu’on ne parla même pas du malandrin occis dans la ruelle. Quant à Gualterio Malatesta, il semblait s’être volatilisé. À peine sa blessure pansée dans la boutique de Fadrique le Borgne, Alatriste s’était dirigé avec Quevedo vers le bûcher de la Porte d’Alcalá. Et il y resta avec le poète jusqu’à ce qu’Elvira de la Cruz ne soit plus que cendres et os noircis sur les braises de son bûcher. Un instant, parmi la foule, le capitaine crut reconnaître l’ombre fantomatique du fils aîné, Jerónimo de la Cruz, unique survivant de la famille décimée. Mais l’obscurité et le va-et-vient des curieux s’étaient aussitôt refermés sur lui qui couvrait le bas de son visage, si c’était bien lui.

— Non, dit enfin Alatriste.

Il avait tellement tardé à parler que Don Francisco n’attendait déjà plus de réponse. Il regarda le capitaine, surpris, cherchant à comprendre ce qu’il voulait dire. Mais le capitaine continuait à regarder le feu, impassible. Et ce n’est que plus tard, au bout d’un autre long silence, qu’il se retourna lentement vers Quevedo :

— Dieu n’a rien à voir avec ça.

À la différence des besicles du poète, ses yeux clairs ne reflétaient pas la lumière des bûchers et ressemblaient plutôt à deux flaques d’eau gelée. Les dernières flammes faisaient danser des ombres et des lueurs rougeâtres sur son profil taciturne, affilé comme la lame d’un couteau.

Je faisais semblant de dormir. Caridad la Lebrijana était assise au chevet du lit où je m’étais couché après avoir dîné et pris un bain chaud dans un baquet de la taverne. Elle veillait sur mon repos tout en reprisant à la lumière d’une chandelle le linge de corps du capitaine. Je fermais les yeux, jouissant de la tiédeur du lit, dans un heureux demi-sommeil qui me permettait de ne pas répondre aux questions ni de parler de ma récente aventure dont le seul souvenir – je ne pouvais pas oublier cet infâme san-benito – me rongeait encore de honte. La chaleur des draps, la bienveillante compagnie de la Lebrijana, me savoir à nouveau entouré d’amis et surtout la possibilité de rester tranquille, les yeux fermés, tandis que le monde tournait, oublié de moi, me plongèrent dans une léthargie proche de la félicité, d’autant plus que personne dans ma prison n’avait pu m’arracher un mot qui puisse incriminer Diego Alatriste.