«Vous savez, reprit Oberländer sans en démordre, l'OUN résiste aux Soviétiques depuis deux ans, avec succès. Ce ne serait pas si facile de les éliminer. Il vaut mieux essayer de les récupérer et de canaliser leur énergie. Bandera, au moins, ils l'écouteront. Il a vu Stetsko aujourd'hui et ça s'est très bien passé». – «Qui est Stetsko?» demandai-je. Thomas répondit, d'un ton ironique: «Jaroslav Stetsko est le nouveau Premier ministre d'une prétendue Ukraine indépendante que nous n'avons pas autorisée». – «Si nous jouons correctement nos cartes, continuait Oberländer, ils rabattront vite leurs prétentions». Thomas réagit vivement: «Qui? Bandera? Terroriste il est et terroriste il restera. Il a l'âme d'un terroriste. C'est bien pour ça que tous ces excités l'adorent, d'ailleurs». Il se tourna vers moi: «Tu sais où l'Abwehr est allé le pêcher, Bandera? En prison!» – «À Varsovie, précisa en souriant Oberländer. Il y purgeait en effet une peine pour avoir assassiné un ministre polonais, en 1934. Mais je ne vois pas de mal à ça». Thomas se retourna vers lui: «Je dis simplement qu'il est incontrôlable. Vous verrez. C'est un fanatique, il rêve d'une Grande Ukraine des Carpates au Don. Il se prend pour la réincarnation de Dimitri Donskoï. Melnyk au moins est un réaliste. Et il a aussi beaucoup de soutien. Tous les militants historiques se réclament de lui». – «Oui, mais justement, pas les jeunes. Et puis reconnaissez que sur la question juive il n'est pas très motivé». Thomas haussa les épaules: «Ça, on peut s'en occuper sans lui. De toute façon, historiquement, l'OUN n'a jamais été antisémite. Ce n'est que grâce à Staline qu'ils ont un peu évolué dans ce sens-là». – «C'est peut-être vrai, reconnut doucement Weber. Mais il y a quand même un fond, dans le lien intime entre les Juifs et les propriétaires polonais». Les plats arrivaient: du canard rôti fourré aux pommes, avec de la purée et des betteraves braisées. Thomas nous servit. «C'est fameux», commenta Weber. – «Oui, excellent», approuva Oberländer. «C'est une spécialité de la région?» -
«Oui, expliqua Thomas entre deux bouchées. Le canard est préparé avec de la marjolaine et de l'ail. Normalement, c'est servi avec une soupe au sang de canard en entrée, mais aujourd'hui ils n'ont pas pu». – «Excusez- moi, intervins-je. Vos "Nachtigall", dans tout ça, ils se positionnent comment?» Oberländer acheva de mâcher et s'essuya les lèvres avant de répondre: «Eux, c'est encore autre chose. C'est l'esprit ruthène, si vous voulez. Idéologiquement – et même personnellement pour les plus vieux d'entre eux – ils descendent d'une formation nationale de la vieille armée impériale qui s'appelait les "Ukrainski Sichovi Striltsi", Les Fusiliers ukrainiens du Sich, on pourrait traduire, une référence cosaque. Après la guerre, ils sont restés ici et beaucoup d'entre eux se sont battus sous Petlioura contre les Rouges, et un peu contre nous, aussi, en 1918. Les OUN ne les aiment pas trop. Ce sont d'une certaine manière plutôt des autonomistes que des indépendantistes». – «Comme les Boulbo vitsi, d'ailleurs», ajouta Weber. Il me regarda. «Ils n'ont pas encore pointé leur nez, à Lutsk?» – «Pas à ma connaissance. Ce sont encore des Ukrainiens?» – «Des Volhyniens, précisa Oberländer. Un groupe d'autodéfense qui a débuté contre les Polonais. Depuis 39 ils se battent contre les Soviétiques, et ça pourrait être intéressant pour nous de s'entendre avec eux. Mais je crois qu'ils se tiennent plutôt du côté de Rovno, et puis au-dessus, dans les marécages du Pripet». Tout le monde s'était remis à manger. «Ce que je ne comprends pas, reprit enfin Oberländer en dirigeant sa fourchette vers nous, c'est pourquoi les