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t des autonomistes que des indépendantistes». – «Comme les Boulbo vitsi, d'ailleurs», ajouta Weber. Il me regarda. «Ils n'ont pas encore pointé leur nez, à Lutsk?» – «Pas à ma connaissance. Ce sont encore des Ukrainiens?» – «Des Volhyniens, précisa Oberländer. Un groupe d'autodéfense qui a débuté contre les Polonais. Depuis 39 ils se battent contre les Soviétiques, et ça pourrait être intéressant pour nous de s'entendre avec eux. Mais je crois qu'ils se tiennent plutôt du côté de Rovno, et puis au-dessus, dans les marécages du Pripet». Tout le monde s'était remis à manger. «Ce que je ne comprends pas, reprit enfin Oberländer en dirigeant sa fourchette vers nous, c'est pourquoi les bolcheviques ont réprimé les Polonais mais pas les Juifs. Comme le disait Weber, ils ont quand même toujours été associés». – «Je pense que la réponse est évidente, dit Thomas. Le pouvoir stalinien est de toute manière dominé par les Juifs. Quand les bolcheviques ont occupé la région, ils ont pris la place des pan polonais, mais en maintenant la même configuration, c'est-à-dire en continuant à s'appuyer sur les Juifs pour exploiter la paysannerie ukrainienne. D'où la légitime colère du peuple, comme nous avons pu le constater aujourd'hui». Weber hoqueta dans son verre; Oberländer gloussa sèchement «La légitime colère du peuple. Comme vous y allez, Hauptsturmführer». Il s'était renfoncé dans sa chaise et tapotait le bord de la table avec son couteau. «C'est bon pour les badauds, ça. Pour nos alliés, pour les Américains peut-être. Mais vous savez aussi bien que moi comment cette juste colère s'organise». Thomas souriait aimablement: «Au moins, professeur, cela a le mérite d'impliquer la population psychologiquement. Après, ils ne pourront qu'applaudir l'introduction de nos mesures». – «C'est vrai, il faut le reconnaître,» La serveuse débarrassait. «Café?» s'enquit Thomas. – «Volontiers. Mais rapidement, nous avons encore du travail ce soir». Thomas offrit des cigarettes tandis qu'on apportait le café, «Quoi qu'il en soit, commenta Oberländer en se penchant vers le briquet tendu de Thomas, je serais très curieux de passer le Sbrutch». – «Et pourquoi cela?» demanda Thomas en allumant la cigarette de Weber. – «Vous avez lu mon livre? Sur la surpopulation rurale en Pologne,» – «Malheureusement, non, je suis désolé». Oberländer se tourna vers moi: «Mais vous, avec Höhn, j'imagine que oui». – «Bien entendu». – «Bon. Eh bien, si mes théories sont correctes, je crois qu'une fois que nous serons arrivés en Ukraine proprement dite nous y trouverons une paysannerie riche». – «Comment cela?» demanda Thomas. – «Grâce précisément à la politique de Staline, En une douzaine d'années, vingt-cinq millions de fermes familiales sont devenues deux cent cinquante mille exploitations agricoles à grande échelle. La dékoulakisation, d'après moi, et surtout la famine planifiée de 1932, représentaient des tentatives de trouver le point d'équilibre entre l'espace disponible pour l'extraction des ressources comestibles et la population consommatrice. J'ai des raisons de croire qu'ils ont réussi». – «Et s'ils ont échoué?» – «Alors ce sera à nous de réussir». Weber lui fit un signe et il termina son café. «Meine Herren, dit-il en se levant et en claquant des talons, merci pour la soirée. Combien doit-on?» – «Laissez, fit Thomas en se levant à son tour, c'est un plaisir». – «À charge de revanche, alors». – «Volontiers. À Kiev ou à Moscou?» Tout le monde rit et se serra la main. «Mes salutations au Dr. Rasch, dit Oberländer. Nous nous voyions souvent, à Königsberg. J'espère qu'il aura le temps de se joindre à nous, un de ces soirs». Les deux hommes sortirent et Thomas se rassit: «Tu prends un cognac? C'est le groupe qui régale». – «Avec plaisir». Thomas