voir rêvé d'un avenir meilleur, pour eux et pour leurs enfants, et voilà que maintenant ils se retrouvaient dans une forêt, portant un uniforme étranger et tuant des gens qui ne leur avaient rien fait, sans raison qu'ils puissent comprendre. Que pouvaient-ils penser de cela? Pourtant, lorsqu'on leur en donnait l'ordre, ils tiraient, ils poussaient les corps dans la fosse et en amenaient d'autres, ils ne protestaient pas. Que penseraient-ils de tout cela plus tard? De nouveau, ils avaient tiré. On entendait maintenant des plaintes venant de la fosse. «Ah merde, ils ne sont pas tous morts», grogna le Hauptscharführer. – «Eh bien, achevez-les», cria Nagel. Sur un ordre du Hauptscharführer deux Askaris s'avancèrent et tirèrent de nouveau dans la fosse. Les cris continuaient. Ils tirèrent une troisième fois. À côté d'eux on nettoyait le rebord. De nouveau, plus loin, on en amenait dix. Je remarquai Popp: il avait pris une pleine poignée de terre dans le grand tas près de la fosse et la contemplait, il la malaxait entre ses gros doigts, la humait, en mit même un peu dans sa bouche. «Qu'y a-t-il, Popp?» Il s'approcha de moi: «Regardez cette terre, Herr Obersturmführer. C'est de la bonne terre. Un homme pourrait faire pire que de vivre ici». Les Juifs s'agenouillaient. «Jette ça, Popp», lui dis-je. – «On nous a dit qu'après on pourrait venir s'installer, construire des fermes. C'est une bonne région, c'est tout ce que je dis». – «Tais-toi, Popp». Les Askaris avaient tiré une autre salve. Encore une fois, des cris perçants montaient de la fosse, des gémissements. «S'il vous plaît, messieurs les Allemands! S'il vous plaît!» Le Hauptscharführer fit donner le coup de grâce; mais les cris ne cessaient pas, on entendait des hommes se débattre dans l'eau, Nagel criait aussi: «Ils tirent comme des manches, vos hommes! Faites-les descendre dans le trou». – «Mais, Herr Untersturmführer»… – «Faites-les descendre!» Le Hauptscharführer fit traduire l'ordre. Les Ukrainiens se mirent à parler avec agitation. «Qu'est-ce qu'ils disent?» demanda Nagel. – «Ils ne veulent pas descendre, Herr Untersturmführer, expliqua le Dolmetscher. Ils disent que ce n'est pas la peine, qu'ils peuvent tirer du bord». Nagel était rouge. «Qu'ils descendent!» Le Hauptscharführer en saisit un par le bras et le tira vers la fosse; l'Ukrainien résista. Tout le monde criait maintenant, en ukrainien et en allemand. Un peu plus loin, le prochain groupe attendait. Rageusement, l'Askari désigné jeta son fusil à terre et sauta dans la fosse, glissa, s'affala au milieu des cadavres et des agonisants. Son camarade descendit après lui en se retenant au bord et l'aida à se relever. L'Ukrainien jurait, il crachait, couvert de boue et de sang. Le Hauptscharführer lui tendit son fusil. Sur la gauche on entendit plusieurs coups de feu, des cris; les hommes du cordon tiraient dans les bois: un des Juifs avait profité du tumulte pour détaler. «Vous l'avez eu?» appela Nagel. – «Je ne sais pas, Herr Untersturmführer», répondit de loin un des policiers. – «Eh bien allez voir!» Deux autres Juifs filèrent subitement de l'autre côté et les Orpo se remirent à tirer: l'un s'effondra tout de suite, l'autre disparut au fond du bois. Nagel avait sorti son pistolet et l'agitait dans tous les sens, criant des ordres contradictoires. Dans la fosse, l'Askari tentait d'appuyer son fusil contre le front d'un Juif blessé, mais celui-ci roulait dans l'eau, sa tête disparaissait sous la surface. L'Ukrainien tira enfin au jugé, le coup emporta la mâchoire du Juif, mais ne le tua pas encore, il se débattait, attrapait les jambes de l'Ukrainien. «Nagel», dis-je. – «Quoi?» Son visage était hagard, le pistolet pendait au bout de son bras. – «Je vais aller attendre à la voiture». Dans le bois, on entendait des coups de feu, les Orpo tiraient sur les fuyards; je jetai un regard fugace à mes doigts, pour m'assurer que j'avais bien retiré toutes les échardes. Près de la fosse, l'un des Juifs se mit à pleurer. Un tel amateurisme devint vite l'exception. Au fil des semaines, les officiers acquéraient de l'expérience, les soldats s'habituaient aux procédures; en même temps, on voyait bien que tous cherchaient leur place dans tout ça, réfléchissaient à ce qui se passait, chacun à sa manière. À table, le soir, les hommes discutaient des actions, se racontaient des anecdotes, comparaient leurs expériences, certains sur un ton triste, d'autres, joyeux. D'autres encore se taisaient, c'était ceux-là qu'il fallait surveiller. Nous avions déjà eu deux suicides; et une nuit, un homme s'était réveillé en vidant son fusil dans le plafond, on avait dû le ceinturer de force, un sous-officier avait presque été tué. Certains réagissaient par la brutalité, parfois le sadisme, ils frappaient les condamnés, les