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Cette marche avec les enfants dura plusieurs nuits. Je me sentais par paliers perdre le contrôle de moi-même, je devais fournir un immense effort intérieur pour ne pas les frapper à mon tour. Thomas restait d'un calme olympien, il suivait notre progression à la carte et à la boussole, conférait avec Adam sur la direction à prendre. Avant Gollnow, il fallut traverser la voie ferrée de Kammin, puis, en plusieurs groupes compacts, la route. Au-delà il n'y avait plus qu'une immense forêt épaisse, désertée, mais dangereuse à cause des patrouilles qui, heureusement, s'en tenaient aux chemins. Nous commencions aussi à rencontrer de nouveau des soldats allemands, seuls ou en groupes, qui comme nous se dirigeaient vers l'Oder. Thomas empêchait Adam de tuer les isolés; deux d'entre eux se joignirent à nous, dont un S S belge, les autres partaient de leur côté, préférant tenter leur chance seuls. Après une autre route, la forêt se mua en marécage, nous n'étions plus très loin de l'Oder; au sud, d'après la carte, ces marais donnaient sur un affluent, l'Ihna. Le passage devenait difficile, on s'enfonçait jusqu'aux genoux, parfois la taille, des enfants manquaient de se noyer dans les fondrières. Il faisait maintenant tout à fait doux, même dans la forêt la neige avait disparu, je quittai enfin mon manteau, toujours trempé et pesant. Adam décida de nous escorter jusqu'à l'Oder avec une troupe réduite et laissa une partie de son groupe, les filles et les plus petits sous la garde des deux blessés, sur une langue de terre sèche. Franchir ces marécages désolés prit la meilleure partie de la nuit; il fallait parfois faire des détours considérables, mais la boussole de Thomas servait à nous guider. Enfin ce fut l'Oder, noire et luisante sous la lune. Une ligne de longs îlots semblait s'étendre entre nous et la rive allemande. Nous ne pûmes trouver de barque.

«Tant pis, décréta Thomas, on traversera à la nage». – «Je ne sais pas nager», fit le Belge. C'était un Wallon, il avait bien connu Lippert dans le Caucase et m'avait raconté sa mort à Novo Buda. «Je t'aiderai», lui dis-je. Thomas se retourna vers Adam: «Vous ne voulez pas traverser avec nous? Rejoindre l'Allemagne?» – «Non, fit le garçon. Nous avons notre propre mission». Nous ôtâmes nos bottes pour les passer dans nos ceinturons et je serrai ma casquette sous ma tunique; Thomas et le soldat allemand, qui se prénommait Fritz, gardèrent leurs pistolets-mitrailleurs au cas où l'île ne serait pas déserte. À cet endroit la rivière devait avoir trois cents mètres de large, mais avec le printemps elle avait grossi et le courant était vif; le Belge, que je tenais par le menton en nageant sur le dos, me ralentissait, je fus vite emporté et faillis dépasser l'île; dès que je parvins à prendre pied, je lâchai le soldat et le tirai par le col, jusqu'à ce qu'il puisse marcher seul dans l'eau. Sur la berge, j'eus un coup de fatigue et dus m'asseoir un moment. En face, les marécages bruissaient à peine, les enfants avaient déjà disparu; l'îlot sur lequel nous nous trouvions était boisé, et je n'entendais rien ic i non plus, sauf le murmure de l'eau. Le Belge alla retrouver Thomas et le soldat allemand, qui avaient abordé plus haut, puis revint me dire que l'île paraissait déserte. Lorsque je pus me lever je traversai le bois avec lui. De l'autre côté, la rive était aussi muette et noire. Mais sur la plage, un poteau peint en rouge et blanc indiquait l'emplacement d'un téléphone de campagne, protégé sous une bâche, dont le fil disparaissait dans l'eau. Thomas prit le combiné et sonna. «Bonsoir, fit-il. Oui, nous sommes des militaires allemands». Ils prononça nos noms et nos grades. Puis: «Très bien». Il raccrocha, se redressa, me regarda avec un grand sourire. «Ils nous disent de nous placer en rang et d'écarter nos bras». Nous eûmes à peine le temps de nous disposer: un puissant projecteur s'alluma sur la rive allemande et se braqua sur nous. Nous restâmes ainsi plusieurs minutes. «Bien imaginé, leur système», commenta Thomas. Un bruit de moteur monta dans la nuit. Un canot en caoutchouc s'approchait et accosta près de nous; trois soldats nous examinaient en silence, armes au poing jusqu'à ce qu'ils se fussent assurés que nous étions bien allemands; toujours sans un mot, ils nous firent embarquer, le canot fila en tanguant à travers les eaux noires.

