— Ce sont des gens honorables, dit enfin Quevedo. Et de bons catholiques à qui on ne peut rien reprocher – il s’arrêta, cherchant d’autres justifications qu’il semblait croire nécessaires. Et puis, quand nous étions en Italie, Don Vicente m’a rendu de fiers services. J’aurais été un coquin de ne pas lui tendre la main.
Le capitaine Alatriste fit signe qu’il comprenait, sans que sa moustache de militaire dissimule complètement son sourire narquois.
— Je vous entends, dit-il. Mais j’insiste sur Góngora. En fin de compte, c’est vous qui ne cessez de parler de son nez sémite et de son aversion pour le porc… Comme dans ces vers que vous avez composés :
Chrétien tu n’es pas vieux : blancs ne sont tes cheveux ; fils de rien, oui, sans doute, mais fils de quelqu’un, j’en doute.
Don Francisco se lissa la moustache et la barbe, content que le capitaine se souvienne de ses vers, mais fâché qu’il les récite sur ce ton moqueur :
— Palsambleu, quelle bonne mémoire vous avez, et combien inopportune.
Alatriste se mit à rire sans plus chercher à se retenir, ce qui n’eut pas l’effet de rendre le poète d’humeur moins chagrine.
— J’imagine déjà les vers de votre adversaire, insistait le capitaine en levant deux doigts, comme s’il écrivait en l’air tout en improvisant :
Don Francisco, tu m’accuses d’être marrane alors que d’hébraïsme tu donnes la manne…
— … Assez, capitaine, assez !
Le feu montait au visage de Don Francisco. La conversation tournait au vinaigre et, avec tout autre que Diego Alatriste, le poète aurait depuis longtemps dégainé son épée.
— Vos vers sont mauvais et manquent d’esprit, se contenta-t-il de répondre, renfrogné. Ils pourraient être de la main de ce sodomite cordouan et de cet autre ami que vous avez, le comte de Guadalmedina dont je ne discute pas les qualités de gentilhomme mais qui, comme poète, est la honte du Parnasse… Quant à Góngora, ce n’est pas ce triste sire plein de pompe et d’enflure, ce faiseur d’histoires, ce flagorneur de curés, ce fouilleur de ténèbres, lui qui fait ombre au soleil et empoisonne l’air qu’on respire, ce n’est pas lui, disais-je, qui m’inquiète à présent… Je crains en effet, comme vous le dites, de vous avoir mis dans un mauvais pas – il s’empara du pichet de vin et en prit une autre lampée en me lançant un regard. Et le petit aussi.
Le petit, c’est-à-dire votre serviteur, était toujours dans son coin. Le chat était passé trois fois devant moi et j’avais essayé de lui donner des coups de pied sans trop de succès. Je vis qu’Alatriste me regardait lui aussi et qu’il ne souriait plus. Finalement, il haussa les épaules.
— Le petit s’est mêlé tout seul de ce qui ne le regardait pas, déclara-t-il d’une voix tranquille. Quant à moi, ne vous inquiétez pas – il montra la bourse pleine d’écus d’or posée au centre de la table. Ils ont payé et l’argent chasse les mauvais rêves.
— Peut-être.
Le poète ne paraissait pas convaincu, et une moue ironique apparut de nouveau sous la moustache d’Alatriste.
— Par tous les diables, Don Francisco, il est un peu tard pour vous lamenter, après que vous m’avez mis jusqu’au cou dans cette histoire.
Tête basse, le poète but une autre gorgée de vin, puis une autre. Son regard commençait à se troubler.
— C’est que mettre un couvent cul par-dessus tête, ce n’est pas une mince affaire.
Le capitaine s’était avancé vers la table et désamorçait son pistolet.
— Et prendre Constantinople non plus, pardieu. On dit qu’un grand-oncle de ma mère, un homme fort connu à l’époque de l’empereur Charles Quint, le fit une fois à Séville. Je ne parle pas de Constantinople mais de couvent, bien sûr.
Don Francisco releva la tête, curieux.
— Celui qui a inspiré Don Juan, le séducteur de Séville, la comédie de Tirso de Molina ?
— C’est ce qu’on dit.
— J’ignorais que vous fussiez parents.
— Vous voyez, l’Espagne est un mouchoir de poche.
Les besicles de Don Francisco pendaient au bout de leur cordon. Il les prit entre ses doigts, sans les chausser, pensif. Puis il les laissa retomber sur la croix brodée sur sa poitrine et tendit la main vers le pichet de vin pour boire une dernière gorgée, fort longue, en regardant le capitaine d’un air lugubre.
— Eh bien, le troisième acte n’a guère été clément pour votre oncle, pardieu.
III
LA FONTAINE.
