«C'est nécessaire, vous comprenez? Dans tout ça, la souffrance humaine ne doit compter pour rien». – «Oui, mais tout de même elle compte pour quelque chose». C'était cela que je ne parvenais pas à saisir: la béance, l'inadéquation absolue entre la facilité avec laquelle on peut tuer et la grande difficulté qu'il doit y avoir à mourir. Pour nous, c'était une autre sale journée de travail; pour eux, la fin de tout.
Des cris émanaient du bois. «Qu'y a-t-il?» demanda Nagel. – «Je ne sais pas, Herr Untersturmführer, répondit un sous-officier, je vais voir». Il entra à son tour dans le bois. Certains Juifs allaient et venaient en traînant les pieds, les yeux fixés au sol, dans un silence maussade d'hommes bornés attendant la mort. Un adolescent, accroupi sur les talons, fredonnait une comptine en me regardant avec curiosité; il approcha deux doigts de ses lèvres; je lui donnai une cigarette et des allumettes: il me remercia avec un sourire. Le sous-officier réapparut à l'orée du bois et appela: «Ils ont trouvé une fosse commune, Herr Untersturmführer». – «Comment ça, une fosse commune?» Nagel se dirigea vers le bois et je le suivis. Sous les arbres, le Hauptscharführer giflait un des Juifs en criant: «Tu le savais, hein! Salope. Pourquoi tu nous l'as pas dit?» – «Que se passe-t-il?» demanda Nagel. Le Hauptscharführer cessa de gifler le Juif et répondit: «Regardez, Herr Untersturmführer. On est tombés sur une fosse des bolcheviques». Je m'approchai de la tranchée dégagée par les Juifs; au fond, on discernait des corps moisis, rabougris, presque momifiés. «Ils ont dû être fusillés en hiver, commentai-je. C'est pour cela qu'ils ne sont pas décomposés». Un soldat au fond de la tranchée se redressa. «On dirait qu'ils ont été tués d'une balle dans la nuque, Herr Untersturmführer. Ça doit être un coup du NKVD». Nagel appela le Dolmetscher: «Demande-lui ce qui s'est passé». L'interprète traduisit et le Juif parla à son tour. «Il dit que les bolcheviques ont arrêté beaucoup d'hommes dans le village. Mais il dit qu'ils ne savaient pas qu'on les avait enterrés ici». – «Ces pourritures ne savaient pas! explosa le Hauptscharführer. Ils les ont tués eux-mêmes, oui!» – «Hauptscharführer, calmez-vous. Faites refermer cette tombe et allez creuser ailleurs. Mais marquez l'endroit, au cas où il s'agirait de revenir pour une investigation». Nous retournâmes auprès du cordon; les camions revenaient avec le reste des Juifs. Vingt minutes plus tard le Hauptscharführer, rouge, nous rejoignit. «On est encore tombés sur des corps, Herr Untersturmführer. Ce n'est pas possible, ils ont rempli la forêt.» Nagel convoqua un petit conciliabule. «Il n'y a pas beaucoup de clairières dans ce bois, suggéra un sous-officier, c'est pour ça que nous creusons aux mêmes endroits qu'eux». Tandis qu'ils discutaient ainsi, je remarquai progressivement de longues échardes de bois très fines plantées dans mes doigts, juste sous les ongles; en tâtant, je découvris qu'elles descendaient jusqu'à la deuxième phalange, juste en dessous de la peau. C'était surprenant. Comment étaient-elles arrivées là? Je n'avais pourtant rien senti. Je commençai à les retirer délicatement, une par une, essayant d'éviter de tirer du sang. Heureusement, elles glissaient assez facilement Nagel semblait être parvenu à une décision: «Il y a une autre partie du bois, par là, qui est plus basse. Nous allons essayer de ce côté-là». – «Je vous attendrai ici», dis-je. – «Très bien, Herr Obersturmführer. J'enverrai quelqu'un vous chercher». Absorbé, je fléchis mes doigts à plusieurs reprises: tout semblait en ordre. Je m'éloignai du cordon le long d'une légère pente, dans les herbes sauvages et les fleurs déjà presque sèches. Plus bas commençait un champ de blé, gardé par un corbeau crucifié par les pieds, les ailes déployées. Je me couchai dans l'herbe et regardai le cieL Je fermai les yeux.
