l'artillerie russe et notre camion fît un assez long détour avant de parvenir à Stettin. Là aussi, des obus tombaient, des immeubles flambaient gaiement; dans les rues, par la ridelle du camion, je ne voyais presque que des soldats. On nous mena à un PC de la Wehrmacht où nous fûmes tout de suite séparés des soldats, puis un Major sévère nous interrogea, rapidement rejoint par un représentant de la Gestapo en civil. Je laissai parler Thomas, il raconta notre histoire en détail; je ne parlais que lorsqu'on m'interrogeait directement. Sur la suggestion de Thomas, l'homme de la Gestapo accepta enfin de téléphoner à Berlin. Huppenkothen, le supérieur de Thomas, n'était pas là, mais nous pûmes joindre un de ses adjoints qui nous identifia tout de suite L'attitude du Major et de l'homme de la Gestapo changea immédiatement, ils se mirent à nous appeler par nos grades et à nous offrir du schnaps. Le fonctionnaire de la Gestapo sortit en promettant de nous trouver un moyen de transport pour Berlin; en l'attendant, le Major nous donna des cigarettes et nous installa sur un banc, dans le couloir. Nous fumions sans parler: depuis le début de la marche, nous n'avions presque pas fumé et cela nous grisait. Un calendrier sur le bureau du Major portait la date du 21 mars, notre équipée avait duré dix-sept jours et cela d'ailleurs se voyait à notre apparence: nous puions, nos visages étaient envahis par la barbe, la boue crottait nos uniformes déchirés. Mais nous n'étions pas les premiers à arriver dans cet état et cela ne semblait choquer personne. Thomas se tenait droit, une jambe passée par-dessus l'autre, il paraissait très heureux de notre équipée; j'étais plutôt affaissé, les jambes écartées droit devant moi dans une pose fort peu militaire; un Oberst affairé qui passait devant nous, une serviette sous le bras, me jeta un regard de dédain. Je le reconnus tout de suite, je me levai d'un bond et le saluai chaleureusement: c'était Osnabrugge, le démolisseur de ponts. Il mit quelques instants à me reconnaître puis ses yeux s'écarquillèrent: «Obersturmbannführer! Dans quel état vous êtes». Je lui racontai brièvement notre aventure. «Et vous? Vous dynamitez des ponts allemands, maintenant?» Son visage s'allongea: «Hélas, oui. J'ai fait sauter celui de Stettin il y a deux jours, lorsque nous avons évacué Altdamm et Finkenwalde. C'était horrible, le pont était couvert de pendus, des fuyards rattrapés par la Feldgendarmerie. Trois sont restés accrochés après l'explosion, juste à l'entrée du pont, tout verts. Mais, reprit-il en se ressaisissant, nous n'avons pas tout cassé. L'Oder devant Stettin a cinq branches et nous avons décidé de ne démolir que le dernier pont. Cela laisse toutes ses chances à la reconstruction». – «C'est bien, commentai-je, vous songez à l'avenir, vous gardez le moral». Nous nous séparâmes sur ces paroles: quelques têtes de pont, plus au sud, ne s'étaient pas encore repliées, Osnabrugge devait aller inspecter les préparatifs de démolition. Peu après, l'homme de la Gestapo locale revint et nous fit monter dans une voiture avec un officier S S qui devait aussi se rendre à Berlin et ne semblait pas le moins du monde gêné par notre odeur. Sur l'autostrade, le spectacle était encore plus épouvantable qu'en février: un flot continu de réfugiés hagards et de soldats épuisés et meurtris, des camions bondés de blessés, les débris de la débâcle. Je m'endormis presque aussitôt, on dut me réveiller pour une attaque de Sturmovik, je me rendormis dès que je pus remonter dans le véhicule. À Berlin, nous eûmes un peu de mal à nous justifier, mais moins que je ne m'y attendais: les simples soldats, eux, on les pendait ou les fusillait sur un soupçon, sans ménagements. Avant même de se raser ou de se laver, Thomas alla se présenter à Kaltenbrunner, qui siégeait maintenant à la Kurfürstenstrasse, dans les anciens locaux