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Il savait de quoi il parlait. À Tchernyakov, la SP avait arrêté le président de la Troïka régionale du NKVD, avec un de ses collègues, et les avait envoyés à Jitomir. Interrogé par Vogt et ses collègues, ce juge, Wolf Kieper, reconnut avoir fait exécuter plus de mille trois cent cinquante personnes. C'était un Juif d'environ soixante ans, communiste depuis 1905 et juge du peuple depuis 1918; l'autre, Moïse Kogan, était plus jeune, mais c'était aussi un tchékiste et un Juif. Blobel avait discuté du cas avec Rasch et l'Oberst Heim et ils s'étaient mis d'accord pour une exécution publique. Kieper et Kogan furent jugés devant une cour militaire et condamnés à mort. Le 7 août, tôt le matin, des officiers du Sonderkommando, appuyés par des Orpo et nos Askaris, procédèrent à des arrestations de Juifs et les réunirent sur la place du marché. La 6e armée avait mis à disposition une voiture de la compagnie de propagande qui, avec un haut-parleur, sillonnait les rues de la ville en annonçant l'exécution en allemand et en ukrainien. J'arrivai sur la place vers la fin de la matinée, en compagnie de Thomas. Plus de quatre cents Juifs avaient été rassemblés et forcés à s'asseoir, les mains sur la nuque, près de la haute potence dressée la veille par les chauffeurs du Sonderkommando. Au-delà du cordon de Waffen-SS affluaient des centaines de badauds, des militaires surtout mais aussi des hommes de l'Organisation Todt et du NKKK, ainsi que de nombreux civils ukrainiens. Ces spectateurs emplissaient la place de tous les côtés, il était difficile de se frayer un chemin; une trentaine de soldats s'étaient même juchés sur le toit en tôle d'une bâtisse avoisinante. Les hommes riaient, blaguaient; beaucoup photographiaient la scène. Blobel se tenait au pied de la potence avec Hafner, qui revenait de Bielaïa Tserkov. Du côté des rangées de Juifs, von Radetzky haranguait la foule en ukrainien: «Quelqu'un a-t-il un compte à régler avec un de ces Juifs?» demandait-il. Alors un homme sortait de la foule et décochait un coup de pied à un des hommes assis, puis s'en retournait; d'autres leur lançaient des fruits et des tomates pourris. Je regardai les Juifs: ils avaient le visage gris, ils dardaient des yeux angoissés, se demandant ce qui allait suivre. Il y avait parmi eux beaucoup de vieillards, aux barbes blanches fournies et vêtus de caftans crasseux, mais aussi des hommes assez jeunes. Je remarquais que dans le cordon de garde se tenaient plusieurs Landser de la Wehrmacht. «Que font-ils ici?» demandai-je à Hafner. – «Ce sont des volontaires. Ils ont demandé à aider». Je fis une moue. On voyait de nombreux officiers, mais je n'en reconnaissais aucun de l'AOK. Je me dirigeai vers le cordon et interpellai un des soldats: «Qu'est-ce que tu fais ici? Qui t'a demandé de monter la garde?» Il prit un air gêné. «Où est ton supérieur?» – «Je ne sais pas, Herr Offizier», répondit-il enfin en se grattant le front sous son calot – «Qu'est-ce que tu fais ici?» répétai-je. – «Je suis allé au ghetto ce matin, avec mes camarades, Herr Offizier. Et puis voilà, on s'est proposes pour aider, vos collègues ont dit oui. J'avais commandé une paire de bottes en cuir à un Juif et je voulais essayer de le trouver avant-avant»… Il n'osait même pas dire le mot. «Avant qu'on le fusille, c'est ça?» lançai-je avec aigreur. – «Oui, Herr Offizier». – «Et tu l'as trouvé?» – «Il est là-bas. Mais je n'ai pas pu lui parler». Je retournai auprès de Blobel. «Herr Standartenführer, il faudrait renvoyer les hommes de la Wehrmacht. Ce n'est pas normal qu'ils participent à l'Aktion sans ordres». – «Laissez, laissez, Obersturmführer. C'est bien qu'ils montrent de l'enthousiasme. Ce sont de bons nationaux-socialistes, ils veulent aussi faire leur part». Je haussai les épaules et rejoignis Thomas. Il désigna la foule d'un geste du menton: «On aurait pu vendre les places, on serait riches». Il ricana. «À l'AOK, ils appellent ça Exekution-Tourismus». Le camion était arrivé et manœuvrait sous la potence. Deux Waffen-SS en firent sortir Kieper et Kogan. Ils étaient en chemise paysanne et avaient les mains liées derrière le dos. La barbe de Kieper avait blanchi depuis son arrestation. Nos chauffeurs posèrent une planche en travers de la benne du camion, l'escaladèrent et se mirent en devoir de fixer les cordes. Je remarquai que Höfler restait à l'écart, il fumait avec un air maussade; Bauer, lui, le chauffeur personnel de Blobel, testait les nœuds. Puis Zorn monta aussi et les Waffen-SS hissèrent les deux condamnés. On les plaça debout sous la potence et Zorn fit un discours; il parlait en ukrainien, il devait expliquer la sentence. Les spectateurs vociféraient, sifflaient, et il avait du mal à se faire entendre; il fit plusieurs fois des gestes pour les faire taire, mais personne n'y prêtait attention. Des soldats prenaient des clichés, ils désignaient les condamnés en riant. Alors Zorn et un des Waffen-SS leur passa le nœud coulant autour du cou. Les deux condamnés restaient silencieux, renfermés en eux-mêmes. Zorn et les autres descendirent de la planche et Bauer fit démarrer le camion. «Plus lentement, plus lentement», criaient les Landser qui