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«Aidez-moi, dit le prêtre. Celui-ci est encore vivant» Il le souleva par les aisselles et je pris les pieds; je vis que c'était un homme jeune, à peine barbu. Sa tête retomba en arrière, un filet de sang coulait le long de ses papillotes et laissait une ligne de grosses gouttes brillantes sur les dalles. Mon cœur battait très fort: jamais je n'avais ainsi porté un mourant. Il fallait contourner l'église, le prêtre avançait à reculons, rouspétant en allemand: «D'abord les bolcheviques, maintenant les fous ukrainiens. Pourquoi votre armée ne fait-elle rien?» Au fond, une grande arche s'ouvrait sur une cour puis sur la porte de l'église. J'aidai le prêtre à porter le Juif dans le vestibule et à le déposer sur un banc. Il appela; deux autres hommes, sombres et barbus comme lui, mais en costume, émergèrent de la nef. Il leur adressa la parole dans une langue étrange, qui ne ressemblait en rien à de l'ukrainien, du russe ou du polonais. Les trois ressortirent ensemble dans la cour d'entrée; l'un d'eux prit vers l'arrière par une allée tandis que les deux autres retournaient en direction des Juifs. «Je l'ai envoyé chercher un médecin», dit le prêtre.

– «Qu'est-ce que c'est, ici?» lui demandai-je. Il s'arrêta et me fixa: «C'est la cathédrale arménienne». – «Il y a donc des Arméniens à Lemberg?» fis-je avec étonnement. Il haussa les épaules: «Depuis bien plus longtemps que des Allemands ou des Autrichiens». Lui et son ami entreprirent de porter un autre Juif qui gémissait doucement. Le sang des Juifs coulait lentement le long des dalles de la cour inclinée, vers la colonnade. Sous les arches, j'apercevais des pierres tombales maçonnées dans le mur ou au sol, couvertes d'inscriptions en glyphes mystérieux, de l'arménien sans doute. Je me rapprochai: le sang emplissait les caractères taillés des pierres scellées à plat. Je me détournai vivement. Je me sentais oppressé, désemparé; j'allumai une cigarette. Il faisait frais sous la colonnade. Dans la cour, le soleil brillait sur les flaques de sang frais et les dalles en calcaire, sur les corps lourds des Juifs, sur leurs costumes de drap grossier, noir ou brun, imbibé de sang. Des mouches bourdonnaient autour de leurs têtes et se posaient sur les blessures. Le prêtre revint se poster auprès d'eux. «Et les morts? me lança-t-il. On ne peut pas les laisser là». Mais je n'avais aucune intention de l'aider; l'idée de toucher un de ces corps inertes me répugnait. Je me dirigeai vers le portail en les contournant et sortis dans la rue. Elle était vide, je pris au hasard vers la gauche. Un peu plus loin, la rue finissait en cul-de-sac; mais sur la droite je débouchai sur une place dominée par une imposante église baroque, aux ornements rococo, dotée d'un haut portail à colonnes et coiffée d'un dôme de cuivre. Je gravis les marches et entrai. La vaste voûte de la nef, là-haut, reposait légèrement sur de fines colonnes torsadées, la lumière du jour tombait à flots par les vitraux, chatoyait sur les sculptures en bois dorées à la feuille; les bancs sombres et polis s'alignaient jusqu'au fond, vides. Sur le côté d'un petit hall passé à la chaux, je remarquai une porte basse, en bois ancien serti de ferrures: je la poussai; quelques marches de pierre menaient à un couloir large et bas, éelairé par des croisées. Des étagères vitrées occupaient le mur opposé, emplies d'objets de culte; certains me paraissaient anciens, merveilleusement ouvragés. À ma surprise une des vitrines exhibait des objets juifs: des rouleaux en hébreu, des ehâles de prière, de vieilles gravures montrant les Juifs à la synagogue. Des livres en hébreu portaient des mentions d'imprimeur en allemand: Lwow, 1884; Lublin, 1853, bei Schmuel Bereitstem. J'entendis des pas et levai la tête: un moine tonsuré se dirigeait vers moi. Il portait l'habit blanc des Dominicains. Arrivé à ma hauteur il s'arrêta: «Bonjour, fit-il en allemand. Puis-je vous aider?» – «Qu'est-ce que c'est, ici?» – «Vous êtes dans un monastère». J'indiquai les étagères: «Non, je veux dire tout ceci». – «Là? C'est notre musée des religions. Tous les objets proviennent de la région. Regardez, si vous voulez. Normalement, nous demandons une petite donation, mais aujourd'hui c'est gratuit». Il continua son chemin et disparut silencieusement par la porte ferrée. Plus loin, là où il avait apparu, le couloir tournait à angle droit; je me trouvais dans un cloître, ceint par un petit muret, et fermé par des fenêtres scellées entre les colonnes. Une longue vitrine basse attira mon attention. Un petit projecteur, accroché au mur, éclairait l'intérieur, je me penchai: deux squelettes gisaient enlacés, à moitié dégagés d'une couche de terre sèche. Le plus grand, l'homme sans doute, malgré de larges boucles d'oreilles en cuivre posées contre son crâne, était couché