d'Eichmann, un des derniers bâtiments du RSHA à peu près debout Comme je ne savais pas où me rendre au rapport – même Grothmann avait quitté Berlin – j'y allai avec lui. Nous étions convenus d'un récit à peu près plausible: je profitais de mon congé pour tenter d'évacuer ma sœur et son mari, et l'offensive russe m'avait pris de court avec Thomas, venu m'aider; Thomas, d'ailleurs, avait eu la prévoyance de se munir d'un ordre de mission de Huppenkothen avant de partir. Kaltenbrunner nous écouta en silence puis nous renvoya sans commentaires, m'indiquant que le Reichsführer, qui s'était démis la veille de son commandement du groupe d'armées Vistule, se trouvait à Hohenlychen. J'eus vite fait de rendre compte de la mort de Piontek, mais dus remplir de nombreux formulaires pour justifier la perte du véhicule. Le soir venu, nous nous rendîmes chez Thomas, à Wannsee: la maison était intacte, mais il n'y avait ni électricité, ni eau courante, et nous ne pûmes faire qu'une toilette sommaire à l'eau froide, et nous raser péniblement avant de nous coucher. Le lendemain matin, vêtu d'un uniforme propre, je gagnai Hohenlychen et montai me présenter à Brandt. Dès qu'il me vit, il m'ordonna de me doucher, de me faire couper les cheveux, et de revenir lorsque j'aurais une apparence convenable. L'hôpital disposait de douches chaudes, j'y passai presque une heure sous le jet, voluptueusement; puis je me rendis chez le coiffeur et j'en profitai pour me faire raser à l'eau chaude et asperger d'eau de Cologne. Presque dispos, je retournai voir Brandt. Il écouta sévèrement mon récit, me tança sèchement pour avoir coûté au Reich, par mon imprudence, plusieurs semaines de mon travail, puis m'informa qu'entre-temps on m'avait fait porter disparu; mon bureau était dissous, mes collègues réaffectés, et mes dossiers archivés. Pour le moment, le Reichsführer n'avait plus besoin de mes services; et Brandt m'ordonna de retourner à Berlin me mettre à la disposition de Kaltenbrunner. Son secrétaire, après l'entretien, me fit passer dans son bureau et me remit mon courrier personnel, transmis par Asbach lors de la fermeture du bureau d'Oranienburg: il y avait surtout là des factures, un petit mot d'Ohlendorf au sujet de ma blessure de février, et une lettre d'Hélène, que j'empochai sans l'ouvrir. Puis je rentrai à Berlin. À la Kurfürstenstrasse régnait une ambiance chaotique: le bâtiment abritait maintenant l'état-major du RSHA et de la Staatspolizei, ainsi que de nombreux représentants du SD; tout le monde manquait de place, peu de gens savaient ce qu'ils avaient à faire, ils erraient dans les couloirs sans but, cherchant à se donner une contenance. Comme Kaltenbrunner ne pouvait me recevoir avant le soir, je m'installai dans un coin sur une chaise et repris ma lecture de L'éducation sentimentale, qui avait encore souffert du passage de l'Oder, mais que je tenais à finir. Kaltenbrunner me fit appeler juste avant que Frédéric ne rencontre Madame Arnoux pour la dernière fois; c'était frustrant. Il aurait pu attendre un peu, d'autant qu'il n'avait aucune idée de ce qu'il pourrait faire de moi. Il finit, presque au hasard, par me nommer officier de liaison avec l'OKW. Mon travail consistait en ceci: trois fois par jour, je devais me rendre à la Bendlerstrasse et en rapporter des dépêches sur la situation au front; le reste du temps, je pouvais tranquillement rêvasser. Le Flaubert fut vite achevé, mais je trouvai d'autres livres. J'aurais aussi pu me promener mais ce n'était pas recommandé. La ville était en mauvais état. Partout, les fenêtres béaient; régulièrement, on entendait s'écrouler un pan d'immeuble dans un immense fracas. Dans les rues, des équipes déblayaient inlassablement les décombres et les empilaient en tas espacés pour que les rares voitures puissent circuler, en zigzaguant, mais souvent ces piles s'effondraient à leur tour, et il