es chiens, hennir des chevaux, mugir des vaches, avec ce long son douloureux qu'elles ont quand elles ne sont pas traites et que les pis gonflent. Mais c'était tout. Thomas se décida à avancer. C'étaient de grandes vieilles bâtisses de ferme en brique, croulantes, aux larges toits couvrant des greniers généreux; les portes étaient défoncées, le chemin jonché de carrioles renversées, de meubles brisés, de draps déchirés; de loin en loin, on enjambait un cadavre de fermier ou une vieille femme, criblés à bout portant; une étrange petite tempête de neige soufflait par les ruelles, des bourrasques de duvet soulevées des édredons et des matelas crevés et emportées par le vent. Thomas envoya Piontek chercher à manger dans les maisons et en l'attendant me traduisit un écriteau hâtivement badigeonné en russe, passé au cou d'un paysan ligoté à un chêne, en hauteur, les boyaux dégoulinant de son ventre fendu, à moitié arrachés par les chiens: Tu avais une maison, des vaches, des boîtes de conserve. Qu'est-ce que tu es venu foutre chez nous, pridourak? L'odeur des tripes me donnait la nausée, j'avais soif et je bus à la pompe d'un puits qui fonctionnait encore. Piontek nous rejoignit: il avait trouvé du lard, des oignons, des pommes, quelques conserves que nous répartîmes dans nos poches; mais il était blême et sa mâchoire tremblait, il ne voulait pas nous dire ce qu'il avait vu dans la maison, et son regard passait avec angoisse de l'éventré aux chiens qui se rapprochaient en grognant, à travers les volutes de duvet. Nous quittâmes ce hameau le plus vite possible. Au-delà s'étalaient de grands champs ondulés, jaune pâle et beiges sous la neige encore sèche. Le chemin contournait un petit affluent, montait une crête, passait sous une ferme désertée, cossue et adossée à un bois. Puis il redescendait vers la Persante. Nous suivions la berge, assez haute; de l'autre côté de l'eau c'était encore des bois. Un affluent nous barra le chemin, il fallut ôter nos bottes et nos chaussettes et traverser à gué, l'eau était glaciale, j'en bus et m'en aspergeai le cou avant de continuer. Ensuite s'étendaient encore des champs enneigés, avec, loin sur la droite, en hauteur, la lisière d'une forêt; juste au milieu, vide, se dressait une tour en bois gris, pour chasser le canard ou peut-être tirer les corbeaux à l'époque des récoltes. Thomas voulut couper par ces champs, devant nous la forêt descendait rejoindre la rivière, mais s'éloigner des chemins n'était pas facile, le sol devenait traître, il fallait passer des clôtures de barbelés, et nous nous repliâmes vers la rivière que nous retrouvâmes un peu plus loin. Deux cygnes dérivaient sur l'eau, nullement effarouchés par notre présence; ils s'arrêtèrent près d'un îlot, relevèrent et étirèrent en un long geste suave leurs cous démesurés, puis entreprirent leur toilette. Ensuite recommençaient les bois. Ici c'était surtout des pins, des arbres jeunes, une forêt qui avait été soigneusement gérée pour la coupe, ouverte et aérée. Les chemins rendaient la marche plus facile. À deux reprises, le bruit de nos pas fit s'enfuir de petits daims, on les apercevait bondissant entre les arbres. Thomas nous égarait le long de divers sentiers sous la haute voûte calme et régulièrement retrouvait la Persante, notre fil conducteur. Un chemin coupait par un petit bois de chênes, pas très hauts, un entrelacs touffu et gris de pousses et de branches nues. Le sol sous la neige était tapissé de feuilles mortes, sèches, brunes. Lorsque la soif me reprenait, je descendais à la Persante, mais souvent, au bord, l'eau stagnait. Nous nous approchions de Körlin, mes jambes étaient lourdes, j'avais mal au dos, mais là encore les chemins restaient faciles. À Körlin, les combats faisaient rage. Tapis à l'orée du bois, nous regardions des chars russes dispersés sur une route un peu surélevée canonner sans discontinuer des positions allemandes. Des fantassins couraient autour des chars, se couchaient dans les fossés. Il y avait beaucoup de cadavres, des taches brunes éparpillées sur la neige ou le sol noirâtre. Nous reculâmes