photographiaient. Le camion s'avança, les deux hommes essayaient de garder leur équilibre, puis ils basculèrent l'un après l'autre et balancèrent plusieurs fois d'avant en arrière. Le pantalon de Kieper lui était tombé autour des chevilles; sous sa chemise, il était nu, je voyais avec horreur sa verge engorgée, il éjaculait encore. «Nix Kultura!» brailla un Landser, d'autres reprirent le cri. Sur les montants de la potence, Zorn clouait des panneaux expliquant la condamnation; on pouvait y lire que les mille trois cent cinquante victimes de Kiefer étaient tous des Volksdeutschen et des Ukrainiens. Ensuite, les soldats du cordon ordonnèrent aux Juifs de se lever et de marcher. Blobel monta dans sa voiture avec Hafner et Zorn; von Radetzky m'invita à venir avec lui et prit aussi Thomas. La foule suivait les Juifs, il y avait un immense brouhaha. Tout le monde se dirigeait hors de la ville vers ce qu'on appelait le Pferdefriedhof, le cimetière des chevaux: là, une tranchée avait déjà été creusée, avec une pile de traverses derrière pour arrêter les balles perdues. L'Obersturmführer Grafhorst, qui commandait notre compagnie de Waffen-SS, patientait avec une vingtaine de ses hommes. Blobel et Hafner inspectèrent la tranchée, puis on attendit. Je réfléchissais. Je pensais à ma vie, au rapport qu'il pouvait bien y avoir entre cette vie que j'avais vécue -une vie tout à fait ordinaire, la vie de n'importe qui, mais aussi par certains côtés une vie extraordinaire, inhabituelle, bien que l'inhabituel, ce soit aussi très ordinaire – et ce qui se passait ici. De rapport, il devait bien y en avoir un, et c'était un fait, il y en avait un. Certes, je ne participais pas aux exécutions, je ne commandais pas les pelotons; mais cela ne changeait pas grand-chose, car j'y assistais régulièrement, j'aidais à les préparer et ensuite je rédigeais des rapports; en outre, c'était un peu par hasard que j'avais été affecté au Stab plutôt qu'aux Teil-kommandos. Et si l'on m'avait donné un Teilkommando, aurais-je pu, moi aussi, comme Nagel ou Hafner, organiser des rafles, faire creuser des fosses, aligner des condamnés, et crier «Feu!»? Oui, sans doute. Depuis mon enfance, j'étais hanté par la passion de l'absolu et du dépassement des limites; maintenant, cette passion m'avait mené au bord des fosses communes de l'Ukraine. Ma pensée, je l'avais toujours voulue radicale; or l'État, la Nation avaient aussi choisi le radical et l'absolu; comment donc, juste à ce moment-là, tourner le dos, dire non, et préférer en fin de compte le confort des lois bourgeoises, l'assurance médiocre du contrat social? C'était évidemment impossible. Et si la radicalité, c'était la radicalité de l'abîme, et si l'absolu se révélait être le mauvais absolu, il fallait néanmoins, de cela au moins j'étais intimement persuadé, les suivre jusqu'au bout, les yeux grands ouverts. La foule arrivait et emplissait le cimetière; je remarquai des soldats en maillot de bain, il y avait aussi des femmes, des enfants. On buvait de la bière et on se passait des cigarettes. Je regardai un groupe d'officiers de l'état-major: il y avait là l'Oberst von Schüler, le Ha, avec plusieurs autres officiers. Grafhorst, le Kompanieführer, positionnait ses hommes. On tirait maintenant à un fusil par Juif, un coup dans la poitrine au niveau du cœur. Souvent cela ne suffisait pas à tuer et un homme devait descendre dans la fosse les achever; les cris retentissaient parmi les bavardages et les clameurs de la foule. Hafner, qui commandait plus ou moins officiellement l'action, rugissait. Entre les salves, des hommes sortaient de la foule et demandaient aux Waffen-SS de leur céder la place; Grafhorst n'objectait rien et ses hommes passaient leurs carabines à ces Landser qui tiraient un coup ou deux avant de rejoindre leurs camarades. Les Waffen-SS de Grafhorst étaient assez jeunes et depuis le début de l'exécution manifestaient une certaine agitation. Hafner se mit à engueuler l'un d'eux, qui à chaque salve tendait sa carabine à un soldat volontaire et se tenait sur le côté, tout blanc. De plus il y avait trop de coups qui ne portaient pas et c'était effectivement un problème. Häfner fit arrêter les exécutions et entama un conciliabule avec Blobel et deux officiers de la Wehrmacht. Je ne les connaissais pas, mais d'après la couleur de leurs pattes de col il s'agissait d'un juge militaire et d'un médecin. Puis Hafner alla discuter avec Grafhorst. Je voyais que Grafhörst objectait à ce que disait Hafner, mais je n'entendais pas leurs paroles. Enfin Grafhorst fit amener une nouvelle fournée de Juifs. Ceux-ci furent placés face à la fosse, mais les tireurs de la Waffen-SS visèrent la tête plutôt que la poitrine; le résultat fut effroyable: le haut des crânes volait en l'air, les tireurs recevaient des éclaboussures de cervelle dans le visage. Un des tireurs volontaires de la Wehrmacht vomissait et ses camarades se moquaient de lui. Grafhorst était devenu tout rouge et invectivait Hafner, puis il se retourna vers Blobel et le débat reprit. On changea encore une fois de méthode: Blobel fit ajouter des tireurs et ils tiraient à deux dans la nuque, comme en juillet; Hafner administrait lui-même le coup de grâce lorsqu'il le fallait.