Sur la berge, dans l'obscurité, des Feldgendarmes attendaient. Leurs grandes plaques métalliques brillaient à la lueur de la lune. On nous mena dans un bunker devant un Hauptmann de la police qui nous réclama nos papiers; aucun de nous n'en avait. «Dans ce cas, fit l'officier, je dois vous envoyer sous escorte à Stettin. Je suis désolé, mais toutes sortes de personnes essayent de s'infiltrer». Pendant que nous attendions, il nous distribua des cigarettes et Thomas discuta plaisamment avec lui: «Vous avez beaucoup de passage?» – «Dix à quinze par nuit. Sur tout notre secteur, des douzaines. L'autre jour, plus de deux cents hommes sont arrivés d'un coup, encore armés. La plupart finissent ici à cause des marais, où les Russes patrouillent peu, comme vous avez pu le constater». – «L'idée du téléphone est ingénieuse»., – «Merci. L'eau a monté et plusieurs hommes se sont noyés en essayant de traverser à la nage. Le téléphone nous épargne les mauvaises surprises… on l'espère, du moins, ajouta-t-il en souriant. Il paraît que les Russes ont des traîtres, avec eux». Vers l'aube, on nous fit monter dans un camion avec trois autres Rückkämpfer et une escorte armée de Feldgendarmes. Nous avions traversé la rivière juste au-dessus de Pölitz; mais la ville était sous le feu de l'artillerie russe et notre camion fît un assez long détour avant de parvenir à Stettin. Là aussi, des obus tombaient, des immeubles flambaient gaiement; dans les rues, par la ridelle du camion, je ne voyais presque que des soldats. On nous mena à un PC de la Wehrmacht où nous fûmes tout de suite séparés des soldats, puis un Major sévère nous interrogea, rapidement rejoint par un représentant de la Gestapo en civil. Je laissai parler Thomas, il raconta notre histoire en détail; je ne parlais que lorsqu'on m'interrogeait directement. Sur la suggestion de Thomas, l'homme de la Gestapo accepta enfin de téléphoner à Berlin. Huppenkothen, le supérieur de Thomas, n'était pas là, mais nous pûmes joindre un de ses adjoints qui nous identifia tout de suite L'attitude du Major et de l'homme de la Gestapo changea immédiatement, ils se mirent à nous appeler par nos grades et à nous offrir du schnaps. Le fonctionnaire de la Gestapo sortit en promettant de nous trouver un moyen de transport pour Berlin; en l'attendant, le Major nous donna des cigarettes et nous installa sur un banc, dans le couloir. Nous fumions sans parler: depuis le début de la marche, nous n'avions presque pas fumé et cela nous grisait. Un calendrier sur le bureau du Major portait la date du 21 mars, notre équipée avait duré dix-sept jours et cela d'ailleurs se voyait à notre apparence: nous puions, nos visages étaient envahis par la barbe, la boue crottait nos uniformes déchirés. Mais nous n'étions pas les premiers à arriver dans cet état et cela ne semblait choquer personne. Thomas se tenait droit, une jambe passée par-dessus l'autre, il paraissait très heureux de notre équipée; j'étais plutôt affaissé, les jambes écartées droit devant moi dans une pose fort peu militaire; un Oberst affairé qui passait devant nous, une serviette sous le bras, me jeta un regard de dédain. Je le reconnus tout de suite, je me levai d'un bond et le saluai chaleureusement: c'était Osnabrugge, le démolisseur de ponts. Il mit quelques instants à me reconnaître puis ses yeux s'écarquillèrent: «Obersturmbannführer! Dans quel état vous êtes». Je lui racontai brièvement notre aventure. «Et vous? Vous dynamitez des ponts allemands, maintenant?» Son visage s'allongea: «Hélas, oui. J'ai fait sauter celui de Stettin il y a deux jours, lorsque nous avons évacué Altdamm et Finkenwalde. C'était horrible, le pont était couvert de pendus, des fuyards rattrapés par la Feldgendarmerie. Trois sont restés accrochés après l'explosion, juste à l'entrée du pont, tout verts. Mais, reprit-il en se ressaisissant, nous n'avons pas tout cassé. L'Oder devant Stettin a cinq branches et nous avons décidé de ne démolir que le dernier pont. Cela laisse toutes ses chances à la reconstruction». – «C'est bien, commentai-je, vous songez à l'avenir, vous gardez le moral». Nous nous séparâmes sur ces paroles: quelques têtes de pont, plus au sud, ne s'étaient pas encore repliées, Osnabrugge devait aller inspecter les préparatifs de démolition. Peu après, l'homme de la Gestapo locale revint et nous fit monter dans une voiture avec un officier S S qui devait aussi se rendre à Berlin et ne semblait pas le moins du monde gêné par notre odeur. Sur l'autostrade, le spectacle était encore plus épouvantable qu'en février: un flot continu de réfugiés hagards et de soldats épuisés et meurtris, des camions bondés de blessés, les débris de la débâcle. Je m'endormis presque aussitôt, on dut me