Thomas, en permission, me confirma ce diagnostic: «Je t'ai dit que tu avais fait une connerie. Tous ceux qui comptent sont en Pologne». Pour le moment, ajouta-t-il, il ne pouvait pas grand-chose pour moi. Schellenberg était la star du jour, le protégé de Heydrich, et Schellenberg ne m'aimait pas, il me trouvait coincé. Quant à Ohlendorf, mon autre appui, il avait assez de mal avec sa propre position pour pouvoir songer à moi. Peut-être devrais-je aller voir les anciens directeurs de mon père. Mais tout le monde était un peu occupé.
En fin de compte, ce fut Thomas qui fit redémarrer les choses pour moi. Après la Pologne, il était parti pour la Yougoslavie et la Grèce, d'où il revint Hauptsturmführer, plusieurs fois décoré. Il ne portait plus que l'uniforme, aussi élégamment taillé qu'autrefois ses costumes. En mai 1941, il m'invita à dîner chez Horcher, un restaurant fameux dans la Lutherstrasse. «C'est moi qui régale», déclara-t-il en riant à pleines dents. Il commanda du Champagne et nous bûmes à la victoire: «Sieg Heil!» Victoires passées, et à venir, ajouta-t-il; est-ce que j'étais au courant pour la Russie? «J'ai entendu des rumeurs, reconnus-je, mais c'est tout». Il sourit: «On attaque. Le mois prochain». II fit une pause pour donner tout son effet à la nouvelle. «Mon Dieu», laissai-je enfin échapper. – «Il n'y a pas de Dieu. Il n'y a qu'Adolf Hitler, notre Führer, et la puissance invincible du Reich allemand. Nous sommes en train d'amasser la plus vaste armée de l'histoire de l'humanité. Nous les écraserons en quelques semaines». Nous bûmes. «Écoute, dit-il enfin. Der Chef est en train de former plusieurs Einsatzgruppen pour accompagner les troupes d'assaut de la Wehrmacht. Des unités spéciales, comme en Pologne. J'ai des raisons de croire qu'il accueillerait positivement tout jeune officier S S de talent qui se porterait volontaire pour cette Einsatz». – «J'ai déjà essayé de me porter volontaire. Pour la France. On m'a refusé». – «On ne te refusera pas cette fois». – «Et toi, tu y vas?» Il fit osciller légèrement le Champagne dans sa coupe. «Bien sûr. J'ai été affecté à un des Gruppenstäbe. Chaque groupe dirigera plusieurs Kommandos. Je suis certain qu'on pourra te caser dans un des Kommandostäbe». – «Et ces groupes serviront à quoi, au juste?» Il sourit: «Je te l'ai dit: des actions spéciales. Du travail de SP et de SD, la sécurité des troupes à l'arrière des lignes, du renseignement, des choses comme ça. Garder un œil sur les militaires, aussi. Ils ont été un peu difficiles, en Pologne, un peu vieux jeu, on ne voudrait pas que ça se reproduise. Tu veux y réfléchir?» Que je n'aie même pas hésité, cela peut-il vous étonner? Ce que Thomas me proposait ne pouvait que me sembler raisonnable, voire excitant. Mettez-vous à ma place. Quel homme sain d'esprit aurait jamais pu s'imaginer qu'on sélectionnerait des juristes pour assassiner des gens sans procès? Mes idées étaient claires et franches et je réfléchis à peine avant de répondre: «Pas la peine. Je m'ennuie à mourir, à Berlin. Si tu peux me faire entrer, je pars». Il souriait à nouveau: «J'ai toujours dit que tu étais un type bien, qu'on pouvait compter sur toi. Tu verras, on va s'amuser». Je ris de plaisir et nous bûmes encore du vin de Champagne. C'est ainsi que le Diable élargit son domaine, pas autrement Cela, ce n'est pas encore à Lemberg que je pouvais le savoir. Le soir tombait lorsque Thomas vint me tirer de ma rêverie. On entendait encore des coups de feu