dans la forêt, prudemment. Un peu plus haut nous avions repéré un petit pont de pierre sur la Persante, intact; nous y retournâmes pour le traverser puis, cachés dans une hêtraie, nous nous glissâmes vers la grande route de Plathe. Dans ces bois, aussi, il y avait des corps partout, russes et allemands mêlés, on avait dû s'y battre furieusement; de nombreux morts allemands portaient l'écusson français; maintenant, tout était calme. En fouillant leurs poches nous trouvâmes quelques objets utiles, des canifs, un compas, du poisson séché dans la musette d'un Russe. Sur la route, au-dessus, des blindés soviétiques roulaient à toute allure vers Körlin. Thomas avait décidé que nous attendrions la nuit, puis que nous tenterions de traverser pour voir plus loin qui, des Russes ou des nôtres, tenait la chaussée de Kolberg. Je m'assis derrière un buisson, le dos à la route, et croquai un oignon que je fis passer avec de l'eau-de-vie, puis je tirai de ma poche L'éducation sentimentale, dont la reliure en cuir était toute gonflée et déformée, décollai délicatement quelques pages, et me mis à lire. Le long flot étale de la prose m'emporta rapidement, je n'entendais plus le cliquètement des chenilles ni le grondement des moteurs, les cris saugrenus en russe, «Davaï! Davaï!», ni les explosions, un peu plus loin; seules les pages gondolées et collantes gênaient ma lecture. La tombée du jour m'obligea à refermer le livre et à le ranger. Je dormis un peu. Piontek dormait aussi, Thomas restait assis, il regardait les bois. Lorsque je me réveillai, j'étais couvert d'une grosse neige poudreuse; elle tombait dru, en flocons épais qui tournoyaient entre les arbres avant de se poser. Sur la route un char passait de temps en temps, les phares allumés, la lumière trouant les volutes de neige; tout le reste était silencieux. Nous nous rapprochâmes de la route et attendîmes. Du côté de Körlin, cela tirait toujours. Deux chars arrivèrent, suivis d'un camion, un Studebaker frappé de l'étoile rouge: dès qu'ils furent passés, nous traversâmes la chaussée au pas de course pour débouler de l'autre côté dans un bois. Quelques kilomètres plus loin, il fallut répéter l'opération pour traverser la petite route menant à Gross-Jestin, un village voisin; là aussi les chars et les véhicules encombraient la route. La neige épaisse nous cachait lorsque nous traversions les champs, il n'y avait pas de vent et elle tombait presque à la verticale, assourdissant les sons, détonations, moteurs, cris. De temps en temps, nous entendions des bruits métalliques ou des éclats de voix russes, nous nous cachions rapidement, à plat ventre dans un fossé ou derrière un buisson; une patrouille passa juste devant nos nez sans nous apercevoir. De nouveau la Persante nous barrait le chemin. La route de Kolberg se trouvait de l'autre côté; nous suivions la berge vers le nord et Thomas dénicha enfin une barque, cachée dans des roseaux. Il n'y avait pas de rames, Piontek coupa de longues branches pour la manœuvrer et la traversée se fit assez facilement. Sur la chaussée régnait une circulation intense, dans les deux sens: les blindés russes et les camions roulaient tous feux allumés, comme sur une autostrade. Une longue colonne de chars filait en direction de Kolberg, spectacle féerique, chaque engin drapé de dentelle, de grandes pièces blanches fixées aux canons et aux tourelles et dansant sur les flancs, et dans les tourbillons de neige illuminés par leurs phares ces machines sombres et tonitruantes prenaient un aspect léger, presque aérien, elles paraissaient flotter sur la route, à travers la neige qui se confondait avec ces voilures. Nous reculâmes lentement pour nous enfoncer dans les bois. «On va repasser la Persante, chuchota la voix tendue de Thomas, désincarnée dans le noir et la neige. Pour Kolberg, c'est foutu. Il faudra aller jusqu'à l'Oder, sans doute». Mais la barque avait disparu et nous dûmes marcher un moment avant de trouver un passage guéable, indiqué par des piquets et une sorte de passerelle tendue sous l'eau, à laquelle tenait accroché par un pied, flottant