Le lendemain, Diego Alatriste, Don Francisco de Quevedo et moi-même fûmes à la messe. Chose assez extraordinaire car si Don Francisco, de par le fait qu’il portait l’habit de Saint-Jacques, se faisait un point d’honneur d’observer les préceptes de l’Église, le capitaine n’était nullement porté aux dominus vobiscum. Mais s’il jurait et blasphémait, modérément au demeurant, souvenir de son ancien métier de soldat, jamais de toutes ces années que j’ai passées à ses côtés je ne l’ai entendu prononcer le moindre mot contre la religion, pas même dans la Taverne du Turc quand il discutait avec le père Ferez de points de controverse ou de questions touchant au clergé. Alatriste ne pratiquait pas ponctuellement les rites de l’Église, mais il respectait les tonsures, les soutanes et les cornettes, comme il respectait l’autorité et la personne du roi : par discipline de soldat, ou peut-être à cause de cette stoïque indifférence qui semblait gouverner ses humeurs et son caractère. J’ajouterai que, s’il allait peu à la messe, il m’obligea toujours à m’acquitter de mes devoirs envers Dieu tant que je fus garçon. J’accompagnais Caridad la Lebrijana les dimanches et jours de fête – comme toutes les anciennes putains, la Lebrijana était extrêmement pieuse – ou encore le père Ferez qui, les jours de la semaine, à la demande d’Alatriste, m’enseignait la grammaire, un peu de latin et quelques rudiments de catéchisme et d’histoire sainte pour que, disait le capitaine, personne ne puisse me confondre avec un Turc ou un maudit hérétique. L’homme était un tissu de contradictions. Peu de temps après, en Flandre, j’eus l’occasion de le voir tête baissée et un genou en terre quand les tercios se préparaient à combattre et que les chapelains parcouraient les rangs, nous bénissant tous. Ce n’était pas pour simuler une piété qui n’était pas la sienne, mais par respect pour les camarades qui allaient mourir en croyant à l’efficacité de ces bénédictions. Car le Dieu d’Alatriste ni ne s’apaisait par les louanges ni ne s’offensait des blasphèmes. C’était un être puissant et impassible qui ne tirait pas les ficelles des marionnettes de son petit théâtre qu’était le monde, se contentant de les observer. C’était tout au plus celui qui, avec un jugement incompréhensible pour les acteurs de la comédie humaine – pour ne pas dire de cette mascarade –, manipulait la machine du théâtre, faisant s’ouvrir des chausse-trapes ou pivoter des portes dérobées, vous mettant tantôt dans de vilains draps et tantôt vous sortant des situations les plus contraires. Il pouvait bien être ce lointain moteur premier ou cette cause de toutes les causes, comme le père Ferez nous l’avait dit un jour qu’il avait un peu abusé du vin doux, en essayant de nous expliquer les cinq preuves de saint Thomas. En ce qui concerne le capitaine, son interprétation était peut-être plus proche de ce que les Romains, si j’en crois le latin que j’appris du bon père, appelaient fatum. Je me souviens de l’expression impavide et taciturne d’Alatriste quand l’artillerie ennemie ouvrait des brèches dans nos carrés et que les autres soldats se signaient en se recommandant au Christ et à la Très Sainte Vierge, se souvenant d’un coup des prières de leur enfance. Et lui murmurait amen avec eux, pour qu’ils se sentent moins seuls quand ils tombaient à terre, mortellement blessés. Mais ses yeux clairs et froids suivaient les rangs ondulants de la cavalerie ennemie, le tir des mousquets qui pleuvait du glacis d’une digue, les bombes fumantes qui zigzaguaient par terre avant d’éclater en un éclair qui faisait la pâture du diable. Cet amen ne l’engageait à rien, comme on pouvait le voir à son regard absorbé, à son profil aquilin de vieux soldat, attentif seulement au roulement monotone du tambour au centre du tercio, roulement aussi lent et impassible que le pas tranquille de l’infanterie espagnole et que le battement serein de son cour. Car le capitaine Alatriste pouvait servir son Dieu comme il servait son roi : il n’avait pas besoin de l’aimer, ni même de l’admirer. Mais il le respectait et obéissait à ses ordres. Je le vis une fois se battre pour un drapeau et pour le corps de notre maître de camp, Don Pedro de la Daga, certain jour que pleuvaient les coups et la mitraille sur les bords de la Merck, près de Breda. Mais je sais cependant que s’il faillit bien laisser sa peau pour ce corps criblé de balles, et moi avec lui, il se moquait éperdument de Don Pedro de la Daga et du drapeau. C’était le côté déconcertant du capitaine : il pouvait se montrer respectueux envers un Dieu qui lui était indifférent, se battre pour une cause à laquelle il ne croyait point, se soûler avec un ennemi, ou mourir pour un maître de camp ou un roi qu’il méprisait.