sur le dos; l'autre, visiblement une femme, se recroquevillait sur le flanc, blottie dans ses bras, les deux jambes passées par-dessus une des siennes. C'était magnifique, je n'avais jamais rien vu de tel. Je tentai en vain de déchiffrer l'étiquette. Depuis combien de siècles reposaient-ils ainsi, enlacés l'un à l'autre? Ces corps devaient être très anciens, ils remontaient sans doute aux temps les plus reculés; certainement, la femme avait été sacrifiée et couchée dans la tombe avec son chef mort; cela, je le savais, avait existé aux époques primitives. Mais un tel raisonnement n'y faisait rien; malgré tout, c'était la position du repos après l'amour, éperdue, bouleversante de tendresse. Je songeai à ma sœur et ma gorge se serra: elle, elle aurait pleuré en voyant cela. Je ressortis du monastère sans rencontrer personne; dehors, je pris tout droit, vers l'autre extrémité de la place. Au-delà s'ouvrait une autre vaste place, avec au centre une large bâtisse accolée à une tour, entourée de quelques arbres. Des maisons étroites se serraient autour de cette place, fabuleusement décorées, chacune dans un style différent. Derrière le bâtiment central grossissait une foule animée. Je l'évitai et pris sur la gauche, puis contournai une grande cathédrale, sous une croix de pierre amoureusement tenue dans les bras d'un ange, flanquée d'un Moïse langoureux avec ses Tables et d'un saint pensif, vêtu de loques, et dressée sur un crâne et des tibias croisés, presque le même emblème que celui cousu à mon calot. Derrière, dans une petite ruelle, on avait sorti quelques tables et des chaises. J'avais chaud, j'étais fatigué, le troquet paraissait vide, je m'assis. Une fille sortit et m'adressa la parole en ukrainien. «Avez-vous de la bière? Bière?» fis-je en allemand. Elle secoua la tête: «Pivo nye tu». Ça, je comprenais. «Du café? Kava?» – «Da». – «Voda?» – «Da». Elle rentra dans la salle puis revint avec un verre d'eau que je bus d'une traite. Puis elle m'apporta un café. Il était déjà sucré et je ne le bus pas. J'allumai une cigarette. La fille réapparut et vit le café: «Café? Pas bon?» demanda-t- elle en petit allemand. – «Sucre. Niet!» – «Ah». Elle sourit, emporta le café puis m'en rapporta un autre. Il était fort, sans sucre, je le bus en fumant À ma droite, au pied de la cathédrale, une chapelle couverte de bas-reliefs, arrangés en bandeaux noirs, me cachait la place principale. Un homme en uniforme allemand la contournait en détaillant l'enchevêtrement des sculptures. Il me remarqua et se dirigea vers moi; j'aperçus ses épaulettes, me levai rapidement et le saluai. Il me rendit mon salut: «Bonjour! Vous êtes donc allemand?» – «Oui, Herr Hauptmann». Il sortit un mouchoir et s'épongea le front. «Ah, tant mieux. Vous permettez que je m'assoie?» – «Bien entendu, Herr Hauptmann». La fille resurgit. «Vous préférez votre café avec ou sans sucre? C'est tout ce qu'ils ont». – «Avec, s'il vous plaît». Je fis comprendre à la fille de nous apporter encore deux cafés avec le sucre à côté. Puis je me rassis avec le Hauptmann. Il me tendit la main: «Hans Koch. Je suis avec l'Abwehr». Je me présentai à mon tour. «Ah, vous êtes du SD? C'est vrai, je n'avais pas remarqué votre écusson. Tant mieux, tant mieux». Ce Hauptmann présentait un aspect doucement sympathique: il devait avoir dépassé la cinquantaine, portait des lunettes rondes et bedonnait un peu. Il parlait avec un accent du Sud, pas tout à fait celui de Vienne. «Vous êtes autrichien, je pense, Herr Hauptmann?» – «Oui, de Styrie. Et vous?» – «Mon père est de Poméranie, à l'origine. Mais je suis né en Alsace. Puis on a habité ici et là.» – «Bien sûr, bien sûr. Vous vous promenez?» – «En quelque sorte, oui.» Il hocha la tête: «Moi, je suis ici pour une réunion. Là-bas, à côté, tout à l'heure,» – «Une réunion, Herr Hauptmann?» – «Voyez-vous, quand ils nous ont invités, ils nous ont expliqué que ce serait une réunion culturelle, mais moi je pense que ça va être une réunion politique». Il se pencha vers moi comme pour me faire une confidence: «On m'a désigné parce que je suis censé être un expert des questions nationales ukrainiennes». – «Et vous l'êtes?» Il se rejeta en arrière: «Pas du tout! Je suis professeur de théologie. Je connais un peu la question uniate, mais c'est tout. Ils m'ont sans doute nommé parce que j'ai servi dans l'armée impériale, j'étais Leutnant durant la Grande Guerre, voyez-vous, ils ont dû se dire que je connaissais la question nationale; mais j'étais sur le front italien, à l'époque, et en plus dans l'intendance. C'est vrai que j'avais des collègues croates»… – «Vous parlez l'ukrainien?» – «Pas un fichu mot. Mais j'ai un traducteur avec moi. Il est en train de boire avec les types de l'OUN, sur la place». – «L'OUN?» – «Oui. Vous ne savez pas qu'ils ont pris le pouvoir, ce matin? Enfin, ils ont pris la radio.