bolcheviques ont réprimé les Polonais mais pas les Juifs. Comme le disait Weber, ils ont quand même toujours été associés». – «Je pense que la réponse est évidente, dit Thomas. Le pouvoir stalinien est de toute manière dominé par les Juifs. Quand les bolcheviques ont occupé la région, ils ont pris la place des pan polonais, mais en maintenant la même configuration, c'est-à-dire en continuant à s'appuyer sur les Juifs pour exploiter la paysannerie ukrainienne. D'où la légitime colère du peuple, comme nous avons pu le constater aujourd'hui». Weber hoqueta dans son verre; Oberländer gloussa sèchement «La légitime colère du peuple. Comme vous y allez, Hauptsturmführer». Il s'était renfoncé dans sa chaise et tapotait le bord de la table avec son couteau. «C'est bon pour les badauds, ça. Pour nos alliés, pour les Américains peut-être. Mais vous savez aussi bien que moi comment cette juste colère s'organise». Thomas souriait aimablement: «Au moins, professeur, cela a le mérite d'impliquer la population psychologiquement. Après, ils ne pourront qu'applaudir l'introduction de nos mesures». – «C'est vrai, il faut le reconnaître,» La serveuse débarrassait. «Café?» s'enquit Thomas. – «Volontiers. Mais rapidement, nous avons encore du travail ce soir». Thomas offrit des cigarettes tandis qu'on apportait le café, «Quoi qu'il en soit, commenta Oberländer en se penchant vers le briquet tendu de Thomas, je serais très curieux de passer le Sbrutch». – «Et pourquoi cela?» demanda Thomas en allumant la cigarette de Weber. – «Vous avez lu mon livre? Sur la surpopulation rurale en Pologne,» – «Malheureusement, non, je suis désolé». Oberländer se tourna vers moi: «Mais vous, avec Höhn, j'imagine que oui». – «Bien entendu». – «Bon. Eh bien, si mes théories sont correctes, je crois qu'une fois que nous serons arrivés en Ukraine proprement dite nous y trouverons une paysannerie riche». – «Comment cela?» demanda Thomas. – «Grâce précisément à la politique de Staline, En une douzaine d'années, vingt-cinq millions de fermes familiales sont devenues deux cent cinquante mille exploitations agricoles à grande échelle. La dékoulakisation, d'après moi, et surtout la famine planifiée de 1932, représentaient des tentatives de trouver le point d'équilibre entre l'espace disponible pour l'extraction des ressources comestibles et la population consommatrice. J'ai des raisons de croire qu'ils ont réussi». – «Et s'ils ont échoué?» – «Alors ce sera à nous de réussir». Weber lui fit un signe et il termina son café. «Meine Herren, dit-il en se levant et en claquant des talons, merci pour la soirée. Combien doit-on?» – «Laissez, fit Thomas en se levant à son tour, c'est un plaisir». – «À charge de revanche, alors». – «Volontiers. À Kiev ou à Moscou?» Tout le monde rit et se serra la main. «Mes salutations au Dr. Rasch, dit Oberländer. Nous nous voyions souvent, à Königsberg. J'espère qu'il aura le temps de se joindre à nous, un de ces soirs». Les deux hommes sortirent et Thomas se rassit: «Tu prends un cognac? C'est le groupe qui régale». – «Avec plaisir». Thomas commanda. «Tu parles bien l'ukrainien, dis-moi», lui fis-je remarquer. – «Oh. En Pologne, j'avais appris un peu de polonais, c'est presque la même chose». Les cognacs arrivaient et nous trinquâmes. «Qu'est-ce qu'il insinuait, dis-moi, au sujet du pogrome?» Thomas mit un moment avant de répondre. Enfin il se décida: «Mais, précisa-t-il, tu gardes ça pour toi. Tu sais qu'en Pologne on a eu pas mal de problèmes avec les militaires. Notamment au sujet de nos méthodes spéciales. Ces messieurs avaient des objections d'ordre moral. Ils s'imaginaient qu'on peut faire une omelette sans casser d'œufs. Cette fois, on