«Le Generalfeldmarschall veut mener une action punitive. Frapper un coup fort, décourager ces salopards». Callsen nous fit un rapport sur les exécutions du jour. Cela s'était passé sans heurts, mais la méthode imposée par von Reichenau, avec seulement deux fusils par condamné, avait des désavantages: elle obligeait, si l'on voulait être sûr du coup, à viser la tête plutôt que la poitrine, cela causait des projections, les hommes recevaient du sang et de la cervelle au visage, ils se plaignaient. Ceci entraîna une discussion houleuse. Hafner lança: «Vous verrez que ça va finir au Genickschuss, comme les bolcheviques». Blobel rougit et frappa la table d'un coup mat: «Meine Herren! Un tel langage est inadmissible! Nous ne sommes pas des bolcheviques!… Nous sommes des soldats allemands. Au service de notre Volk et de notre Führer! Merde!» Il se tourna vers Callsen: «Si vos hommes sont trop sensibles, on leur fera servir du schnaps». Puis à Hafner: «De toute façon il n'est pas question de balles dans la nuque. Je ne veux pas que les hommes aient un sentiment de responsabilité personnelle. Les exécutions se dérouleront selon la méthode militaire, un point, c'est tout».
Je restai la matinée suivante à l'A OK: ils avaient saisi des caisses de documents lors de la prise de la ville, je devais avec un traducteur passer ces dossiers en revue, notamment ceux du NKVD, et décider lesquels faire livrer au Sonderkommando pour analyse prioritaire. Nous cherchions tout spécialement des listes de membres du Parti communiste, du NKVD ou d'autres organes: nombre de ces gens devaient être restés en ville, confondus avec la population civile, pour commettre des actes d'espionnage ou de sabotage, il était urgent de les identifier. Vers midi, je retournai à l'Académie pour consulter le Dr. Kehrig. Au rez-de-chaussée régnait une certaine agitation: des groupes d'hommes piétinaient dans les coins, chuchotant violemment. J'attrapai un Scharführer par la manche: «Que se passe-t-il?» – «Je ne sais pas, Herr Obersturmführer. Je crois qu'il y a un problème avec le Standartenführer». – «Où sont les officiers?» Il m'indiqua l'escalier qui menait vers nos quartiers. À l'étage, je croisai Kehrig, qui descendait en marmonnant: «N'importe quoi, c'est vraiment n'importe quoi». – «Que se passe-t-il?» lui demandai-je. Il me jeta un coup d'œil morne et lança: «Mais comment voulez-vous qu'on travaille dans des conditions pareilles?» Il continua son chemin. Je montai encore quelques marches et entendis un coup de feu, un bruit de verre brisé, des cris. Sur le palier, devant la porte ouverte de la chambre de Blobel, deux officiers de la Wehrmacht trépignaient en compagnie de Kurt Hans. «Que se passe-t-il?» demandai-je à Hans. Il m'indiqua la chambre avec un geste du menton, les mains croisées derrière le dos. J'entrai. Blobel, assis sur son lit, botté mais sans veste, agitait un pistolet; Callsen se dressait à côté de lui et essayait sans lui saisir le bras d'orienter le pistolet vers le mur; un carreau de la fenêtre avait sauté; au sol, je remarquai une bouteille de schnaps. Blobel était livide, il criait des mots incohérents en postillonnant. Hafner entra derrière moi: «Qu'est-ce qui se passe?» – «Je ne sais pas, on dirait que le Standartenführer fait une crise». – «Il pète les plombs, oui». Callsen se retourna: «Ah, Obersturmführer. Allez demander aux gens de la Wehrmacht de nous excuser et de revenir un peu plus tard, voulez-vous?» Je reculai et me cognai à Hans, qui s'était décidé à entrer. «August, va chercher un médecin», dit Callsen à Häfner. Blobel continuait à brailler: «C'est pas possible, c'est pas possible, ils sont malades, je vais les tuer». Les deux officiers de la Wehrmacht se tenaient en retrait dans le couloir, raides, blêmes. «Meine Herren»…, commençai-je. Hafner me bouscula et dévala les escaliers. Le Hauptmann couinait: «Votre Kommandant est devenu fou! Il voulait nous tirer dessus». Je ne savais pas quoi dire» Hans sortit derrière moi: «Meine Herren, nous vous demandons de nous excuser. Le Standartenführer est en pleine crise et nous avons fait appeler un médecin. Nous serons obligés de reprendre cet entretien plus tard». Dans la chambre, Blobel poussait un cri strident: «Je vais les tuer, ces ordures, laissez-moi». Le Hauptmann haussa les épaules: «Si c'est ça, les officiers supérieurs de la S S… On se passera de votre coopération». Il se tourna vers son collègue en écartant les bras: «Ce n'est pas possible, ils ont dû vider les asiles». Kurt Hans pâlit: «Meine Herren! L'honneur de la S S…» Lui aussi beuglait maintenant J'intervins enfin et lui coupai la parole. «Écoutez, je ne sais pas encore ce qui se passe, mais visiblement nous avons un