isolés, du côté du boulevard, mais ça s'était largement calmé. «Tu viens? Ou tu restes là à bayer aux corneilles?» – «C'est quoi, l'Aktion Petlioura?» lui demandai-je. – «C'est ce que tu as vu dans la rue. Où est-ce que tu as entendu parler de ça?» Je ne fis pas attention à sa question: «C'est vraiment vous qui avez lancé ce pogrome?» – «On n'a pas cherché à l'empêcher, disons. On a fait quelques placards. Mais je ne pense pas que les Ukrainiens avaient besoin de nous pour commencer. Tu n'as pas vu les affiches de l'O UN? Vous avez accueilli Staline avec des fleurs, nous offrirons vos têtes à Hitler en guise de bienvenue. Ça, ils l'ont trouvé tout seuls». – «Je vois. On y va à pied?» – «C'est tout près». Le restaurant se trouvait dans une ruelle, derrière le grand boulevard. La porte était fermée; lorsque Thomas frappa, elle s'entrebâilla, puis s'ouvrit toute grande sur un intérieur sombre, éclairé à la bougie. «Pour Allemands uniquement», sourit Thomas. «Ah, professeur, bonsoir». Les officiers de l'Abwehr étaient déjà là; à part eux, il n'y avait personne. Je reconnus tout de suite le plus large des deux, celui que Thomas avait salué, un homme distingué et encore jeune dont les petits yeux bruns pétillaient au milieu d'un grand visage ovale, dégagé, lunaire. Il portait ses cheveux clairs un peu trop longs et remontés sur le côté en une huppe pomponnée fort peu militaire. Je lui serrai la main à mon tour: «Professeur Oberländer. C'est un plaisir de vous revoir». Il me dévisagea: «Nous nous connaissons?» – «Nous avons été présentés il y a quelques années, après une de vos conférences à l'université de Berlin. Par le Dr. Reinhard Höhn, mon professeur». – «Ah, vous étiez un étudiant de Höhn! Merveilleux». – «Mon ami le Dr. Aue est une des étoiles montantes du SD», glissa malicieusement Thomas. – «Si c'est un élève de Höhn, ça ne m'étonne pas. On dirait parfois que tout le SD est passé entre ses mains». Il se tourna vers son collègue: «Mais je ne vous ai pas encore présenté le Hauptmann Weber, mon adjoint». Les deux, je notai, arboraient cet écusson frappé d'un rossignol que j'avais remarqué l'après-midi au bras de certains soldats. «Excusez mon ignorance, demandai-je tandis que nous nous installions, mais quel est cet insigne?» – «C'est l'emblème du "Nachtigall", répondit Weber, un bataillon spécial de l'Abwehr, recruté parmi les nationalistes ukrainiens de la Galicie occidentale». – «Le professeur Oberländer commande le "Nachtigall". Nous sommes donc concurrents», intervint Thomas. – «Vous exagérez, Hauptsturmführer». – «Pas tant que ça. Vous avez amené Bandera dans vos bagages, nous Melnyk et le comité de Berlin». La discussion se fit tout de suite vive. On nous servit du vin. «Bandera peut nous être utile», affirmait Oberländer. – «En quoi? rétorqua Thomas. Ses types sont déchaînés, ils lancent des proclamations dans tous les sens, sans consulter personne». Il leva les bras: «"L'indépendance! C'est du joli». – «Vous pensez que Melnyk ferait mieux?» – «Melnyk est un homme raisonnable. Il cherche une aide européenne, pas la terreur. C'est un homme politique, il est prêt à travailler avec nous sur le long terme, et cela nous laisse plus d'options». – «Peut-être, mais la rue ne l'écoute pas». – «Des enragés! S'ils ne se calment pas, on les matera». Nous buvions. Le vin était bon, un peu râpeux mais riche. «D'où vient-il?» demanda Weber en donnant de l'ongle contre son verre. – «Ça? Transcarpathie, je pense», répondit Thomas. -