fallait recommencer. L'air du printemps était acre, chargé de fumée noire et de poussière de brique qui crissait entre les dents. Le dernier raid majeur remontait à trois jours avant notre retour: à cette occasion, la Luftwaffe avait sorti sa nouvelle arme, des appareils à réaction étonnamment rapides, et qui avaient infligé quelques pertes à l'ennemi; depuis, ce n'était plus que des attaques de harcèlement de Mosquito. Le dimanche suivant notre arrivée fut le premier beau jour de printemps de l'année 1945: dans le Tiergarten, les arbres bourgeonnaient, de l'herbe apparaissait sur les amas de débris et verdissait les jardins. Mais nous avions peu d'occasions de profiter du beau temps. Les rations alimentaires, depuis la perte des territoires de l'Est, se réduisaient au strict minimum; même les bons restaurants n'avaient plus grand-chose. On vidait le personnel des ministères pour remplumer la Wehrmacht, mais avec la destruction de la plupart des fichiers de cartes et la désorganisation des postes, la majorité des hommes ainsi libérés attendaient des semaines qu'on les appelle. À la Kurfürstenstrasse, on avait installé un bureau qui délivrait de faux papiers de la Wehrmacht ou d'autres organismes aux responsables du RSHA considérés comme compromis. Thomas s'en fit faire plusieurs jeux, tous différents, et me les montra en riant: ingénieur de Krupp, Hauptmann de la Wehrmacht, fonctionnaire du ministère de l'Agriculture. Il voulait que je fasse la même chose mais je ne cessais de remettre la décision; à la place, je me fis refaire un livre de paie et une carte du SD, pour remplacer ceux que j'avais détruits en Poméranie. De temps en temps, je voyais Eichmann qui traînait toujours là, très abattu. Il était très nerveux, il savait que si nos ennemis lui mettaient la main dessus, il était fini, il se demandait ce qu'il allait devenir. Il avait envoyé sa famille à l'abri et voulait les rejoindre; je le vis un jour dans un couloir se disputer avec acrimonie, sans doute à ce sujet, avec Biobel, qui lui aussi errait sans savoir quoi faire, presque constamment ivre, hargneux, rageur. Quelques jours auparavant, Eichmann avait rencontré le Reichsführer à Hohenlychen, il était revenu de cet entretien fortement déprimé; il m'invita dans son bureau boire du schnaps et l'écouter parler, il semblait garder une certaine considération pour moi et me traitait presque comme son confident, sans que je puisse comprendre d'où cela venait. Je buvais en silence et le laissai s'épancher. «Je ne comprends pas, disait-il plaintivement, en repoussant ses lunettes sur son nez. Le Reichsführer m'a dit: "Eichmann, si je devais recommencer, j'organiserais les camps de concentration comme le font les Britanniques." Voilà ce qu'il m'a dit. Il a ajouté: "J'ai fait une erreur, là." Qu'est-ce qu'il a bien pu vouloir dire? Je ne comprends pas. Vous comprenez, vous? Peut-être qu'il a voulu dire que les camps auraient dû être, je ne sais pas, moi, plus élégants, plus esthétiques, plus polis». Moi non plus je ne comprenais pas ce que le Reichsführer avait voulu dire, mais cela m'était en vérité égal. Je savais par Thomas, qui s'était tout de suite replongé dans ses intrigues, que Himmler, aiguillé par Schellenberg et son masseur finlandais Kersten, continuait à faire des gestes – plutôt incohérents à vrai dire – en direction des Anglo-Américains: «Schellenberg a réussi à lui faire dire: "Je protège le trône. Ça ne veut pas forcément dire celui qui est assis dessus." C'est un grand progrès», m'expliquait Thomas, – «Certes. Dis-moi, Thomas, pourquoi restes-tu à Berlin?» Les Russes s'étaient arrêtés sur l'Oder, mais tout le monde savait que ce n'était qu'une question de temps. Thomas sourit: «Schellenberg m'a demandé de rester. Pour garder un œil sur Kaltenbrunner et surtout Müller. Ils font un peu n'importe quoi» Tout le monde, en fait, faisait un peu n'importe