problème d'ordre médical. Hans, inutile de s'emporter. Meine Herren, comme vous le disait mon collègue, il vaudrait peut-être mieux que vous nous excusiez pour le moment» Le Hauptmann me toisa: «Vous êtes le Dr. Aue, n'est-ce pas? Bon, allons-y», lança-t-il à son collègue. Dans l'escalier ils croisèrent Sperath, le médecin du Sonderkommando, qui montait avec Hafner: «C'est vous, le docteur?» – «Oui». – «Faites attention. Il pourrait vous tirer dessus aussi». Je m'écartai pour laisser passer Sperath et Hafner, puis les suivis dans la chambre. Blobel avait posé son pistolet sur la table de nuit et parlait d'une voix hachée à Callsen: «Mais vous comprenez bien que ce n'est pas possible de fusiller autant de Juifs. Il faudrait une charrue, une charrue, il faut les labourer dans le sol!» Callsen se tourna vers nous. «August. Occupe-toi du Standartenführer une minute, tu veux bien?» Il prit Sperath par le bras, le tira de côté et se mit à chuchoter avec animation. «Merde!» cria Hafner. Je me retournai, il se débattait avec Blobel qui essayait de saisir son pistolet «Herr Standartenführer, Herr Standartenführer, calmez-vous, je vous en prie», m'écriai-je. Callsen revint à ses côtés et se mit à lui parler calmement Sperath s'approcha aussi et lui prit le pouls. Blobel refit un geste en direction de son pistolet mais Callsen l'en détourna. Sperath lui parlait à son tour: «Écoutez, Paul, vous faites du surmenage. Je vais devoir vous faire une piqûre». – «Non! Pas de piqûre!» Le bras de Blobel, lancé en l'air, frappa Callsen au visage. Hafner avait ramassé la bouteille et me la montrait en haussant les épaules: elle était presque vide. Kurt Hans restait près de la porte et regardait sans rien dire. Blobel poussait des exclamations presque incohérentes: «C'est ces ordures de la Wehrmacht qu'il faut fusiller! Tous!» puis se remettait à marmotter. «August, Obersturmführer, venez m'aider», ordonna Callsen. À trois nous prîmes Blobel par les pieds et sous les bras et le couchâmes sur le lit. Il ne se débattit pas. Callsen roula sa veste en boule et la glissa sous sa tête; Sperath lui retroussait la manche et lui faisait une piqûre. Il paraissait déjà un peu calmé. Sperath entraîna Callsen et Hafner vers la porte pour un conciliabule et je restai au côté de Blobel. Ses yeux exorbités fixaient le plafond, un peu de salive moussait aux commissures de ses lèvres, il marmonnait encore: «Labourer, labourer les Juifs». Discrètement, je glissai le pistolet dans un tiroir: personne n'y avait songé. Blobel semblait s'être endormi. Callsen revint vers le lit: «On va l'emmener à Lublin». – «Comment ça, Lublin?» – «Il y a un hôpital là-bas, pour ce genre de cas», expliqua Sperath. – «Une maison de fous, quoi», poussa grossièrement Hafner. – «August, ta gueule», le rembarra Callsen. Von Radetzky apparut sur le pas de la porte: «Qu'est-ce que c'est que ce foutoir?» Kurt Hans prit la parole: «Le Generalfeldmarschall a donné un ordre et le Standartenführer était malade, il n'a pas supporté. Il voulait tirer sur des officiers de la Wehrmacht». – «Il avait déjà de la fièvre ce matin», ajouta Callsen. En quelques mots, il détailla la situation à von Radetzky, ainsi que la proposition de Sperath. «Bon, trancha von Radetzky, on va faire comme a dit le docteur. Je vais l'emmener moi-même». Il semblait un peu pâle. «Pour l'ordre du Generalfeldmarschall, vous avez commencé à vous organiser?» – «Non, on n'a rien fait», dit Kurt Hans. – «Bon. Callsen, occupez-vous donc des préparatifs. Hafner, vous viendrez avec moi». – «Pourquoi moi?» se rembrunit Hafner. – «Parce que, claqua von Radetzky avec agacement. Allez faire préparer l'Opel du Standartenführer. Prenez des bidons d'essence en plus, au cas où». Hafner insistait: «Janssen, il ne peut pas y aller, lui?» – «Non, Janssen va aider Callsen et Hans. Hauptsturmführer, dit-il à l'intention de Callsen, vous êtes d'accord?» Callsen hocha la tête pensivement: «Ce serait peut-être mieux que vous restiez et que je l'accompagne, Herr Sturmbannführer. Vous avez le commandement, maintenant». Von Radetzky secoua la tête: «Justement, je crois que ce serait mieux que ce soit moi qui l'accompagne». Callsen gardait un air dubitatif: «Vous êtes sûr que vous ne feriez pas mieux de rester?» – «Oui, oui. De toute façon, ne vous en faites pas: l'Obergruppenfuhrer Jeckeln arrive tout à l'heure avec son état-major. La plupart d'entre eux sont déjà là, j'en reviens. Il prendra les choses en main». – «Bon. Parce que moi, vous savez, une Aktion de cette ampleur…» Un fin sourire tordit les lèvres de von Radetzky: «Ne vous inquiétez pas. Allez voir l'Obergruppenführer, et assurez vos préparatifs: tout se passera bien, je vous le garantis».