Popp vint me chercher. «Ils sont presque prêts, Herr Obersturmführer». Le cordon avec les Juifs s'était déplacé vers le bas du bois. Les condamnés patientaient sous les arbres, par petits groupes, certains s'étaient adossés aux troncs. Plus loin, dans le bois, Nagel attendait avec ses Ukrainiens. Quelques Juifs, au fond d'une tranchée de plusieurs mètres de long, envoyaient encore des pelletées de boue par-dessus le remblai. Je me penchai: l'eau emplissait la fosse, les Juifs creusaient avec de l'eau boueuse jusqu'aux genoux. «Ce n'est pas une fosse, c'est une piscine», fis-je remarquer assez sèchement à Nagel. Celui-ci ne prit pas très bien la réflexion: «Que voulez-vous que je fasse, Herr Obersturmführer? On est tombés sur un aquifère, et ça monte au fur et à mesure qu'ils creusent. Nous sommes trop près de la rivière. Je ne vais quand même pas passer la journée à faire creuser des trous dans cette forêt». Il se tourna vers le Hauptscharführer. «Bon, ça suffit. Faites-les sortir». Il était livide. «Vos tireurs sont prêts?» demandait-il. Je compris qu'on allait faire tirer les Ukrainiens. «Oui, Herr Untersturmführer», répondit le Hauptscharführer. Il se tourna vers le Dolmetscher et expliqua la procédure. Le Dolmetscher traduisit aux Ukrainiens. Vingt d'entre eux vinrent se placer en rang devant la fosse; les cinq autres prirent les Juifs qui avaient creusé, et qui étaient couverts de boue, et les firent s'agenouiller le long du rebord, dos aux tireurs. Sur un ordre du Hauptscharführer, les Askaris épaulèrent leurs carabines et les dirigèrent vers les nuques des Juifs. Mais le compte n'y était pas, il devait y avoir deux tireurs par Juif, or on en avait pris quinze pour creuser. Le Hauptscharführer recompta, puis donna l'ordre aux Ukrainiens de baisser leurs fusils et fit se relever cinq des Juifs, qui allèrent attendre sur le côté. Plusieurs d'entre eux récitaient quelque chose à voix basse, des prières sans doute, mais à part cela ils ne disaient rien. «On ferait mieux de rajouter des Askaris, suggéra un autre sous-officier. Ça irait plus vite». Une petite discussion s'ensuivit; les Ukrainiens n'étaient que vingt-cinq en tout; le sous-officier proposait d'ajouter cinq Orpo; le Hauptscharführer soutenait qu'on ne pouvait pas dégarnir le cordon. Nagel, exaspéré, trancha: «Continuez comme ça». Le Hauptscharführer aboya un ordre et les Askaris relevèrent leurs fusils. Nagel s'avança d'un pas. «À mon commandement»… Sa voix était blanche, il faisait un effort pour la maîtriser. «Feu!» La rafale crépita et je vis comme une éclaboussure rouge, masquée par la fumée des fusils. La plupart des tués volèrent en avant, le nez dans l'eau; deux d'entre eux restèrent couchés, recroquevillés sur eux-mêmes, au bord de la fosse. «Nettoyez-moi ça et amenez les suivants», ordonna Nagel. Quelques Ukrainiens prirent les deux Juifs morts par les bras et les pieds et les balancèrent dans la fosse; ils atterrirent avec un grand bruit d'eau, le sang coulait à flots de leurs têtes fracassées et avait giclé sur les bottes et les uniformes verts des Ukrainiens. Deux hommes s'avancèrent avec des pelles et entreprirent de nettoyer le bord de la fosse, envoyant les paquets de terre ensanglantée et des fragments blanchâtres de cervelle rejoindre les morts. J'allai regarder: les cadavres flottaient dans l'eau boueuse, les uns sur le ventre, d'autres sur le dos avec leurs nez et leurs barbes hors de l'eau; le sang s'étalait à partir de leurs têtes sur la surface, comme une fine couche d'huile mais rouge vif, leurs chemises blanches étaient rouges aussi et de petits filets rouges coulaient sur leur peau et dans les poils des barbes. On amenait le deuxième groupe, les cinq qui avaient creusé et cinq autres du bord du bois, et on les plaça à genoux face à la fosse, aux corps flottants de leurs voisins; l'un d'entre eux se retourna face aux tireurs, la tête levée, et les regarda en silence. Je songeai à ces Ukrainiens: comment en étaient-ils arrivés là? La plupart d'entre eux s'étaient battus contre les Polonais, puis contre les Soviétiques, ils devaient avoir rêvé d'un avenir meilleur, pour eux et pour leurs enfants, et voilà que maintenant