J'observai les ombres des arbres jusqu'à ce que mon regard croise celui d'un jeune homme; je pris une cigarette, lui demandai du feu, et lorsqu'il leva son briquet, plutôt que de me pencher vers sa main, je l'écartai et jetai la cigarette, je le pris par la nuque, et je lui embrassai les lèvres, goûtant doucement son haleine. Je le suivis sous les arbres, nous nous éloignions des chemins, mon cœur, comme chaque fois, battait follement dans ma gorge et dans mes tempes, un voile sec était descendu sur ma respiration, je dégrafai son pantalon, enfouis mon visage dans son odeur acre faite de sueur, de peau mâle, d'urine et d'eau de Cologne, je frottai mon visage contre sa peau, son sexe et là où les poils s'épaississent, je le léchai, le pris dans ma bouche, puis lorsque je n'y tins plus je le poussai contre un arbre, me retournai sans le lâcher et l'enfonçai en moi, jusqu'à ce que le temps et la peine aient disparu. Quand ce fut fini il s'éloigna rapidement, sans un mot. Exalté, je m'appuyai à l'arbre, me rajustai, allumai une cigarette et tentai de maîtriser le tremblement de mes jambes. Lorsque je pus marcher, je pris la direction du Landwehr Canal, pour le traverser avant de reprendre vers le S-Bahn du Zoo. Une allégresse sans limites portait chacun de mes pas. Sur le pont du Lichtenstein, un homme se tenait appuyé à la rambarde: je le connaissais, nous avions des relations en commun, il se nommait Hans P. Il paraissait très pâle, défait, il ne portait pas de cravate; une fine sueur faisait luire son visage presque verdâtre sous la lumière morne des réverbères. Mon sentiment d'euphorie retomba d'un coup. «Que faites-vous ici?» l'interpellai-je sur un ton péremptoire, peu amical. «Ah, Aue, c'est vous». Son ricanement portait une pointe d'hystérie. «Vous voulez le savoir?» Cette rencontre prenait un tour de plus en plus insolite; je restais comme pétrifié. Je hochai la tête. «Je voulais sauter, expliqua-t-il en se mordillant la lèvre supérieure. Mais je n'ose pas. J'ai même, continua-t-il, écartant sa veste pour révéler la crosse d'un pistolet, j'ai même apporté ceci». – «Où diable l'avez-vous trouvé?» demandai-je d'une voix assourdie. – «Mon père est officier. Je le lui ai piqué. Il est chargé». Il me fixa d'un air inquiet. «Vous ne voudriez pas m'aider?» Je regardai aux alentours: le long du canal, personne, aussi loin que je puisse voir. Lentement je tendis le bras et tirai le pistolet de sa ceinture. Il me fixait d'un regard fasciné, pétrifié. J'examinai le chargeur: il semblait plein et je le renfonçai dans la crosse avec un claquement sec. Alors de la main gauche je lui empoignai brutalement le cou, le repoussai contre la rambarde, et forçai le canon du pistolet entre ses lèvres. «Ouvre! aboyai-je. Ouvre la bouche!» Mon cœur battait la chamade, il me semblait crier alors que je faisais un effort pour garder la voix basse. «Ouvre!» J'enfonçai le canon entre ses dents. «C'est ça que tu veux? Suce!» Hans P. fondait de terreur, je sentis soudain une âpre odeur d'urine, je baissai les yeux: il avait mouillé son pantalon. Ma rage s'évanouit sur-le-champ, aussi mystérieusement qu'elle avait surgi. Je lui replaçai le pistolet dans la ceinture et lui tapotai la joue. «Ça ira. Rentre chez toi». Je le laissai là, traversai le pont et pris à droite le long du canal. Quelques mètres plus loin trois Schupo surgirent de nulle part «Eh, toi, là! Qu'est-ce que tu fais ici? Papiers». – «Je suis étudiant. Je me promène». – «Oui, on connaît ce genre de promenade. Et lui, là, sur le pont? C'est ta copine?» Je haussai les épaules: «Je ne le connais pas. Il avait un air bizarre, il a essayé de me menacer». Ils échangèrent un regard et deux d'entre eux se dirigèrent au trot vers le pont; j'essayai de m'éloigner, mais le troisième me prit par le bras. Sur le pont, il y eut un tumulte, des cris, puis des coups de feu. Les deux Schupo revinrent, l'un d'eux, livide, tenait son épaule, du sang coulait entre ses doigts. «Ah, le salaud. Il m'a tiré dessus. Mais on l'a eu». Son camarade me jeta un regard méchant: «Toi, tu viens avec nous».