sur le ventre, le cadavre d'un Waffen-SS français. L'eau froide nous monta jusqu'aux cuisses, je tenais mon livre à la main pour lui épargner un nouveau bain; de gros flocons tombaient sur l'eau pour y disparaître instantanément. Nous avions ôté nos bottes mais nos pantalons restèrent mouillés et froids toute la nuit et puis encore la matinée, lorsque nous nous endormîmes, tous les trois, sans monter la garde, dans une petite cabane de forestier au fond d'un bois. Cela faisait presque trente-six heures que nous marchions, nous étions épuisés; maintenant, il faudrait marcher davantage. Nous avancions la nuit; le jour, nous nous cachions dans les bois; alors je dormais ou lisais Flaubert, je parlais peu à mes compagnons. Une colère impuissante sourdait en moi, je ne comprenais pas pourquoi j'avais quitté la maison près d'Alt Draheim, je m'en voulais de m'être laissé entraîner pour errer comme un sauvage dans les bois, plutôt que d'être resté tranquille. La barbe rongeait nos visages, la boue séchée raidissait nos uniformes et sous le tissu rêche les crampes tenaillaient nos jambes. Nous mangions mal, il n'y avait que ce qu'on pouvait trouver dans les fermes abandonnées ou les débris de convois de réfugiés; je ne me plaignais pas, mais je trouvais le lard cru immonde, le gras restait longtemps collé à l'intérieur de la bouche, il n'y avait jamais de pain pour le faire passer. Nous avions toujours froid et ne faisions pas de feu. Néanmoins, j'aimais bien cette campagne grave et tranquille, le silence amical des bois de bouleaux ou des futaies, le ciel gris à peine agité par le vent, le crissement feutré des dernières neiges de l'année. Mais c'était une campagne morte, déserte: vides les champs et vides les fermes. Partout les désastres de la guerre imposaient leurs traces. Tous les bourgs de quelque dimension, que nous contournions de loin, la nuit, étaient occupés par les Russes; depuis les abords, dans le noir, on entendait les soldats ivres chanter et tirer des rafales en l'air. Il restait parfois des Allemands, dans ces villages, on discernait leurs voix apeurées mais patientes entre les exclamations et les jurons russes, les cris n'étaient pas rares non plus, surtout des cris de femme. Mais cela valait encore mieux que les villages incendiés où la faim nous poussait: le bétail crevé empuantissait les rues, les maisons exhalaient, mêlée à celle du brûlé, une odeur de charogne, et comme il fallait y entrer pour trouver à se nourrir, nous ne pouvions éviter de voir les cadavres distordus de femmes, souvent dénudées, même des vieilles ou des gamines de dix ans, avec du sang entre les jambes. Mais rester dans les bois n'aidait pas à fuir les morts: aux carrefours, les branches immenses des chênes centenaires portaient des grappes de pendus, le plus souvent des Volkssturm, mornes ballots victimes de Feldgendarmes zélés; les corps parsemaient les clairières, comme ce jeune homme nu, couché dans la neige avec une jambe repliée, aussi serein que le pendu de la XIIe carte du Tarot, effrayant d'étrangeté; et plus loin encore, dans les forêts, les cadavres polluaient les étangs pâles que nous longions en retenant notre soif. Dans ces bois et ces forêts, on trouvait aussi des vivants, des civils terrorisés, incapables de nous fournir la moindre information, des soldats isolés ou en petits groupes qui tentaient comme nous de se faufiler à travers les lignes russes. Waffen-SS ou Wehrmacht, jamais ils ne voulaient rester avec nous; ils devaient avoir peur, en cas de capture, de se retrouver avec de hauts gradés SS. Cela fit réfléchir Thomas et il m'obligea comme lui à détruire mon livre de paie et mes papiers et à arracher mes insignes, au cas où nous tomberions aux mains des Russes; mais par peur des Feldgendarmes, il décida, assez irrationnellement, que nous garderions nos beaux uniformes noirs, un peu incongrus pour cette partie de campagne. Toutes ces décisions, c'était lui qui les prenait; j'acceptais sans réfléchir et je suivais, fermé à tout sauf à ce qui me tombait sous les yeux, dans le lent déploiement de la marche. Lorsque