Le froid traversait mes vêtements trempés et je frissonnais, mais nous marchions vite et cela me réchauffa un peu. Derrière nous, les incendies de la ville crépitaient, une épaisse fumée noircissait la grisaille du ciel et voilait le soleil. Pendant quelque temps, une dizaine de chiens affamés et affolés nous harcelèrent, ils fonçaient sur nos talons en aboyant furieusement, Piontek dut couper un bâton et leur infliger une volée pour les faire reculer. Près de la rivière, le sol était marécageux, la neige avait déjà fondu, quelques plaques, seules, indiquaient les endroits secs. Nos bottes s'enfonçaient jusqu'aux chevilles. Une longue digue herbeuse et saupoudrée de neige se formait, longeant la Persante; à notre droite, au pied du talus, les marécages s'épaississaient, puis commençaient des bois, marécageux eux aussi; et bientôt nous étions bloqués sur cette digue, mais ne voyions personne, ni Allemands, ni Russes. D'autres toutefois étaient passés avant nous: çà et là, affaissé dans le bois, le pied ou un bras pris dans les branchages, ou alors couché la tête en bas sur le flanc de la digue, on apercevait un cadavre, un soldat ou bien un civil qui s'était traîné là pour mourir. Le ciel s'éclaircissait, le soleil pâle de fin d'hiver dispersait peu à peu la grisaille. Marcher sur la digue était facile, nous avancions vite, Belgarde avait déjà disparu. Sur les eaux brunes de la Persante flottaient des canards, certains à tête verte, d'autres noirs et blancs, ils s'arrachaient brusquement à notre approche en poussant des sons de trompette plaintifs et s'envolaient un peu plus loin. En face, au-delà de la rive, s'étirait une grande forêt de pins, très hauts et sombres; sur notre droite, après le petit cours d'eau qui isolait la digue, on voyait surtout des bouleaux, avec quelques chênes. J'entendis un bourdonnement lointain: au-dessus de nous, très haut dans le ciel vert clair, un avion solitaire tournoyait. La vue de cet appareil inquiéta Thomas et il nous attira vers le petit canal; un tronc abattu nous permit de le franchir et d'arriver sous les arbres; mais là, la terre ferme disparaissait sous l'eau. Nous traversâmes un petit pré couvert d'une longue herbe épaisse, détrempée et couchée; au-delà, s'étendaient encore des plans d'eau; il y avait une petite cabane de chasseur cadenassée, elle aussi plantée dans l'eau. La neige avait entièrement disparu. Se coller aux arbres ne servait à rien, nos bottes s'enfonçaient dans l'eau et la boue, le sol trempé était couvert de feuilles pourries qui cachaient des fondrières. Çà et là un îlot de terre ferme nous redonnait courage. Mais, plus loin, cela redevenait tout à fait impossible, les arbres poussaient sur des mottes isolées ou dans l'eau même, les langues de terre entre les pièces d'eau étaient elles aussi inondées, nous pataugions lamentablement, il fallut renoncer et regagner la digue. Enfin elle s'ouvrit sur des champs, humides et couverts de neige mouillée, mais où l'on pouvait avancer. Puis l'on repassait dans un bois de pins de coupe, fins et droits et hauts avec des troncs rouges. Le soleil filtrait entre les arbres, éparpillant des taches de lumière sur le sol noir, presque nu et parsemé de plaques de neige ou de mousse verte et froide. Des troncs abattus et abandonnés et des branches cassées encombraient le passage entre les arbres; mais il était encore plus difficile de marcher dans la boue noire, retournée par les roues des chariots, des chemins de bûcheron qui serpentaient par la pinède. Je m'essoufflais, j'avais faim aussi, Thomas accepta enfin de faire halte. Grâce à la chaleur dégagée par la marche, mes sous-vêtements étaient presque secs, j'ôtai ma tunique, mes bottes et mon pantalon, et les étendis avec mon manteau au soleil, sur un stère de billots de pins, empilés en carré et proprement calés au bord du chemin. J'y déposai aussi le Flaubert, ouvert, pour faire sécher les pages gondolées. Puis je me perchai sur un stère voisin, grotesque dans mes sous-vêtements longs; au bout de quelques minutes j'avais de nouveau froid et Thomas me passa en riant son manteau. Piontek distribua quelques provisions et je mangeai. J'étais recru de fatigue, je voulais me coucher sur mon manteau à la faible lueur du soleil et m'endormir. Mais