Au matin, un épais brouillard était venu tout recouvrir: de la chambre, je ne voyais ni l'allée de bouleaux, ni la forêt, ni même le bord de la terrasse. J'ouvris la fenêtre, j'entendais de nouveau les gouttes couler du toit, le cri creux d'un coucou, loin dans la forêt. Pieds nus, je descendis au rez-de-chaussée et sortis sur la terrasse. La neige sur les dalles était froide sous mes pieds, l'air frais hérissait ma peau, j'allai m'appuyer contre la rambarde de pierre. En me retournant, je ne voyais même plus la façade de la maison, le prolongement de la rambarde disparaissait dans la brume, j'avais l'impression de flotter, isolé de tout. Une forme dans la neige du jardin, peut-être celle que j'avais entraperçue la veille, attira mon attention. Je me penchai pour mieux la distinguer, le brouillard la voilait à moitié, cela me faisait de nouveau penser à un corps, mais plutôt à celui de la jeune pendue de Kharkov, couché dans la neige du jardin des Syndicats, le sein rongé par les chiens. Je frissonnais, la peau me picotait, le froid rendait mon épiderme extra-ordinairement sensible, mon sexe nu et rasé, l'air frais, le brouillard qui m'enveloppaient me donnaient un fabuleux sentiment de nudité, une nudité absolue, presque crue. La forme avait disparu, maintenant, ce devait être un repli de terrain, je l'oubliai et appuyai mon corps contre la rambarde, laissant mes doigts se promener sur ma peau. Lorsque ma main se mit à masser ma verge je m'en aperçus à peine, tellement cela altérait peu les sensations qui lentement me pelaient la chair, puis m'effeuillaient les muscles, puis m'ôtaient les os eux-mêmes pour laisser seulement quelque chose d'innommable qui, se réfléchissant, se donnait du plaisir comme à une chose identique mais légèrement décalée, non pas opposée mais confondue en ses oppositions. La jouissance me projeta en arrière comme une décharge et m'envoya sur les dalles couvertes de neige de la terrasse où je restai dans l'hébétude, tremblant de tous mes membres. Je croyais apercevoir une forme rôder dans le brouillard près de moi, une forme féminine, j'entendais des hurlements, ils me semblaient lointains mais ce devaient être les miens, et en même temps je savais que tout cela se passait en silence, et que pas un son ne venait de ma bouche troubler ce matin si gris. La forme se détacha du brouillard et vint se coucher sur moi. Le froid de la neige me mordait les os. «C'est nous, glissai-je en murmurant dans le labyrinthe de sa petite oreille ronde. C'est nous». Mais la forme restait muette et je savais que c'était toujours moi, seulement moi. Je me relevai et rentrai dans la maison, je grelottais, je me roulai sur les tapis pour me sécher, respirant lourdement. Puis je descendis à la cave. Je tirai des bouteilles au hasard et soufflai dessus pour lire les étiquettes, les grands nuages de poussière me faisaient éternuer. L'odeur froide et humide de cette cave pénétrait mes narines, la plante de mes pieds jouissait du sentiment froid, humide, presque glissant, du sol de terre battue. Je m'arrêtai à une bouteille et l'ouvris avec un tire-bouchon suspendu à une ficelle, je bus au goulot, le vin coulait de mes lèvres sur mon menton et ma poitrine, je bandais de nouveau, la forme se tenait maintenant derrière les étagères et oscillait doucement, je lui offris du vin mais elle ne bougea pas, alors je me couchai sur la terre battue et elle vint s'accroupir sur moi, je continuai à boire à la bouteille tandis qu'elle se servait de moi, je lui crachai un jet de vin mais elle n'y prit garde, elle continuait son va-et-vient saccadé. Chaque fois, maintenant, ma jouissance se faisait plus acre, plus rêche, plus acidulée, les poils minuscules qui réapparaissaient irritaient mes chairs et ma verge, et lorsque tout de suite après elle détumesçait, elle laissait saillir les grosses veines vertes sous la peau rouge et fripée, le réseau des veinules violettes. Et pourtant je n'avais plus de cesse, je courais pesamment à travers la grande maison, dans les chambres, les salles de bains, m'excitant par tous les moyens mais sans jouir, car je ne le pouvais plus. Je jouais à me cacher, sachant qu'il n'y avait personne pour me trouver, je ne savais plus trop ce que je faisais, je suivais les impulsions de mon corps abasourdi, mon esprit restait clair et transparent mais mon corps, lui, se réfugiait dans son opacité et sa faiblesse, plus je le travaillais, moins il me servait de passage et plus il se muait en obstacle, je le maudissais et aussi rusais avec cet épaississement, l'agaçant et l'excitant jusqu'à la démence, mais d'une excitation froide, presque désexualisée. Je commettais toutes sortes d'obscénités infantiles: dans une chambre de bonne, je me mettais à genoux sur le lit étroit et me fichais une bougie dans l'anus, je l'allumais tant bien que mal et la manœuvrais, faisant tomber de grosses gouttes de cire chaude sur mes fesses et l'arrière de mes testicules, je braillais, la tête écrasée contre le châlit en fer; après, je chiais accroupi sur les toilettes turques dans l'obscur réduit des domestiques; je ne m'essuyais pas, mais me branlais debout dans l'escalier de service, frottant contre la rambarde mes fesses merdeuses dont l'odeur m'assaillait le nez et me démontait la tête; et en jouissant je manquais basculer dans les escaliers, je me rattrapai de