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Début août, le Sonderkommando procéda à un premier nettoyage de Jitomir. D'après nos statistiques, trente mille Juifs vivaient là avant la guerre; mais la plupart avaient fui avec l'Armée rouge, il n'en restait plus que cinq mille, neuf pour cent de la population actuelle. Rasch avait décidé que c'était encore trop. Le général Reinhardt, qui commandait la 99e division, nous prêta des soldats pour le Durchkämmung, beau terme allemand que je ne saurais traduire, et qui désigne un passage au crible. Tout le monde était un peu sur les nerfs: le 1er août, la Galicie avait été rattachée au General-Gouvernement et les régiments du «Nachtigall» s'étaient mutinés jusqu'à Vinnitsa et Tiraspol. Il avait fallu identifier tous les officiers et sous-officiers de l'OUN-B parmi nos auxiliaires, les arrêter, et les envoyer avec les officiers du «Nachtigall» rejoindre Bandera à Sachsenhausen. Depuis, on devait garder un œil sur ceux qui restaient, ils n'étaient pas tous sûrs. À Jitomir même, les bandéristes avaient assassiné deux fonctionnaires melnykistes que nous avions mis en place; on avait d'abord soupçonné les communistes; puis on avait fusillé tous les partisans de l'OUN-B qu'on avait pu trouver. Heureusement, nos relations avec la Wehrmacht se révélaient excellentes. Les vétérans de Pologne s'en disaient surpris; ils s'attendaient au mieux à un consentement hostile, or là nos relations avec les états-majors devenaient franchement cordiales. Très souvent, c'était l'armée qui prenait l'initiative des actions, ils nous demandaient de liquider les Juifs des villages où avaient eu lieu des sabotages, en tant que partisans, ou à titre de représailles, et ils nous livraient des Juifs et des Tsiganes à exécuter. Von Roques, le commandant de la zone arrière Sud, avait ordonné qu'au cas où les auteurs d'un acte de sabotage ne pouvaient être identifiés avec certitude, il fallait procéder aux représailles sur des Juifs ou des Russes, car il ne fallait pas arbitrairement blâmer les Ukrainiens: Nous devons communiquer l'impression que nous sommes justes. Bien entendu, tous les officiers de la Wehrmacht n'approuvaient pas ces mesures, les officiers plus âgés en particulier manquaient encore, selon Rasch, de compréhension. Le groupe avait aussi des problèmes avec certains commandants de Dulag, qui rechignaient à nous livrer les commissaires et les prisonniers de guerre juifs. Mais von Reichenau, on le savait, défendait la SP avec vigueur. Et parfois, au contraire, il arrivait même que la Wehrmacht nous devance. Le PC d'une division voulait s'installer dans un village, mais la place manquait: «Il y a encore les Juifs», nous suggéra leur chef d'état-major; et l'AOK appuya sa requête, il nous fallut fusiller tous les Juifs mâles du village, puis regrouper les femmes et les enfants dans quelques maisons afin de libérer des quartiers pour les officiers. Dans le rapport ce fut noté comme une action de représailles. Une autre division alla jusqu'à nous demander de liquider les patients d'un asile d'aliénés qu'ils voulaient occuper; le Gruppenstab répondit avec indignation que les hommes de la Staatspolizei ne sont pas des bourreaux pour la Wehrmacht: «Aucun intérêt de la S P ne rend cette action nécessaire. Faites-le vous-mêmes». (Mais une autre fois Rasch avait fait fusiller des fous parce que tous les gardes et les infirmières de l'hôpital étaient partis, et il estimait que si les malades en profitaient pour fuir, ils constitueraient un risque pour la sécurité.) Il semblait en outre que les choses allaient bientôt s'intensifier. De la Galicie nous parvenaient des rumeurs de nouvelles méthodes; Jeckeln, apparemment, avait reçu des renforts considérables et procédait à des ratissages bien plus extensifs que tout ce qui avait été entrepris jusque-là. Callsen, de retour d'une mission à Tarnopol, nous avait vaguement fait mention d'une nouvelle ölsardinenmanier, mais il refusait d'élaborer et personne ne savait trop de quoi il parlait. Et puis Biobel était revenu. Il était guéri et en effet paraissait moins boire, mais il restait toujours aussi hargneux. Je