ils se retrouvaient dans une forêt, portant un uniforme étranger et tuant des gens qui ne leur avaient rien fait, sans raison qu'ils puissent comprendre. Que pouvaient-ils penser de cela? Pourtant, lorsqu'on leur en donnait l'ordre, ils tiraient, ils poussaient les corps dans la fosse et en amenaient d'autres, ils ne protestaient pas. Que penseraient-ils de tout cela plus tard? De nouveau, ils avaient tiré. On entendait maintenant des plaintes venant de la fosse. «Ah merde, ils ne sont pas tous morts», grogna le Hauptscharführer. – «Eh bien, achevez-les», cria Nagel. Sur un ordre du Hauptscharführer deux Askaris s'avancèrent et tirèrent de nouveau dans la fosse. Les cris continuaient. Ils tirèrent une troisième fois. À côté d'eux on nettoyait le rebord. De nouveau, plus loin, on en amenait dix. Je remarquai Popp: il avait pris une pleine poignée de terre dans le grand tas près de la fosse et la contemplait, il la malaxait entre ses gros doigts, la humait, en mit même un peu dans sa bouche. «Qu'y a-t-il, Popp?» Il s'approcha de moi: «Regardez cette terre, Herr Obersturmführer. C'est de la bonne terre. Un homme pourrait faire pire que de vivre ici». Les Juifs s'agenouillaient. «Jette ça, Popp», lui dis-je. – «On nous a dit qu'après on pourrait venir s'installer, construire des fermes. C'est une bonne région, c'est tout ce que je dis». – «Tais-toi, Popp». Les Askaris avaient tiré une autre salve. Encore une fois, des cris perçants montaient de la fosse, des gémissements. «S'il vous plaît, messieurs les Allemands! S'il vous plaît!» Le Hauptscharführer fit donner le coup de grâce; mais les cris ne cessaient pas, on entendait des hommes se débattre dans l'eau, Nagel criait aussi: «Ils tirent comme des manches, vos hommes! Faites-les descendre dans le trou». – «Mais, Herr Untersturmführer»… – «Faites-les descendre!» Le Hauptscharführer fit traduire l'ordre. Les Ukrainiens se mirent à parler avec agitation. «Qu'est-ce qu'ils disent?» demanda Nagel. – «Ils ne veulent pas descendre, Herr Untersturmführer, expliqua le Dolmetscher. Ils disent que ce n'est pas la peine, qu'ils peuvent tirer du bord». Nagel était rouge. «Qu'ils descendent!» Le Hauptscharführer en saisit un par le bras et le tira vers la fosse; l'Ukrainien résista. Tout le monde criait maintenant, en ukrainien et en allemand. Un peu plus loin, le prochain groupe attendait. Rageusement, l'Askari désigné jeta son fusil à terre et sauta dans la fosse, glissa, s'affala au milieu des cadavres et des agonisants. Son camarade descendit après lui en se retenant au bord et l'aida à se relever. L'Ukrainien jurait, il crachait, couvert de boue et de sang. Le Hauptscharführer lui tendit son fusil. Sur la gauche on entendit plusieurs coups de feu, des cris; les hommes du cordon tiraient dans les bois: un des Juifs avait profité du tumulte pour détaler. «Vous l'avez eu?» appela Nagel. – «Je ne sais pas, Herr Untersturmführer», répondit de loin un des policiers. – «Eh bien allez voir!» Deux autres Juifs filèrent subitement de l'autre côté et les Orpo se remirent à tirer: l'un s'effondra tout de suite, l'autre disparut au fond du bois. Nagel avait sorti son pistolet et l'agitait dans tous les sens, criant des ordres contradictoires. Dans la fosse, l'Askari tentait d'appuyer son fusil contre le front d'un Juif blessé, mais celui-ci roulait dans l'eau, sa tête disparaissait sous la surface. L'Ukrainien tira enfin au jugé, le coup emporta la mâchoire du Juif, mais ne le tua pas encore, il se débattait, attrapait les jambes de l'Ukrainien. «Nagel», dis-je. – «Quoi?» Son visage était hagard, le pistolet pendait au bout de son bras. – «Je vais aller attendre à la voiture». Dans le bois, on entendait des coups de feu, les Orpo tiraient sur les fuyards; je jetai un regard fugace à mes doigts, pour m'assurer que j'avais bien retiré toutes les échardes. Près de la fosse, l'un des Juifs se mit à pleurer. Un tel amateurisme devint vite l'exception. Au fil des semaines, les officiers acquéraient de l'expérience, les soldats s'habituaient