tourmentaient avant de les faire mourir; les officiers essayaient de contrôler ces débordements, mais c'était difficile, il y avait des excès. Nos hommes, très souvent, photographiaient les exécutions; dans leurs quartiers, ils s'échangeaient leurs photos contre du tabac, ils les accrochaient au mur, n'importe qui pouvait en commander des tirages. Nous savions, par la censure militaire, que beaucoup envoyaient ces photos à leurs familles en Allemagne, certains en faisaient même de petits albums ornés de légendes; ce phénomène inquiétait la hiérarchie, mais semblait impossible à maîtriser. Les officiers eux-mêmes se laissaient aller. Une fois, tandis que les Juifs creusaient, je surpris Bohr en train de chantonner: «La terre est froide, la terre est douce, creuse, petit Juif, creuse». Le Dolmetscher traduisait, cela me choqua profondément. Je connaissais Bohr depuis quelque temps maintenant, c'était un homme normal, il ne nourrissait aucune animosité particulière contre les Juifs, il faisait son devoir comme on le lui demandait; mais visiblement, cela le travaillait, il réagissait mal. De vrais antisémites, bien entendu, il y en avait au Kommando; Lübbe, par exemple, un autre Untersturmführer, saisissait la moindre occasion pour se mettre à maudire Israël avec une virulence extrême, comme si le Judaïsme mondial n'était qu'un vaste complot dirigé contre lui, Lübbe. Il en fatiguait tout le monde. Mais son attitude face aux actions était étrange: parfois, il se comportait brutalement, mais parfois aussi, le matin, il était pris de diarrhées violentes, il se faisait subitement porter malade et devait être remplacé. «Dieu, que je hais cette vermine, disait-il en les regardant mourir, mais quelle tâche hideuse». Et lorsque je lui demandai si ses convictions ne l'aidaient pas à supporter cela, il rétorqua: «Écoutez, ce n'est pas parce que je mange de la viande que j'aimerais travailler dans un abattoir». Il fut d'ailleurs renvoyé quelques mois plus tard, lorsque le Dr. Thomas, le remplaçant du Brigadeführer Rasch, épura les Kommandos. Mais de plus en plus les officiers comme les hommes devenaient malaisés à contrôler, ils se croyaient permis des choses qui ne l'étaient pas, des choses inouïes, et c'est sans doute normal, avec ce genre de travail les limites se brouillent, deviennent floues. Et puis encore certains volaient les Juifs, ils gardaient les montres en or, les bagues, l'argent, alors que tout devait être remis au Kommandostab pour être expédié en Allemagne. Lors des actions les officiers étaient obligés de surveiller les Orpo, les Waffen-SS, les Askaris, pour s'assurer qu'ils ne détournaient rien. Mais des officiers aussi gardaient des choses. Et puis ils buvaient, le sens de la discipline s'effilochait. Un soir, nous étions cantonnés dans un village, Bohr ramena deux filles, des paysannes ukrainiennes, et de la vodka. Lui et Zorn et Müller se mirent à boire avec les filles et à les tripoter, à leur passer la main sous la jupe. J'étais assis sur mon lit, j'essayais de lire. Bohr m'appela: «Venez en profiter aussi». – «Non, merci». Une des filles était dégrafée, à moitié nue, ses seins gélatineux pendaient un peu. Ce désir aigre, ces chairs grasses me dégoûtaient, mais je n'avais nulle part où aller. «Vous n'êtes pas très drôle, docteur», me lançait Bohr. Moi, je les regardais, comme si mes yeux étaient un appareil de Rœntgen: sous la chair, je percevais distinctement les squelettes, lorsque Zorn enlaçait une des filles c'était comme si les os, séparés par une mince gaze, s'entrechoquaient, lorsqu'ils riaient le son grinçant jaillissait d'entre les mâchoires des crânes; demain, ils seraient déjà vieux, les filles deviendraient obèses ou au contraire leur peau fripée pendrait sur leurs os, leurs mamelles sèches et vides retomberaient comme de petites outres drainées, et puis Bohr et Zorn et ces filles aussi mourraient et seraient couchés sous la terre froide, la terre douce, tout comme les Juifs fauchés dans la fleur de l'âge, leurs bouches emplies de terre ne riraient plus, alors à quoi bon cette triste débauche? Si je posais la question à Zorn, je savais qu'il me répondrait: «Justement, pour en profiter avant de crever, pour prendre un peu de plaisir», mais ce n'était pas au plaisir que j'en avais, moi aussi, je savais prendre mon plaisir lorsque je le voulais, non, c'était sans doute à leur manque effrayant de conscience de soi, cette façon étonnante de ne jamais penser aux choses, les bonnes comme les mauvaises, de se laisser emporter par le courant, de tuer sans comprendre pourquoi et sans souci non plus, de tripoter des femmes parce qu'elles le voulaient bien, de boire sans même chercher à s'absoudre de son corps. Voilà ce que moi je ne comprenais pas, moi, mais on ne me demandait pas de le comprendre.