commanda. «Tu parles bien l'ukrainien, dis-moi», lui fis-je remarquer. – «Oh. En Pologne, j'avais appris un peu de polonais, c'est presque la même chose». Les cognacs arrivaient et nous trinquâmes. «Qu'est-ce qu'il insinuait, dis-moi, au sujet du pogrome?» Thomas mit un moment avant de répondre. Enfin il se décida: «Mais, précisa-t-il, tu gardes ça pour toi. Tu sais qu'en Pologne on a eu pas mal de problèmes avec les militaires. Notamment au sujet de nos méthodes spéciales. Ces messieurs avaient des objections d'ordre moral. Ils s'imaginaient qu'on peut faire une omelette sans casser d'œufs. Cette fois, on a pris des mesures pour éviter les malentendus: der Chef et Schellenberg ont négocié des accords précis avec la Wehrmacht, on vous a expliqué ça, à Pretzsch». Je fis signe que oui et il continua: «Mais quand même, on voudrait éviter qu'ils ne changent d'avis. Et pour ça, les pogromes ont un grand avantage: ça montre à la Wehrmacht que si la S S et la Sicherheitspolizei ont les mains liées, ça va être le chaos dans leur zone arrière. Et s'il y a bien une chose qui répugne encore plus à un militaire que le déshonneur, comme ils disent, c'est bien le désordre. Encore trois jours comme ça et ils viendront nous supplier de faire notre travaiclass="underline" propre, discret, efficace, pas de fracas.» – «Et Oberländer se doute de tout ça». – «Oh, lui, ça ne le dérange pas du tout. Il veut simplement être certain qu'on le laissera mener ses petites intrigues politiques. Mais, ajouta-t-il en souriant, lui aussi on le contrôlera en temps voulu». Un garçon étrange, quand même, songeai-je en me couchant. Son cynisme parfois me heurtait, même si je le trouvais souvent rafraîchissant; en même temps, je savais que je ne pouvais pas juger son comportement d'après ses paroles. Je lui faisais entièrement confiance: au SD, il m'avait toujours loyalement aidé, sans que je le lui demande et même alors que je ne pouvais visiblement lui être d'aucune utilité en retour. Je lui avais une fois posé la question ouvertement et il avait éclaté de rire: «Qu'est-ce que tu veux que je te dise? Que je te garde en réserve pour un plan à long terme? Je t'aime bien, c'est tout». Ces paroles m'avaient touché au fond du cœur et il s'était empressé d'ajouter: «De toute façon, dégourdi comme tu l'es, je suis au moins certain que tu ne pourras jamais me menacer. C'est déjà ça». Il avait joué un rôle dans mon entrée au SD, c'est d'ailleurs comme ça que je l'avais rencontré; il est vrai que cela s'est passé dans des circonstances assez particulières, mais on n'a pas toujours le choix. Je faisais depuis quelques années déjà partie du réseau des Vertrauensmänner du SD, ces agents confidentiels employés dans toutes les sphères de la vie allemande, l'industrie, l'agriculture, la bureaucratie, l'Université. En arrivant à Kiel, en 1934, j'avais des ressources limitées, et sur le conseil d'un des anciens directeurs de mon père, le Dr. Mandelbrod, j'avais postulé à la S S, ce qui me permettait d'éviter les frais d'inscription à l'Université; avec son soutien, j'avais été rapidement accepté. Deux ans plus tard, j'avais assisté à une extraordinaire conférence d'Otto Ohlendorf sur les déviations du national-socialisme; après, je lui avais été présenté par le Dr. Jessen, mon professeur d'économie, qui avait aussi été le sien quelques années plus tôt. Ohlendorf, il s'avéra, avait déjà entendu parler de moi par le Dr. Mandelbrod, avec qui il était en relation; il me vanta assez ouvertement le Sicherheitsdienst, et me recruta sur place comme V-Mann. Le travail était simple: je devais envoyer des rapports, sur ce qui se disait, sur les rumeurs, les blagues, les réactions des gens aux avancées du national-socialisme. À Berlin, m'avait expliqué Ohlendorf, les rapports des milliers de V-Männer