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Nous traversâmes rapidement la forêt et prîmes par les champs. La neige fondait sur la terre labourée, on s'y enfonçait jusqu'aux mollets; entre chaque lopin couraient des rigoles remplies d'eau et longées de clôtures en fil de fer barbelé, basses mais pénibles à franchir. Puis nous passions sur de petits chemins en terre battue, boueux eux aussi, mais plus faciles, que nous quittions toutefois aux abords des villages. C'était fatigant mais l'air était vif et la campagne déserte et tranquille; sur les routes, nous marchions d'un bon pas, un peu ridicules, Thomas et moi, dans nos uniformes noirs de fonction aux jambes maculées de boue. Piontek portait les provisions; nos seules armes étaient nos deux pistolets de service, des Lüger parabellum. Vers la fin de l'après-midi, nous arrivâmes à la hauteur de Rambin: une petite rivière filait à notre droite, nous fîmes halte dans un bois étroit de hêtres et de frênes. Il neigeait de nouveau, une neige humide et collante que le vent nous envoyait au visage. Sur la gauche, un peu plus loin, on distinguait la voie ferrée et les premières maisons. «On va attendre la nuit», dit Thomas. Je m'adossai à un arbre, tirant les pans de mon manteau sous moi, et Piontek nous distribua des œufs durs et de la saucisse.

«J'ai pas trouvé de pain», dit-il tristement. Thomas tira de son sac la petite bouteille d'eau-de-vie qu'il m'avait prise et offrit une rasade à chacun. Le ciel s'assombrissait, les bourrasques recommençaient. J'étais fatigué et je m'endormis contre l'arbre. Lorsque Thomas me réveilla mon manteau était saupoudré de neige et j'étais raidi par le froid. Il n'y avait pas de lune, aucune lumière ne venait du village. Nous suivîmes le bord du bois jusqu'à la voie ferrée, puis marchâmes dans le noir, l'un derrière l'autre le long du talus. Thomas avait sorti son pistolet et je l'imitai, sans trop savoir ce que j'en ferais si nous étions surpris. Nos pas crissaient sur le gravier enneigé du ballast. Les premières maisons apparurent à droite de la voie, près d'un grand étang, sombres, silencieuses; la petite gare, à l'entrée du village, était fermée à clef; nous restâmes sur la voie pour traverser le bourg. Enfin nous pûmes ranger nos pistolets et marcher plus à l'aise. Le ballast glissait, roulait sous nos pas, mais l'espacement des traverses ne permettait pas non plus de prendre une allure normale sur la voie; enfin nous redescendîmes un par un du talus pour marcher dans la neige vierge. Un peu plus loin, la voie ferrée passait de nouveau par une grande forêt de pins. Je me sentais fatigué, cela faisait des heures que nous marchions, je ne pensais à rien, ma tête restait vide de toute idée et de toute image, tous mes efforts allaient a mes pas. Je respirais lourdement et avec le crissement de nos bottes sur la neige mouillée c'était un des seuls sons que j'entendais, un bruit obsédant. Quelques heures plus tard, la lune se leva derrière les pins, pas tout à fait pleine, elle jetait des morceaux de lumière blanche sur la neige à travers les arbres. Plus tard encore, nous atteignîmes la lisière de la forêt. Au-delà d'une grande plaine, à quelques kilomètres devant nous, une lumière jaune dansait dans le ciel et l'on devinait des crépitements, des détonations creuses et sourdes. La lune illuminait la neige sur la plaine et je distinguais le trait noir de la voie ferrée, les buissons, les petits bois éparpillés. «Ils doivent se battre autour de Belgarde, dit Thomas. Dormons un peu. Si on approche maintenant, on se fera tirer par les nôtres». Dormir dans la neige, cela ne me disait guère; avec Piontek, je rassemblai quelques branches mortes pour me composer une litière, je m'y roulai en boule et m'endormis.

