par un pied, flottant sur le ventre, le cadavre d'un Waffen-SS français. L'eau froide nous monta jusqu'aux cuisses, je tenais mon livre à la main pour lui épargner un nouveau bain; de gros flocons tombaient sur l'eau pour y disparaître instantanément. Nous avions ôté nos bottes mais nos pantalons restèrent mouillés et froids toute la nuit et puis encore la matinée, lorsque nous nous endormîmes, tous les trois, sans monter la garde, dans une petite cabane de forestier au fond d'un bois. Cela faisait presque trente-six heures que nous marchions, nous étions épuisés; maintenant, il faudrait marcher davantage. Nous avancions la nuit; le jour, nous nous cachions dans les bois; alors je dormais ou lisais Flaubert, je parlais peu à mes compagnons. Une colère impuissante sourdait en moi, je ne comprenais pas pourquoi j'avais quitté la maison près d'Alt Draheim, je m'en voulais de m'être laissé entraîner pour errer comme un sauvage dans les bois, plutôt que d'être resté tranquille. La barbe rongeait nos visages, la boue séchée raidissait nos uniformes et sous le tissu rêche les crampes tenaillaient nos jambes. Nous mangions mal, il n'y avait que ce qu'on pouvait trouver dans les fermes abandonnées ou les débris de convois de réfugiés; je ne me plaignais pas, mais je trouvais le lard cru immonde, le gras restait longtemps collé à l'intérieur de la bouche, il n'y avait jamais de pain pour le faire passer. Nous avions toujours froid et ne faisions pas de feu. Néanmoins, j'aimais bien cette campagne grave et tranquille, le silence amical des bois de bouleaux ou des futaies, le ciel gris à peine agité par le vent, le crissement feutré des dernières neiges de l'année. Mais c'était une campagne morte, déserte: vides les champs et vides les fermes. Partout les désastres de la guerre imposaient leurs traces. Tous les bourgs de quelque dimension, que nous contournions de loin, la nuit, étaient occupés par les Russes; depuis les abords, dans le noir, on entendait les soldats ivres chanter et tirer des rafales en l'air. Il restait parfois des Allemands, dans ces villages, on discernait leurs voix apeurées mais patientes entre les exclamations et les jurons russes, les cris n'étaient pas rares non plus, surtout des cris de femme. Mais cela valait encore mieux que les villages incendiés où la faim nous poussait: le bétail crevé empuantissait les rues, les maisons exhalaient, mêlée à celle du brûlé, une odeur de charogne, et comme il fallait y entrer pour trouver à se nourrir, nous ne pouvions éviter de voir les cadavres distordus de femmes, souvent dénudées, même des vieilles ou des gamines de dix ans, avec du sang entre les jambes. Mais rester dans les bois n'aidait pas à fuir les morts: aux carrefours, les branches immenses des chênes centenaires portaient des grappes de pendus, le plus souvent des Volkssturm, mornes ballots victimes de Feldgendarmes zélés; les corps parsemaient les clairières, comme ce jeune homme nu, couché dans la neige avec une jambe repliée, aussi serein que le pendu de la XIIe carte du Tarot, effrayant d'étrangeté; et plus loin encore, dans les forêts, les cadavres polluaient les étangs pâles que nous longions en retenant notre soif. Dans ces bois et ces forêts, on trouvait aussi des vivants, des civils terrorisés, incapables de nous fournir la moindre information, des soldats isolés ou en petits groupes qui tentaient comme nous de se faufiler à travers les lignes russes. Waffen-SS ou Wehrmacht, jamais ils ne voulaient rester avec nous; ils devaient avoir peur, en cas de capture, de se retrouver avec de hauts gradés SS. Cela fit réfléchir Thomas et il m'obligea comme lui à détruire mon livre de paie et mes papiers et à arracher mes insignes, au cas où nous tomberions aux mains des Russes; mais par peur des Feldgendarmes, il décida, assez irrationnellement, que nous garderions nos beaux uniformes noirs, un peu incongrus pour cette partie de campagne. Toutes ces décisions, c'était lui qui les prenait; j'acceptais sans réfléchir et je suivais, fermé à tout sauf à ce qui me tombait sous les yeux, dans le lent déploiement de la marche. Lorsque quelque chose suscitait en moi une réaction, c'était pire encore. La deuxième nuit après Körlin, vers l'aube, nous entrâmes dans un hameau, quelques fermes entourant un manoir. Un peu sur le côté se dressait une église en brique, adossée à un clocher pointu et coiffée d'un toit en ardoise grise; la porte était ouverte, et il en sortait de la musique d'orgue; Piontek était déjà parti fouiller les cuisines; suivi de Thomas, j'entrai dans l'église. Un vieillard, près de l'autel, jouait L'art de la fugue, le troisième contrepoint, je pense, avec ce beau roulement de la basse qu'à l'orgue on rend à la pédale. Je m'approchai, m'assis sur un banc et écoutai. Le vieil homme acheva le morceau et se tourna vers moi: il portait un monocle et une petite moustache blanche bien taillée, et un uniforme d'Oberstleutnant de l'autre guerre, avec une croix au cou. «Ils peuvent tout détruire, me dit-il tranquillement, mais pas ça. C'est impossible, ça restera toujours: ça continuera même quand je m'arrêterai de jouer». Je ne dis rien et il attaqua le contrepoint