Thomas exigeait que nous arrivions à Körlin, il espérait toujours rejoindre Kolberg le jour même. Je repassai mes vêtements humides, empochai le Flaubert et le suivis. Peu après le bois apparut un petit hameau niché dans la courbe de la rivière. Nous l'observâmes quelque temps, il aurait fallu faire un long détour pour le contourner; j'entendais aboyer des chiens, hennir des chevaux, mugir des vaches, avec ce long son douloureux qu'elles ont quand elles ne sont pas traites et que les pis gonflent. Mais c'était tout. Thomas se décida à avancer. C'étaient de grandes vieilles bâtisses de ferme en brique, croulantes, aux larges toits couvrant des greniers généreux; les portes étaient défoncées, le chemin jonché de carrioles renversées, de meubles brisés, de draps déchirés; de loin en loin, on enjambait un cadavre de fermier ou une vieille femme, criblés à bout portant; une étrange petite tempête de neige soufflait par les ruelles, des bourrasques de duvet soulevées des édredons et des matelas crevés et emportées par le vent. Thomas envoya Piontek chercher à manger dans les maisons et en l'attendant me traduisit un écriteau hâtivement badigeonné en russe, passé au cou d'un paysan ligoté à un chêne, en hauteur, les boyaux dégoulinant de son ventre fendu, à moitié arrachés par les chiens: Tu avais une maison, des vaches, des boîtes de conserve. Qu'est-ce que tu es venu foutre chez nous, pridourak? L'odeur des tripes me donnait la nausée, j'avais soif et je bus à la pompe d'un puits qui fonctionnait encore. Piontek nous rejoignit: il avait trouvé du lard, des oignons, des pommes, quelques conserves que nous répartîmes dans nos poches; mais il était blême et sa mâchoire tremblait, il ne voulait pas nous dire ce qu'il avait vu dans la maison, et son regard passait avec angoisse de l'éventré aux chiens qui se rapprochaient en grognant, à travers les volutes de duvet. Nous quittâmes ce hameau le plus vite possible. Au-delà s'étalaient de grands champs ondulés, jaune pâle et beiges sous la neige encore sèche. Le chemin contournait un petit affluent, montait une crête, passait sous une ferme désertée, cossue et adossée à un bois. Puis il redescendait vers la Persante. Nous suivions la berge, assez haute; de l'autre côté de l'eau c'était encore des bois. Un affluent nous barra le chemin, il fallut ôter nos bottes et nos chaussettes et traverser à gué, l'eau était glaciale, j'en bus et m'en aspergeai le cou avant de continuer. Ensuite s'étendaient encore des champs enneigés, avec, loin sur la droite, en hauteur, la lisière d'une forêt; juste au milieu, vide, se dressait une tour en bois gris, pour chasser le canard ou peut-être tirer les corbeaux à l'époque des récoltes. Thomas voulut couper par ces champs, devant nous la forêt descendait rejoindre la rivière, mais s'éloigner des chemins n'était pas facile, le sol devenait traître, il fallait passer des clôtures de barbelés, et nous nous repliâmes vers la rivière que nous retrouvâmes un peu plus loin. Deux cygnes dérivaient sur l'eau, nullement effarouchés par notre présence; ils s'arrêtèrent près d'un îlot, relevèrent et étirèrent en un long geste suave leurs cous démesurés, puis entreprirent leur toilette. Ensuite recommençaient les bois. Ici c'était surtout des pins, des arbres jeunes, une forêt qui avait été soigneusement gérée pour la coupe, ouverte et aérée. Les chemins rendaient la marche plus facile. À deux reprises, le bruit de nos pas fit s'enfuir de petits daims, on les apercevait bondissant entre les arbres. Thomas nous égarait le long de divers sentiers sous la haute voûte calme et régulièrement retrouvait la Persante, notre fil conducteur. Un chemin coupait par un petit bois de chênes, pas très hauts, un entrelacs touffu et gris de pousses et de branches nues. Le sol sous la neige était tapissé de feuilles mortes, sèches, brunes. Lorsque la soif me reprenait, je descendais à la Persante, mais souvent, au bord, l'eau stagnait. Nous nous approchions de Körlin, mes jambes étaient lourdes, j'avais mal au dos, mais là encore les chemins restaient faciles. À Körlin, les combats faisaient rage. Tapis à l'orée du bois, nous regardions des chars russes dispersés sur une route un peu surélevée canonner sans discontinuer des positions