a pris des mesures pour éviter les malentendus: der Chef et Schellenberg ont négocié des accords précis avec la Wehrmacht, on vous a expliqué ça, à Pretzsch». Je fis signe que oui et il continua: «Mais quand même, on voudrait éviter qu'ils ne changent d'avis. Et pour ça, les pogromes ont un grand avantage: ça montre à la Wehrmacht que si la S S et la Sicherheitspolizei ont les mains liées, ça va être le chaos dans leur zone arrière. Et s'il y a bien une chose qui répugne encore plus à un militaire que le déshonneur, comme ils disent, c'est bien le désordre. Encore trois jours comme ça et ils viendront nous supplier de faire notre travaiclass="underline" propre, discret, efficace, pas de fracas.» – «Et Oberländer se doute de tout ça». – «Oh, lui, ça ne le dérange pas du tout. Il veut simplement être certain qu'on le laissera mener ses petites intrigues politiques. Mais, ajouta-t-il en souriant, lui aussi on le contrôlera en temps voulu». Un garçon étrange, quand même, songeai-je en me couchant. Son cynisme parfois me heurtait, même si je le trouvais souvent rafraîchissant; en même temps, je savais que je ne pouvais pas juger son comportement d'après ses paroles. Je lui faisais entièrement confiance: au SD, il m'avait toujours loyalement aidé, sans que je le lui demande et même alors que je ne pouvais visiblement lui être d'aucune utilité en retour. Je lui avais une fois posé la question ouvertement et il avait éclaté de rire: «Qu'est-ce que tu veux que je te dise? Que je te garde en réserve pour un plan à long terme? Je t'aime bien, c'est tout». Ces paroles m'avaient touché au fond du cœur et il s'était empressé d'ajouter: «De toute façon, dégourdi comme tu l'es, je suis au moins certain que tu ne pourras jamais me menacer. C'est déjà ça». Il avait joué un rôle dans mon entrée au SD, c'est d'ailleurs comme ça que je l'avais rencontré; il est vrai que cela s'est passé dans des circonstances assez particulières, mais on n'a pas toujours le choix. Je faisais depuis quelques années déjà partie du réseau des Vertrauensmänner du SD, ces agents confidentiels employés dans toutes les sphères de la vie allemande, l'industrie, l'agriculture, la bureaucratie, l'Université. En arrivant à Kiel, en 1934, j'avais des ressources limitées, et sur le conseil d'un des anciens directeurs de mon père, le Dr. Mandelbrod, j'avais postulé à la S S, ce qui me permettait d'éviter les frais d'inscription à l'Université; avec son soutien, j'avais été rapidement accepté. Deux ans plus tard, j'avais assisté à une extraordinaire conférence d'Otto Ohlendorf sur les déviations du national-socialisme; après, je lui avais été présenté par le Dr. Jessen, mon professeur d'économie, qui avait aussi été le sien quelques années plus tôt. Ohlendorf, il s'avéra, avait déjà entendu parler de moi par le Dr. Mandelbrod, avec qui il était en relation; il me vanta assez ouvertement le Sicherheitsdienst, et me recruta sur place comme V-Mann. Le travail était simple: je devais envoyer des rapports, sur ce qui se disait, sur les rumeurs, les blagues, les réactions des gens aux avancées du national-socialisme. À Berlin, m'avait expliqué Ohlendorf, les rapports des milliers de V-Männer étaient compilés, puis le SD distribuait une synthèse aux différentes instances du Parti, afin de leur permettre de juger des sentiments du Volk et de formuler leur politique en fonction. Cela remplaçait en quelque sorte les élections; Ohlendorf était un des créateurs de ce système, dont il se montrait visiblement fier. Au début, je trouvais cela excitant, le discours d'Ohlendorf m'avait fortement impressionné et j'étais heureux de pouvoir ainsi participer de manière concrète à l'édification du