suivant Thomas se tenait toujours debout. Je me relevai aussi. J'écoutais. La musique était magnifique, l'orgue n'avait pas une grande puissance mais il résonnait dans cette petite église de famille, les lignes du contrepoint se croisaient, jouaient, dansaient l'une avec l'autre. Or au lieu de m'apaiser cette musique ne faisait qu'attiser ma rage, je trouvais cela insoutenable. Je ne pensais à rien, ma tête était vide de tout sauf de cette musique et de la pression noire de ma rage. Je voulais lui crier d'arrêter, mais je laissai passer la fin du morceau et le vieil homme entama tout de suite le suivant, le cinquième. Ses longs doigts aristocratiques voletaient sur les touches du clavier, tiraient ou repoussaient les registres. Lorsqu'il les referma d'un coup sec, à la fin de la fugue, je sortis mon pistolet et lui tirai une balle dans la tête. Il s'effondra en avant sur les touches, ouvrant la moitié des tuyaux dans un mugissement désolé et discordant. Je rangeai mon pistolet, m'approchai et le tirai en arrière par le col; le son cessa pour ne laisser que celui du sang gouttant de sa tête sur les dalles. «Tu es devenu complètement fou! siffla Thomas. Qu'est-ce qui te prend!?» Je le regardai froidement, j'étais blême mais ma voix, saccadée, ne tremblait pas: «C'est à cause des ces junkers corrompus que l'Allemagne perd la guerre. Le national-socialisme s'effondre et eux jouent du Bach. Ça devrait être interdit». Thomas me dévisageait, il ne savait pas quoi dire. Puis il haussa les épaules: «Après tout, tu as peut-être raison. Mais ne recommence pas. Allons-y». Piontek, dans la grande cour, s'inquiétait du coup de feu et braquait son pistolet-mitrailleur. Je proposai de dormir dans le manoir, dans un vrai lit, avec des draps; mais Thomas, je crois, m'en voulait, il décida que nous dormirions encore dans les bois, pour me vexer je pense. Mais je ne voulais plus me mettre en colère, et puis, c'était mon ami; j'obéis, je le suivis sans protester. Le temps était changeant, il s'adoucissait subitement; dès que le froid disparaissait, il faisait tout de suite chaud, et je suais copieusement dans mon manteau, la terre grasse des champs me collait aux pieds. Nous restions au nord de la route de Plathe; insensiblement, pour éviter les espaces trop ouverts, pour rester collés aux forêts, nous nous trouvions déportés plus encore au nord. Alors que nous pensions traverser la Rega dans la région de Greifenberg, nous l'atteignîmes près de Treptow, à moins de dix kilomètres de la mer. Entre Treptow et l'embouchure, d'après la carte de Thomas, toute la rive gauche était marécageuse; mais au bord de la mer s'étendait une grande forêt, où nous pourrions marcher en sûreté jusqu'à Horst ou Rewahl; si ces stations balnéaires se trouvaient encore en des mains allemandes, nous pourrions passer les lignes; sinon, nous retournerions vers l'intérieur des terres. Cette nuit-là, nous passâmes la voie ferrée qui relie Treptow à Kolberg, puis la route de Deep, attendant pendant une heure le passage d'une colonne soviétique. Après la route, nous étions quasiment à découvert, mais il n'y avait là aucun village, nous suivions de petits chemins isolés dans la boucle de la Rega, nous rapprochant de la rivière. La forêt, en face, devenait visible dans l'obscurité, un grand mur noir devant la muraille claire de la nuit. Nous pouvions déjà sentir l'odeur de la mer. Mais nous ne voyions aucun moyen de passer la rivière qui allait s'élargissant vers l'embouchure. Plutôt que de rebrousser chemin, nous continuâmes vers Deep. Contournant la ville où dormaient, buvaient, chantaient les Russes, nous descendîmes vers la plage et les installations balnéaires. Un garde soviétique dormait sur une chaise longue et Thomas l'assomma avec le manche métallique d'un parasol; le bruit du ressac étouffait tous les sons. Piontek fit sauter la chaîne qui retenait les pédalos. Un vent glacial soufflait sur la Baltique, d'ouest en est, le long de la côte, les eaux noires étaient fortement agitées; nous tirâmes le pédalo sur le sable jusqu'à l'embouchure de la rivière; là, c'était plus calme, et je me lançai sur les flots avec une bouffée de joie; en pédalant, je me remémorais les étés sur les plages d'Antibes ou de Juan-les-Pins, où ma sœur et moi-même suppliions Moreau de nous louer un pédalo puis partions seuls sur la mer, aussi loin que nos petites jambes pouvaient nous pousser, avant de dériver avec bonheur au soleil. Nous traversâmes assez rapidement, Thomas et moi pédalant de toutes nos forces, Piontek, couché entre nous, surveillant la rive avec son arme; sur l'autre berge, j'abandonnai notre engin presque à regret. La forêt commençait aussitôt, de petits arbres trapus de toutes sortes, tordus par le vent qui balaie sans cesse cette longue côte morne. Marcher dans ces bois n'est pas facile: il y a peu de chemins, de jeunes pousses, de bouleaux surtout, envahissent le sol entre les arbres, il faut se frayer un passage parmi elles. La forêt avançait jusqu'au sable de la plage et surplombait la mer, tout contre les grandes dunes qui, s'affaissant sous le vent, venaient verser entre les arbres et les enterrer jusqu'à mi-tronc.