allemandes. Des fantassins couraient autour des chars, se couchaient dans les fossés. Il y avait beaucoup de cadavres, des taches brunes éparpillées sur la neige ou le sol noirâtre. Nous reculâmes dans la forêt, prudemment. Un peu plus haut nous avions repéré un petit pont de pierre sur la Persante, intact; nous y retournâmes pour le traverser puis, cachés dans une hêtraie, nous nous glissâmes vers la grande route de Plathe. Dans ces bois, aussi, il y avait des corps partout, russes et allemands mêlés, on avait dû s'y battre furieusement; de nombreux morts allemands portaient l'écusson français; maintenant, tout était calme. En fouillant leurs poches nous trouvâmes quelques objets utiles, des canifs, un compas, du poisson séché dans la musette d'un Russe. Sur la route, au-dessus, des blindés soviétiques roulaient à toute allure vers Körlin. Thomas avait décidé que nous attendrions la nuit, puis que nous tenterions de traverser pour voir plus loin qui, des Russes ou des nôtres, tenait la chaussée de Kolberg. Je m'assis derrière un buisson, le dos à la route, et croquai un oignon que je fis passer avec de l'eau-de-vie, puis je tirai de ma poche L'éducation sentimentale, dont la reliure en cuir était toute gonflée et déformée, décollai délicatement quelques pages, et me mis à lire. Le long flot étale de la prose m'emporta rapidement, je n'entendais plus le cliquètement des chenilles ni le grondement des moteurs, les cris saugrenus en russe, «Davaï! Davaï!», ni les explosions, un peu plus loin; seules les pages gondolées et collantes gênaient ma lecture. La tombée du jour m'obligea à refermer le livre et à le ranger. Je dormis un peu. Piontek dormait aussi, Thomas restait assis, il regardait les bois. Lorsque je me réveillai, j'étais couvert d'une grosse neige poudreuse; elle tombait dru, en flocons épais qui tournoyaient entre les arbres avant de se poser. Sur la route un char passait de temps en temps, les phares allumés, la lumière trouant les volutes de neige; tout le reste était silencieux. Nous nous rapprochâmes de la route et attendîmes. Du côté de Körlin, cela tirait toujours. Deux chars arrivèrent, suivis d'un camion, un Studebaker frappé de l'étoile rouge: dès qu'ils furent passés, nous traversâmes la chaussée au pas de course pour débouler de l'autre côté dans un bois. Quelques kilomètres plus loin, il fallut répéter l'opération pour traverser la petite route menant à Gross-Jestin, un village voisin; là aussi les chars et les véhicules encombraient la route. La neige épaisse nous cachait lorsque nous traversions les champs, il n'y avait pas de vent et elle tombait presque à la verticale, assourdissant les sons, détonations, moteurs, cris. De temps en temps, nous entendions des bruits métalliques ou des éclats de voix russes, nous nous cachions rapidement, à plat ventre dans un fossé ou derrière un buisson; une patrouille passa juste devant nos nez sans nous apercevoir. De nouveau la Persante nous barrait le chemin. La route de Kolberg se trouvait de l'autre côté; nous suivions la berge vers le nord et Thomas dénicha enfin une barque, cachée dans des roseaux. Il n'y avait pas de rames, Piontek coupa de longues branches pour la manœuvrer et la traversée se fit assez facilement. Sur la chaussée régnait une circulation intense, dans les deux sens: les blindés russes et les camions roulaient tous feux allumés, comme sur une autostrade. Une longue colonne de chars filait en direction de Kolberg, spectacle féerique, chaque engin drapé de dentelle, de grandes pièces blanches fixées aux canons et aux tourelles et dansant sur les flancs, et dans les tourbillons de neige illuminés par leurs phares ces machines sombres et tonitruantes prenaient un aspect léger, presque aérien, elles paraissaient flotter sur la route, à travers la neige qui se confondait avec ces voilures. Nous reculâmes lentement pour nous enfoncer dans les bois. «On va repasser la Persante, chuchota la voix tendue de Thomas, désincarnée dans le noir et la neige. Pour Kolberg, c'est foutu. Il faudra aller jusqu'à l'Oder, sans doute». Mais la barque avait disparu et nous dûmes marcher un moment avant de trouver un passage guéable, indiqué par des piquets et une sorte de passerelle tendue sous l'eau, à laquelle tenait accroché