étaient compilés, puis le SD distribuait une synthèse aux différentes instances du Parti, afin de leur permettre de juger des sentiments du Volk et de formuler leur politique en fonction. Cela remplaçait en quelque sorte les élections; Ohlendorf était un des créateurs de ce système, dont il se montrait visiblement fier. Au début, je trouvais cela excitant, le discours d'Ohlendorf m'avait fortement impressionné et j'étais heureux de pouvoir ainsi participer de manière concrète à l'édification du national-socialisme. Mais à Berlin, Höhn, mon professeur, me découragea subtilement. Au SD, il avait été le parrain d'Ohlendorf comme de tant d'autres; mais depuis il s'était brouillé avec le Reichsführer et avait quitté le service. Il réussit rapidement à me convaincre que travailler pour un service de renseignement ou d'espionnage relevait du pur romantisme, et que j'avais des services bien plus utiles à rendre à la Nation. Je restai en contact avec Ohlendorf, mais il ne me parlait plus beaucoup du SD; lui aussi, je l'appris plus tard, avait ses difficultés avec le Reichsführer. Je continuai à payer mes cotisations à la S S et à me rendre à l'exercice, mais je n'envoyais plus de rapports, et bientôt je n'y songeai plus du tout. Je me concentrais surtout sur ma thèse, assez rébarbative; en outre, je m'étais pris de passion pour Kant et bûchais consciencieusement Hegel et la philosophie idéaliste; encouragé par Höhn, je comptais solliciter un poste dans un ministère. Mais je dois dire qu'autre chose aussi me retenait, des motifs privés. Dans mon Plutarque, j'avais un soir souligné ces phrases sur Alcibiade: Si l'on jugeait de lui par l'extérieur, on pouvait dire: «Non, tu n'es pas son fils, mais Achille en personne», un homme comme Lycurgue en a formé. Mais, si l'on observait ses véritables sentiments et ses actions, on pouvait s'écrier: «Mais c'est bien la même femme aujourd'hui qu'autrefois!» Cela vous fera peut-être sourire, ou grimacer de dégoût; maintenant, ça m'est égal. À Berlin, malgré la Gestapo, on pouvait encore à cette époque-là trouver tout ce qu'on souhaitait en ce genre. Des bouges réputés, tels que le Kleist-Kasino ou Silhouette, restaient ouverts, et les descentes y étaient rares, ils devaient payer quelqu'un. Sinon, il y avait aussi certains endroits du Tiergarten, près du Neuer See devant le Zoo, où les Schupo s'aventuraient rarement de nuit; derrière les arbres attendaient alors les Strichjungen ou de jeunes ouvriers musclés de Wedding la Rouge. À l'Université, j'avais eu une ou deux relations, discrètes par force et de toute façon brèves; mais je préférais les amants prolétaires, je n'aimais pas causer. Malgré toute ma discrétion, je finis par avoir des ennuis. J'aurais pu faire plus attention; après tout, les avertissements ne manquaient pas. Höhn m'avait demandé – en toute innocence – de faire la recension d'un livre de l'avocat Rudolf Klare, L'homosexualité et la loi criminelle. Cet homme remarquablement informé avait établi une typologie des pratiques d'une précision surprenante, puis, à partir d'elle, une classification des délits, en partant du coït abstrait ou contemplation (niveau 1), en passant par la pression du pénis dénudé sur une partie du corps du partenaire (niveau 5) et le frottement rythmique entre genoux ou jambes ou dans l'aisselle (niveau 6), pour finir au toucher du pénis par la langue, pénis dans la bouche, et pénis dans l'anus (niveaux 7, 8 et 9 respectivement). À chaque niveau de délit correspondait une peine à la sévérité accrue. Klare, ça se voyait, avait dû passer par le pensionnat; mais Höhn affirmait que le ministère de l'Intérieur et la Sicherheitspolizei prenaient ses idées au sérieux. Moi, je trouvais ça comique. Un soir de printemps – c'était en 1937 – je retournai me promener derrière le Neuer See,