justesse en riant et regardai les traces de merde sur le bois, que j'essuyai soigneusement avec une petite nappe en dentelle prise dans la chambre d'amis. Je grinçais des dents, je pouvais à peine supporter de me toucher, je riais comme un fou, enfin je m'endormis étendu sur le plancher du couloir. Au réveil j'étais affamé, je dévorai tout ce que je pus trouver et bus une autre bouteille de vin. Dehors le brouillard voilait tout, il devait encore faire jour mais il était impossible de deviner l'heure. J'ouvris le grenier: il était sombre, poussiéreux, empli d'une odeur musquée, mes pieds laissaient de grandes traces dans la poussière. J'avais pris des ceintures en cuir que je passai sur une poutre, et j'entrepris de montrer à la forme, qui m'avait discrètement suivi, comment je me pendais dans la forêt quand j'étais petit. La pression sur mon cou me faisait de nouveau bander, cela m'affolait, pour éviter d'étouffer je devais me dresser sur la pointe des pieds. Je me branlai ainsi très rapidement, en ne frottant que le gland enduit de salive, jusqu'à ce que le sperme jaillisse à travers le grenier, quelques gouttes seulement mais projetées avec une force inouïe, je me laissai aller de tout mon poids à la jouissance, si la forme ne m'avait pas soutenu je me serais pendu pour de bon. Enfin je me décrochai et m'affalai dans la poussière. La forme, à quatre pattes, flairait mon membre flasque comme un petit animal avide, levait la jambe pour m'exposer sa vulve, mais évitait mes mains lorsque je les approchais. Je ne bandais pas assez rapidement pour elle et elle m'étrangla avec une des ceintures; lorsque ma verge fut enfin dressée, elle me libéra le cou, me lia les pieds et se ficha sur moi. «À toi, dit-elle. Serre-moi le cou». Je pris son cou dans mes mains et appuyai des deux pouces tandis qu'elle relevait ses jambes et, les pieds posés au sol, allait et venait sur ma verge endolorie. Sa respiration fusait entre ses lèvres en un sifflement aigu, j'appuyai encore, son visage gonflait, prenait une teinte cramoisie, affreuse à voir, son corps restait blanc mais son visage était rouge comme de la viande crue, sa langue dépassait entre ses dents, elle ne pouvait même pas râler, et quand elle jouit, m'enfonçant les ongles dans les poignets, elle se vida sous elle, et je me mis à hurler, à beugler et à frapper ma tête contre le plancher, j'étais au-delà de toute retenue, je frappais ma tête et sanglotais, non par horreur, parce que cette forme femelle qui ne voulait jamais rester celle de ma sœur avait pissé sur moi, ce n'était pas ça, en la voyant jouir et pisser étranglée je voyais les pendues de Kharkov qui en étouffant se vidaient au-dessus des passants, j'avais vu cette fille que nous avions pendue un jour d'hiver dans le parc derrière la statue de Chevtchenko, une fille jeune et saine et resplendissante de vie, avait-elle joui lorsque nous l'avions pendue et qu'elle faisait dans sa culotte, lorsqu'elle se débattait et gigotait, étranglée, jouissait-elle, avait-elle même jamais joui, elle était très jeune, avait-elle connu cela avant que nous la pendions, de quel droit l'avions-nous pendue, comment pouvait-on pendre cette fille, et je sanglotais sans fin, ravagé par son souvenir, ma Notre-Dame-des-Neiges, ce n'était pas des remords, je n'avais pas de remords, je ne me sentais pas coupable, je ne pensais pas que les choses auraient pu ou dû être autrement, seulement je comprenais ce que cela voulait dire de pendre une fille, nous l'avions pendue comme un boucher égorge un bœuf, sans passion, parce qu'il fallait le faire, parce qu'elle avait fait une bêtise et devait le payer de sa vie, c'était la règle du jeu, de notre jeu, mais celle que nous avions pendue n'était pas un porc ou un bœuf qu'on tue sans y penser parce qu'on veut manger sa chair, c'était une jeune fille qui avait été une petite fille peut-être heureuse et qui entrait alors dans la vie, une vie pleine d'assassins qu'elle n'avait pas su éviter, une fille comme ma sœur en quelque sorte, la sœur de quelqu'un, peut-être, comme moi aussi j'étais le frère de quelqu'un, et une telle cruauté n'avait pas de nom, quelle que soit sa nécessité objective elle ruinait tout, si l'on pouvait faire ça, pendre une jeune fille comme ça, alors on pouvait tout faire, il n'y avait plus aucune assurance, ma sœur pouvait un jour pisser gaiement dans un W-C et le lendemain se vider en étouffant au bout d'une corde, cela ne rimait absolument à rien, et voilà pourquoi je pleurais, je ne comprenais plus rien et je voulais être seul pour ne plus rien comprendre. Je me réveillai dans le lit d'Una. J'étais toujours nu mais mon corps était propre et mes jambes libres. Comment étais-je arrivé là? Je n'en avais aucun souvenir. Le poêle s'était éteint et j'avais froid. Je prononçai doucement, idiotement, le nom de ma sœur: «Una, Una». Le silence me glaça et me fit trembler, mais peut-être était-ce le froid. Je me levai: dehors, il faisait jour, le ciel était nuageux mais il y avait une belle lumière, le brouillard s'était dissipé et je regardai la forêt, les arbres aux branches encore chargées de neige. Quelques vers absurdes me vinrent à l'esprit, une vieille chanson de Guillaume IX, ce duc un peu follet d'Aquitaine: Ferai un vers de rien du tout Ni de moi, ni des autres gens, Ni de l'amour ni la jeunesse Ni de rien autre.