Un coup rude sur ma botte me réveilla. Il faisait encore sombre. Plusieurs formes se tenaient autour de nous, je voyais luire l'acier des mitrailleuses. Une voix chuchotait brusquement: «Deutsche? Deutsehe?» Je me redressai sur mon séant et la forme recula: «Pardon, \ Herr Offizier», fit une voix avec un fort accent. Je me mis debout, Thomas s'était déjà redressé. «Vous êtes des soldats allemands?» demanda-t-il, à voix basse aussi. – «Jawohl, Herr Offizier». Mes yeux s'habituaient à l'obscurité: je distinguais sur les manteaux de ces hommes des insignes S S et des écussons bleu blanc rouge. «Je suis SS-Obersturmbannführer», dis-je en français. Une voix s'exclama: «T'as vu, Roger, il parle français!» Le premier soldat me répondit: «Nos excuses, Herr Obersturmbannführer. On vous avait mal vus dans le noir. On vous prenait pour des déserteurs». – «Nous sommes du SD, dit Thomas, en français aussi, avec son accent autrichien. Nous avons été coupés par les Russes et essayons de rejoindre nos lignes. Et vous?» – «Oberschütze Lanquenoy, 3e compagnie, 1re section, zu Befehl, Herr Standartenführer. On est avec la division "Charlemagne". On a été séparés de notre régiment». Ils étaient une dizaine. Lanquenoy, qui semblait les mener, nous expliqua la situation en quelques mots: on leur avait donné l'ordre de quitter leur position plusieurs heures auparavant et de se replier vers le sud. Le gros du régiment, qu'ils essayaient de rejoindre, devait se trouver un plus à l'est, vers la Persante. «C'est l'Oberfuhrer Puaud qui commande. Il y a encore des types de la Wehrmacht à Belgarde, mais ça chauffe sec là-bas». – «Pourquoi ne vous dirigez-vous pas vers le nord? demanda sèchement Thomas. Vers Kolberg?» – «On sait pas, Herr Standartenführer, dit Lanquenoy. On sait rien. Y'a des Russkofs partout». -»La route doit être coupée», fit une autre voix. – «Nos troupes tiennent toujours Körlin?» demanda Thomas. – «On sait pas», fit Lanquenoy. – «Nous tenons toujours Kolberg?» – «On sait pas, Herr Standartenführer. On sait rien». Thomas demanda une lampe de poche et se fit montrer le terrain sur la carte par Lanquenoy et un autre soldat. «Nous allons tenter de passer par le nord et de rejoindre Körlin ou, à défaut, Kolberg, déclara enfin Thomas. Vous voulez venir avec nous? En petit groupe, nous pourrons passer les lignes russes, s'il le faut. Ils ne doivent tenir que les routes, peut-être quelques villages». – «C'est pas qu'on voudrait pas, Herr Standartenführer. Nous on voudrait bien, je crois. Mais on doit rejoindre les copains». – «Comme vous voulez». Thomas se fit donner une arme et des munitions, qu'il confia à Piontek. Le ciel pâlissait peu à peu, une épaisse couche de brouillard emplissait les creux de la plaine, vers la rivière. Les soldats français nous saluèrent et s'éloignèrent dans la forêt. Thomas me dit: «On va profiter du brouillard pour contourner Belgarde, vite. De l'autre côté de la Persante, entre la boucle de la rivière et la route, il y a une forêt. On passera par là jusqu'à Körlin. Après, on verra». Je ne dis rien, je ne me sentais pas la moindre volonté. Nous retournâmes le long de la voie ferrée. Les explosions, devant nous et sur notre droite, résonnaient dans le brouillard, accompagnant notre avance. Lorsque le chemin de fer croisait une route, nous nous cachions, attendions quelques minutes, puis traversions en courant Parfois aussi on entendait le bruit métallique de harnais, de cantines, de gourdes qui cliquetaient: des hommes en armes nous croisaient dans le brouillard; et nous restions tapis, aux aguets, attendant qu'ils s'éloignent, sans jamais savoir s'il s'agissait des nôtres. Au sud, dans notre dos, des canonnades commençaient aussi à se faire entendre; devant nous, les bruits se précisaient, mais c'étaient des coups de feu et des rafales isolées, quelques détonations seulement, les combats devaient prendre fin. Le temps d'atteindre la Persante, un vent se levait et commençait à dissiper le brouillard. Nous nous éloignâmes de la voie ferrée et nous cachâmes dans les roseaux pour observer. Le pont métallique du chemin de fer avait été dynamité et gisait, tordu, dans les eaux grises et épaisses de la rivière. Nous restâmes environ un quart d'heure à l'observer, le brouillard s'était presque levé maintenant, un soleil froid luisait dans le ciel gris; derrière, sur la droite, Belgarde brûlait. Le pont ruiné ne semblait pas gardé. «En faisant attention, on peut passer sur les poutres», murmura Thomas. Il se leva et Piontek le suivit, le pistolet-mitrailleur des Français braqué. De la rive, le passage paraissait facile mais une fois sur le pont les poutrelles se montrèrent traîtres, humides et glissantes. Il fallait s'accrocher à l'extérieur du tablier, juste au-dessus de l'eau. Thomas et Piontek passèrent sans encombre. À quelques mètres de la rive, mon reflet attira mon regard; il était brouillé, déformé par les mouvements de la surface; je me penchai pour mieux le distinguer, mon pied dérapa et je tombai à sa rencontre. Empêtré dans mon lourd manteau, je sombrai un instant dans l'eau froide. Ma main rencontra une barre métallique, je me rattrapai, me hissai à la surface; Piontek, revenu, me tira par la main sur la berge où je restai couché, dégoulinant, toussant, furieux. Thomas riait et ce rire ajoutait à ma colère. Ma casquette, que j'avais glissée dans mon ceinturon avant de traverser, était sauve; je dus enlever mes bottes pour en vider l'eau, et Piontek m'aida à essorer tant bien que mal mon manteau. «Dépêchez-vous, chuchotait Thomas, toujours hilare. Il ne faut pas rester ici». Je tâtai mes poches, ma main rencontra le livre que j'avais emporté puis oublié. La vue des pages trempées et gondolées me souleva le cœur. Mais il n'y avait rien à faire, Thomas me pressait, je le remis dans ma poche, jetai mon manteau mouillé sur mes épaules et repris la marche.