réveiller pour une attaque de Sturmovik, je me rendormis dès que je pus remonter dans le véhicule. À Berlin, nous eûmes un peu de mal à nous justifier, mais moins que je ne m'y attendais: les simples soldats, eux, on les pendait ou les fusillait sur un soupçon, sans ménagements. Avant même de se raser ou de se laver, Thomas alla se présenter à Kaltenbrunner, qui siégeait maintenant à la Kurfürstenstrasse, dans les anciens locaux d'Eichmann, un des derniers bâtiments du RSHA à peu près debout Comme je ne savais pas où me rendre au rapport – même Grothmann avait quitté Berlin – j'y allai avec lui. Nous étions convenus d'un récit à peu près plausible: je profitais de mon congé pour tenter d'évacuer ma sœur et son mari, et l'offensive russe m'avait pris de court avec Thomas, venu m'aider; Thomas, d'ailleurs, avait eu la prévoyance de se munir d'un ordre de mission de Huppenkothen avant de partir. Kaltenbrunner nous écouta en silence puis nous renvoya sans commentaires, m'indiquant que le Reichsführer, qui s'était démis la veille de son commandement du groupe d'armées Vistule, se trouvait à Hohenlychen. J'eus vite fait de rendre compte de la mort de Piontek, mais dus remplir de nombreux formulaires pour justifier la perte du véhicule. Le soir venu, nous nous rendîmes chez Thomas, à Wannsee: la maison était intacte, mais il n'y avait ni électricité, ni eau courante, et nous ne pûmes faire qu'une toilette sommaire à l'eau froide, et nous raser péniblement avant de nous coucher. Le lendemain matin, vêtu d'un uniforme propre, je gagnai Hohenlychen et montai me présenter à Brandt. Dès qu'il me vit, il m'ordonna de me doucher, de me faire couper les cheveux, et de revenir lorsque j'aurais une apparence convenable. L'hôpital disposait de douches chaudes, j'y passai presque une heure sous le jet, voluptueusement; puis je me rendis chez le coiffeur et j'en profitai pour me faire raser à l'eau chaude et asperger d'eau de Cologne. Presque dispos, je retournai voir Brandt. Il écouta sévèrement mon récit, me tança sèchement pour avoir coûté au Reich, par mon imprudence, plusieurs semaines de mon travail, puis m'informa qu'entre-temps on m'avait fait porter disparu; mon bureau était dissous, mes collègues réaffectés, et mes dossiers archivés. Pour le moment, le Reichsführer n'avait plus besoin de mes services; et Brandt m'ordonna de retourner à Berlin me mettre à la disposition de Kaltenbrunner. Son secrétaire, après l'entretien, me fit passer dans son bureau et me remit mon courrier personnel, transmis par Asbach lors de la fermeture du bureau d'Oranienburg: il y avait surtout là des factures, un petit mot d'Ohlendorf au sujet de ma blessure de février, et une lettre d'Hélène, que j'empochai sans l'ouvrir. Puis je rentrai à Berlin. À la Kurfürstenstrasse régnait une ambiance chaotique: le bâtiment abritait maintenant l'état-major du RSHA et de la Staatspolizei, ainsi que de nombreux représentants du SD; tout le monde manquait de place, peu de gens savaient ce qu'ils avaient à faire, ils erraient dans les couloirs sans but, cherchant à se donner une contenance. Comme Kaltenbrunner ne pouvait me recevoir avant le soir, je m'installai dans un coin sur une chaise et repris ma lecture de L'éducation sentimentale, qui avait encore souffert du passage de l'Oder, mais que je tenais à finir. Kaltenbrunner me fit appeler juste avant que Frédéric ne rencontre Madame Arnoux pour la dernière fois; c'était frustrant. Il aurait pu attendre un peu, d'autant qu'il n'avait aucune idée de ce qu'il pourrait faire de moi. Il finit, presque au hasard, par me nommer officier de liaison avec l'OKW. Mon travail consistait en ceci: trois fois par jour, je devais me rendre à la Bendlerstrasse et en rapporter des dépêches sur la situation au front; le reste du temps, je pouvais tranquillement rêvasser. Le Flaubert fut vite achevé, mais je trouvai d'autres livres. J'aurais aussi pu me promener mais ce n'était pas recommandé. La ville était en mauvais état. Partout, les fenêtres béaient; régulièrement, on entendait s'écrouler un pan d'immeuble dans un immense fracas. Dans les rues, des équipes déblayaient inlassablement les décombres et les empilaient en tas espacés pour que les rares voitures puissent circuler, en zigzaguant, mais souvent ces piles s'effondraient à leur tour, et il fallait recommencer. L'air du printemps était acre, chargé de fumée noire et de poussière de brique qui crissait entre les dents. Le dernier raid majeur remontait à trois jours avant notre retour: à cette occasion, la Luftwaffe avait sorti sa nouvelle arme, des appareils à réaction étonnamment rapides, et qui avaient infligé quelques pertes à l'ennemi; depuis, ce n'était plus que des attaques de harcèlement d