passais maintenant la plupart de mon temps à Jitomir. Thomas se trouvait là aussi et je le voyais presque tous les jours. Il faisait très chaud. Dans les vergers, les arbres ployaient sous le poids des prunes violettes et des abricots; dans les lopins individuels, aux abords de la ville, on apercevait les lourdes masses des potirons, quelques épis de maïs déjà desséchés, des rangées isolées de tournesols qui penchaient la tête vers le sol. Lorsque nous avions du temps libre Thomas et moi sortions de la ville faire de la barque sur le Teterev et nager; ensuite, couchés sous les pommiers, nous buvions du mauvais vin blanc de Bessarabie en croquant un fruit mûr, toujours à portée de main dans l'herbe. À cette époque il n'y avait pas encore de partisans dans la région, c'était tranquille. Parfois on se lisait à voix haute des passages curieux ou amusants, comme des étudiants. Thomas avait déniché une brochure française de l'Institut d'études des questions juives. «Écoute cette prose étonnante. Article "Biologie et collaboration", d'un certain Charles Laville. Voilà. Une politique doit être biologique ou ne pas être. Écoute, écoute: Voulons-nous demeurer un vulgaire polypier? Voulons-nous au contraire nous diriger vers un stade supérieur d'organisation?» Il lisait en français avec un accent presque chantant. «Réponse: Les associations cellulaires d'éléments à tendances complémentaires sont celles qui ont permis la formation des animaux supérieurs, jusqu'à l'homme Refuser celle qui s'offre à nous serait, en quelque sorte, un crime contre l'humanité, tout autant que contre la biologie». Pour ma part, je lisais la correspondance de Stendhal. Un jour, des pionniers nous invitèrent dans leur canot à moteur; Thomas, déjà un peu ivre, avait calé une caisse de grenades entre ses cuisses et, confortablement allongé à la proue, il les péchait une à une dans la caisse, les dégoupillait, et les envoyait paresseusement par-dessus sa tête; les gerbes d'eau projetées par les détonations sous-marines nous éclaboussaient, des pionniers munis de filets cherchaient à attraper les dizaines de poissons morts qui barbotaient dans le sillage du canot, ils riaient et moi j'admirais leurs peaux bronzées et leur jeunesse insouciante. Le soir, Thomas passait parfois à nos quartiers écouter de la musique. Bohr avait trouvé un jeune orphelin juif et l'avait adopté comme mascotte: le garçon lavait les voitures, cirait les bottes et nettoyait les pistolets des officiers, mais surtout il jouait du piano comme un jeune dieu, léger, preste, allègre. «Un toucher comme ça, ça pardonne tout, même d'être juif», disait Bohr. Il lui faisait jouer du Beethoven ou du Haydn, mais le garçon, Yakov, préférait Bach. Il semblait connaître toutes les Suites par cœur, c'était merveilleux. Même Blobel le tolérait. Quand Yakov ne jouait pas, je me distrayais parfois en narguant plaisamment mes collègues, je leur lisais des passages de Stendhal sur la retraite de Russie. Certains s'en offusquaient: «Oui, les Français, peut-être, c'est un peuple nul. Mais nous sommes des Allemands». – «Certes. Mais les Russes, eux, sont toujours russes». – «Justement non! éructait Blobel. Soixante-dix ou quatre-vingts pour cent des peuples d'URSS sont d'origine mongole. C'est prouvé. Et les bolcheviques ont mené une politique délibérée de mélange racial. Pendant la Grande Guerre, oui, on se battait contre d'authentiques moujiks russes, et c'est vrai qu'ils étaient costauds, les bougres, mais les bolcheviques les ont exterminés! Il ne reste presque plus de vrais Russes, de vrais Slaves. De toute façon, enchaînait-il sans aucune logique, les Slaves sont par définition une race de métèques, d'esclaves. Des bâtards. Pas un seul de leurs princes qui fût vraiment russe, c'était toujours du sang normand, mongol, puis allemand. Même leur poète national était un Mischlinge nègre, et ils tolèrent ça, c'est bien une preuve»… – «De toute façon, ajoutait sentencieusement Vogt, Dieu est avec la Nation et le Volk allemands. Nous ne pouvons pas perdre cette guerre». – «Dieu? crachait Blobel. Dieu est un communiste. Et si je le rencontre, il finira comme ses commissaires».