aux procédures; en même temps, on voyait bien que tous cherchaient leur place dans tout ça, réfléchissaient à ce qui se passait, chacun à sa manière. À table, le soir, les hommes discutaient des actions, se racontaient des anecdotes, comparaient leurs expériences, certains sur un ton triste, d'autres, joyeux. D'autres encore se taisaient, c'était ceux-là qu'il fallait surveiller. Nous avions déjà eu deux suicides; et une nuit, un homme s'était réveillé en vidant son fusil dans le plafond, on avait dû le ceinturer de force, un sous-officier avait presque été tué. Certains réagissaient par la brutalité, parfois le sadisme, ils frappaient les condamnés, les tourmentaient avant de les faire mourir; les officiers essayaient de contrôler ces débordements, mais c'était difficile, il y avait des excès. Nos hommes, très souvent, photographiaient les exécutions; dans leurs quartiers, ils s'échangeaient leurs photos contre du tabac, ils les accrochaient au mur, n'importe qui pouvait en commander des tirages. Nous savions, par la censure militaire, que beaucoup envoyaient ces photos à leurs familles en Allemagne, certains en faisaient même de petits albums ornés de légendes; ce phénomène inquiétait la hiérarchie, mais semblait impossible à maîtriser. Les officiers eux-mêmes se laissaient aller. Une fois, tandis que les Juifs creusaient, je surpris Bohr en train de chantonner: «La terre est froide, la terre est douce, creuse, petit Juif, creuse». Le Dolmetscher traduisait, cela me choqua profondément. Je connaissais Bohr depuis quelque temps maintenant, c'était un homme normal, il ne nourrissait aucune animosité particulière contre les Juifs, il faisait son devoir comme on le lui demandait; mais visiblement, cela le travaillait, il réagissait mal. De vrais antisémites, bien entendu, il y en avait au Kommando; Lübbe, par exemple, un autre Untersturmführer, saisissait la moindre occasion pour se mettre à maudire Israël avec une virulence extrême, comme si le Judaïsme mondial n'était qu'un vaste complot dirigé contre lui, Lübbe. Il en fatiguait tout le monde. Mais son attitude face aux actions était étrange: parfois, il se comportait brutalement, mais parfois aussi, le matin, il était pris de diarrhées violentes, il se faisait subitement porter malade et devait être remplacé. «Dieu, que je hais cette vermine, disait-il en les regardant mourir, mais quelle tâche hideuse». Et lorsque je lui demandai si ses convictions ne l'aidaient pas à supporter cela, il rétorqua: «Écoutez, ce n'est pas parce que je mange de la viande que j'aimerais travailler dans un abattoir». Il fut d'ailleurs renvoyé quelques mois plus tard, lorsque le Dr. Thomas, le remplaçant du Brigadeführer Rasch, épura les Kommandos. Mais de plus en plus les officiers comme les hommes devenaient malaisés à contrôler, ils se croyaient permis des choses qui ne l'étaient pas, des choses inouïes, et c'est sans doute normal, avec ce genre de travail les limites se brouillent, deviennent floues. Et puis encore certains volaient les Juifs, ils gardaient les montres en or, les bagues, l'argent, alors que tout devait être remis au Kommandostab pour être expédié en Allemagne. Lors des actions les officiers étaient obligés de surveiller les Orpo, les Waffen-SS, les Askaris, pour s'assurer qu'ils ne détournaient rien. Mais des officiers aussi gardaient des choses. Et puis ils buvaient, le sens de la discipline s'effilochait. Un soir, nous étions cantonnés dans un village, Bohr ramena deux filles, des paysannes ukrainiennes, et de la vodka. Lui et Zorn et Müller se mirent à boire avec les filles et à les tripoter, à leur passer la main sous la jupe. J'étais assis sur mon lit, j'essayais de lire. Bohr m'appela: «Venez en profiter aussi». – «Non, merci». Une des filles était dégrafée, à moitié nue, ses seins gélatineux pendaient un peu. Ce désir aigre, ces chairs grasses me dégoûtaient, mais je n'avais nulle part où aller. «Vous n'êtes pas très drôle, docteur», me lançait Bohr. Moi, je les regardais, comme si mes yeux étaient u