quelque chose suscitait en moi une réaction, c'était pire encore. La deuxième nuit après Körlin, vers l'aube, nous entrâmes dans un hameau, quelques fermes entourant un manoir. Un peu sur le côté se dressait une église en brique, adossée à un clocher pointu et coiffée d'un toit en ardoise grise; la porte était ouverte, et il en sortait de la musique d'orgue; Piontek était déjà parti fouiller les cuisines; suivi de Thomas, j'entrai dans l'église. Un vieillard, près de l'autel, jouait L'art de la fugue, le troisième contrepoint, je pense, avec ce beau roulement de la basse qu'à l'orgue on rend à la pédale. Je m'approchai, m'assis sur un banc et écoutai. Le vieil homme acheva le morceau et se tourna vers moi: il portait un monocle et une petite moustache blanche bien taillée, et un uniforme d'Oberstleutnant de l'autre guerre, avec une croix au cou. «Ils peuvent tout détruire, me dit-il tranquillement, mais pas ça. C'est impossible, ça restera toujours: ça continuera même quand je m'arrêterai de jouer». Je ne dis rien et il attaqua le contrepoint suivant Thomas se tenait toujours debout. Je me relevai aussi. J'écoutais. La musique était magnifique, l'orgue n'avait pas une grande puissance mais il résonnait dans cette petite église de famille, les lignes du contrepoint se croisaient, jouaient, dansaient l'une avec l'autre. Or au lieu de m'apaiser cette musique ne faisait qu'attiser ma rage, je trouvais cela insoutenable. Je ne pensais à rien, ma tête était vide de tout sauf de cette musique et de la pression noire de ma rage. Je voulais lui crier d'arrêter, mais je laissai passer la fin du morceau et le vieil homme entama tout de suite le suivant, le cinquième. Ses longs doigts aristocratiques voletaient sur les touches du clavier, tiraient ou repoussaient les registres. Lorsqu'il les referma d'un coup sec, à la fin de la fugue, je sortis mon pistolet et lui tirai une balle dans la tête. Il s'effondra en avant sur les touches, ouvrant la moitié des tuyaux dans un mugissement désolé et discordant. Je rangeai mon pistolet, m'approchai et le tirai en arrière par le col; le son cessa pour ne laisser que celui du sang gouttant de sa tête sur les dalles. «Tu es devenu complètement fou! siffla Thomas. Qu'est-ce qui te prend!?» Je le regardai froidement, j'étais blême mais ma voix, saccadée, ne tremblait pas: «C'est à cause des ces junkers corrompus que l'Allemagne perd la guerre. Le national-socialisme s'effondre et eux jouent du Bach. Ça devrait être interdit». Thomas me dévisageait, il ne savait pas quoi dire. Puis il haussa les épaules: «Après tout, tu as peut-être raison. Mais ne recommence pas. Allons-y». Piontek, dans la grande cour, s'inquiétait du coup de feu et braquait son pistolet-mitrailleur. Je proposai de dormir dans le manoir, dans un vrai lit, avec des draps; mais Thomas, je crois, m'en voulait, il décida que nous dormirions encore dans les bois, pour me vexer je pense. Mais je ne voulais plus me mettre en colère, et puis, c'était mon ami; j'obéis, je le suivis sans protester. Le temps était changeant, il s'adoucissait subitement; dès que le froid disparaissait, il faisait tout de suite chaud, et je suais copieusement dans mon manteau, la terre grasse des champs me collait aux pieds. Nous restions au nord de la route de Plathe; insensiblement, pour éviter les espaces trop ouverts, pour rester collés aux forêts, nous nous trouvions déportés plus encore au nord. Alors que nous pensions traverser la Rega dans la région de Greifenberg, nous l'atteignîmes près de Treptow, à moins de dix kilomètres de la mer. Entre Treptow et l'embouchure, d'après la carte de Thomas, toute la rive gauche était marécageuse; mais au bord de la mer s'étendait une grande forêt, où nous pourrions marcher en sûreté jusqu'à Horst ou Rewahl; si ces stations balnéaires se trouvaient encore en des mains allemandes, nous pourrions passer les lignes; sinon, nous retournerions vers l'intérieur des terres. Cette nuit-là, nous passâmes la voie ferrée qui relie Treptow à Kolberg, puis la route de Deep, attendant pendant une heure le passage d'une colo