À l'entrée de Bad Polzin, les défenses paraissaient plus solidement organisées. Des Waffen-SS gardaient la route et une pièce de PAK, positionnée sur une hauteur, couvrait l'approche. Thomas sortit de la voiture pour conférer avec l'Untersturmführer qui commandait la section, mais celui-ci ne savait rien et nous renvoya à son supérieur, en ville, au PC installé dans le vieux château. Les véhicules et les chariots encombraient les rues, l'atmosphère était tendue, des mères criaient après leurs enfants, des hommes tiraient brutalement les longes des chevaux, houspillaient les travailleurs agricoles français qui chargeaient les matelas et les sacs de provisions. Je suivis Thomas dans le PC et restai derrière lui à écouter. L'Obersturmführer ne savait pas grand-chose, non plus; son unité était rattachée au Xe corps SS, on l'avait envoyé ici à la tête d'une compagnie pour tenir les axes; et il pensait que les Russes viendraient du sud ou de l'est – la 2e armée, autour de Danzig et Gotenhafen, était déjà coupée du Reich, les Russes avaient percé jusqu'à la Baltique sur l'axe Neustettin-Köslin, cela il en était à peu près sûr – mais il supposait les voies vers l'ouest encore libres. Nous prîmes la route de Schivelbein. C'était une chaussée en dur, les longs chariots de réfugiés en occupaient tout un côté, un déversement continu, le même triste spectacle qu'un mois auparavant sur l'autostrade de Stettin à Berlin. Lentement, au pas des chevaux, l'Est allemand se vidait. Il y avait peu de trafic militaire, mais beaucoup de soldats, armés ou non, marchaient seuls parmi les civils, des Rückkämpfer qui cherchaient à rejoindre leurs unités ou à en retrouver une autre. Il faisait froid, un vent fort soufflait par la vitre brisée de la voiture, charriait une neige mouillée. Piontek doublait les chariots en klaxonnant, des hommes à pied, des chevaux, du bétail congestionnaient la route, s'écartaient avec lenteur. Nous longions des champs, puis de nouveau la route passait par une forêt de sapins. Devant nous les chariots s'arrêtaient, il y avait de l'agitation, j'entendis un bruit énorme, incompréhensible, les gens criaient et couraient vers la forêt. «Les Russes!» braillait Piontek. -»Dehors, dehors!» ordonna Thomas. Je sortis sur la gauche avec Piontek: à deux cents mètres devant nous, un char avançait rapidement dans notre direction, écrasant sur son passage chariots, chevaux, fuyards retardataires. Épouvanté, je courus à toutes jambes avec Piontek et des civils me cacher dans la forêt; Thomas avait traversé la colonne pour filer de l'autre côté. Les charrettes, sous les chenilles du char, éclataient comme des allumettes; les chevaux mouraient dans des hennissements terribles coupés net par le grondement métallique. Notre voiture fut harponnée de front, repoussée, balayée, et, dans un vacarme de tôle broyée, projetée en bas du fossé, sur le flanc. Je distinguais le soldat perché sur le char, juste devant moi, un Asiatique au visage camus noir d'huile de moteur; sous son casque de tankiste en cuir, il portait de petites lunettes hexagonales de femme aux verres teintés en rose, et tenait dans une main une grosse mitrailleuse à chargeur rond, de l'autre, perchée sur son épaule, une ombrelle d'été, bordée de guipure; jambes écartées, appuyé contre la tourelle, il chevauchait le canon comme une monture, absorbant les impacts du char avec l'aisance d'un cavalier scythe dirigeant des talons un petit cheval nerveux. Deux autres chars avec des matelas ou des sommiers fixés à leurs flancs suivaient le premier, achevant sous leurs chenilles les mutilés qui gigotaient parmi les débris. Leur passage dura une dizaine de secondes, tout au plus, ils continuaient vers Bad Polzin, avec dans leur sillage une large bande d'éclats de bois mêlés de sang et de bouillie de chair dans des flaques d'entrailles de chevaux. De longues traînées laissées par les blessés qui avaient tenté de ramper à l'abri rougissaient la neige des deux côtés de la route; çà et là, un homme se tordait, sans jambes, en beuglant, sur la route c'étaient des torses sans tête, des bras dépassant d'une pâtée rouge et immonde. Je tremblais de tous mes membres, Piontek dut m'aider à regagner la route. Autour de moi les gens hurlaient, gesticulaient, d'autres restaient immobiles et en état de choc, et les enfants poussaient des cris stridents, sans fin. Thomas me rejoignit tout de suite et fouilla dans les débris de la voiture pour en retirer la carte et un petit sac. «Il va falloir continuer à pied», dit-il. J'esquissai un geste hébété: «Et les gens…?» – «Il faudra qu'ils se débrouillent, coupa-t-il. On ne peut rien faire. Viens». Il me fit retraverser la route, suivi de Piontek. Je veillais à ne pas mettre les pieds dans des restes humains, mais il était impossible d'éviter le sang, mes bottes laissèrent de grandes traces rouges dans la neige. Sous les arbres, Thomas déplia la carte, «Piontek, ordonna-t-il, va fouiller les chariots, trouve-nous de quoi manger». Puis il étudia la carte. Lorsque Piontek revint avec quelques provisions serrées dans une taie d'oreiller, Thomas nous la montra. C'était une carte à grande échelle de la Poméranie, elle indiquait les routes et les villages, mais guère plus. «Si les Russes sont venus de là, c'est qu'ils ont pris Schivelbein. Ils doivent aussi être en train de monter vers Kolberg. On va aller au nord, essayer de rejoindre Belgarde. Si les nôtres y sont encore, c'est bon, sinon on avisera. En évitant les routes on devrait être tranquilles: s'ils sont allés si vite, c'est que l'infanterie est encore loin derrière». Il m'indiqua un village sur la carte, Gross Rambin: «Là, c'est la voie ferrée. Si les Russes n'y sont pas encore, on y trouvera peut-être quelque chose».