Ils me conduisirent au Polizeirevier de la Derfflingerstrasse, à l'angle de la Kurfürstenstrasse; là, un policier à moitié endormi me prit mes papiers, me posa quelques questions et rédigea les réponses sur un formulaire; puis on m'envoya m'asseoir sur un banc. Deux heures plus tard on me mena en face, à l'Abschnittkommand du Tiergarten, le commissariat central du quartier. On m'introduisit dans une pièce où un homme mal rasé, mais au costume méticuleusement repassé, se tenait tassé derrière une table. Il était de la Kripo. «Vous êtes dans la merde, jeune homme. Un homme a tiré sur un agent de la police et a été tué. Qui était-il? Vous le connaissiez? On vous a vu sur le pont, avec lui. Que faisiez-vous là?» Sur mon banc, j'avais eu le temps de réfléchir, et je m'en tins à une version simple: étudiant en doctorat, j'aimais me promener, la nuit, pour méditer ma thèse; j'étais parti de chez moi, à Prenzlauer Berg, flâner sur Unter den Linden puis à travers le Tiergarten, je voulais rejoindre le S-Bahn pour rentrer à la maison; je traversais le pont et cet homme m'avait accosté, il disait quelque chose que je n'avais pu saisir, son air étrange m'avait fait peur, j'avais cru qu'il me menaçait et j'avais continué mon chemin, puis j'avais rencontré les Schupo et c'était tout. Il me posa la même question que les policiers: «Cet endroit est un lieu de rencontre connu. Vous êtes sûr que ce n'était pas plutôt votre ami? Une querelle d'amants? Les Schupo affirment que vous lui avez parlé-» Je niai et répétai mon histoire: en doctorat, etc. Cela dura un certain temps: il avançait ses questions d'un ton brutal, dur; plusieurs fois il essaya de me provoquer, mais je ne me laissai pas intimider, je savais que le mieux était de garder mon calme. Je commençais à être incommodé par une forte envie et enfin je demandai à aller aux W-C. Il ricana: «Non. Après», et continua. Enfin il balaya l'air de sa main. «D'accord, monsieur l'avocat. Allez vous asseoir dans le couloir. On reprendra plus tard». Je sortis du bureau et m'installai dans l'entrée. À part deux Schupo et un ivrogne endormi sur un banc, j'étais seul. Une ampoule clignotait de temps en temps. Tout était propre, net, calme. J'attendais. Quelques heures passèrent, je dus m'assoupir, la lumière de l'aube commençait à pâlir les carreaux de l'entrée, un homme entra. Il était vêtu avec goût, d'un costume rayé à la coupe élégante, avec un col amidonné et une cravate en tricot gris perle; au revers il arborait un insigne du Parti, et il serrait sous le bras une serviette de cuir noir; ses cheveux jais, épais, luisants de brillantine, étaient peignés droit en arrière, et bien que son visage demeurât fermé, ses yeux semblaient rire en me regardant. Il murmura quelques mots aux Schupo de garde; l'un d'eux le précéda dans le couloir et ils disparurent. Quelques minutes plus tard le Schupo revint et me fit signe de son gros doigt: «Toi, là. Par ici». Je me levai, m'étirai, et le suivis, réprimant fortement mon envie. Le Schupo me ramena à la pièce où j'avais été interrogé. L'inspecteur de la Kripo avait disparu; assis à sa place se trouvait le jeune homme bien mis, un bras à la manche amidonnée posé sur la table, l'autre rejeté négligemment derrière le dossier de la chaise. La serviette noire reposait près de son coude. «Entrez», fit-il poliment, mais fermement. Il m'indiqua la chaise devant la table: «Asseyez-vous, je vous en prie». Le Schupo referma la porte sur moi et je vins m'asseoir. J'entendais les bottes cloutées de l'homme cliqueter dans le couloir tandis qu'il s'éloignait. Le jeune homme élégant et poli avait une voix douce, mais qui cachait à peine son tranchant. «Mon confrère de la police criminelle, Halbey, vous prend pour un paragraphe 175. Êtes-vous un paragraphe 175?» Cela me semblait une question réelle et je répondis franchement: «Non». – «C'est ce que je crois aussi», dit-il. Il me regarda et me tendit la main par-dessus le bureau: «Je m'appelle Thomas Häuser. Enchanté». Je me penchai pour la serrer. Sa poignée était ferme, la peau était sèche et lisse, il avait les ongles parfaitement taillés. «Aue. Maximilien Aue». – «Oui, je sais. Vous avez de la chance, Herr Aue. Le Kriminalkommissar Halbey a déjà expédié un rapport préliminaire sur ce malheureux incident à la Staatspolizei, mentionnant votre implication présumée. Il était adressé en copie au Kriminalrat Meisinger. Savez-vous qui est le Kriminalrat Meisinger?» – «Non, je ne le sais pas». – «Le Kriminalrat Meisinger dirige le Bureau central du Reich pour le combat contre l'homosexualité et l'avortement. Il s'occupe donc des 175. C'est un homme fort désagréable. Un Bavarois». Il fit une pause. «Heureusement pour vous, le rapport du Kriminalkommissar Halbey est d'abord passé par mon bureau. J'étais de garde, ce soir. J'ai pu pour le moment bloquer la copie adressée au Kriminalrat Meisinger». – «C'est fort aimable de votre part». – «Oui, effectivement.