quoi, Himmler le premier, Schellenberg, Kammler qui avait maintenant son propre accès direct au Führer et n'écoutait plus le Reichsführer; Speer, disait-on, courait la Ruhr et tentait, face à l'avancée américaine, de contrer les ordres de destruction du Führer. La population, elle, perdait tout espoir, et la propagande de Goebbels n'arrangeait pas les choses: en guise de consolation, elle promettait que le Führer, dans sa grande sagesse, préparait en cas de défaite une mort facile, par le gaz, au peuple allemand. C'était là bien encourageant et, comme disaient les mauvaises langues: «Qu'est-ce que c'est qu'un lâche? C'est un type qui est à Berlin et qui s'engage sur le front». La seconde semaine d'avril, l'orchestre philharmonique donna un dernier concert. Le programme, exécrable, était tout à fait dans le goût de cette période – le dernier aria de Brünnhilde, le Götterdämmerung bien entendu, et pour finir la Symphonie romantique de Bruckner – mais j'y allai quand même. La salle, glaciale, était intacte, les lustres brillaient de tous leurs feux, j'aperçus Speer, de loin, avec l'amiral Dönitz dans le box d'honneur; à la sortie, des Hitlerjugend en uniforme munis de paniers offraient aux spectateurs des capsules de cyanure: cela me tenta presque d'en avaler une sur place, par dépit. Flaubert, j'en étais sûr, se serait étouffé devant un tel étalage de bêtise. Ces démonstrations ostentatoires de pessimisme alternaient avec des effusions extatiques de joie optimiste: le jour même de ce fameux concert, Roosevelt mourait, et Goebbels, confondant Truman avec Pierre III, lançait dès le lendemain le mot d'ordre La tsarine est morte. Des soldats affirmaient avoir aperçu le visage de «l'oncle Fritz» dans les nuages, et on promettait une contre-offensive décisive et la victoire pour l'anniversaire de notre Führer, le 20 avril. Thomas, au moins, même s'il ne renonçait pas à ses manœuvres, ne perdait pas le nord; il avait réussi à faire passer ses parents en Haute-Autriche, du côté d'Innsbruck, dans une zone qui serait certainement occupée par les Américains: «C'est Kaltenbrunner qui s'en est chargé. Par la Gestapo de Vienne». Et, lorsque je montrai un peu de surprise: «C'est un homme compréhensif, Kaltenbrunner. Il a une famille aussi il sait ce que c'est». Thomas avait tout de suite repris sa vie sociale effrénée et me traînait de fête en fête, où je buvais à m'abasourdir tandis qu'il narrait avec outrance notre vagabondage poméranien à des demoiselles émoustillées. Des fêtes, il y en avait tous les soirs, un peu partout, on ne faisait presque plus attention aux raids de Mosquito ni aux consignes de la propagande. Sous la Wilhelmplatz, un bunker avait été transformé en boîte de nuit, très gaie, où l'on servait du vin, des alcools, des cigares de marque, des hors-d'œuvre de luxe; l'endroit était fréquenté par des gradés de l'OKW, de la SS ou du RSHA, des civils huppés et des aristocrates, ainsi que des actrices et des jeunes filles coquettes, superbement parées. Nous passions presque tous les soirs à l'Adlon, où le maître d'hôtel, solennel et impassible, nous accueillait en queue-de-pie pour nous introduire dans le restaurant illuminé et nous faire servir, par des garçons en frac, des tranches violettes de chou-rave dans des assiettes en argent. Le bar de la cave était toujours bondé, on y retrouvait les derniers diplomates, italiens, japonais, hongrois ou français. J'y croisai un soir Mihaï, vêtu de blanc, avec une chemise en soie jaune serin. «Toujours à Berlin? me lança-t-il avec un sourire. Ça fait longtemps que je ne t'ai pas vu». Il se mit à me draguer ostensiblement, devant plusieurs personnes. Je le pris par le bras, et, serrant très fort, le tirai de côté: «Arrête», grinçai-je. – «Arrête quoi?» fit-il en souriant. Ce sourire fat et calculateur me mit hors de moi. «Viens», dis-je, et je le poussai discrètement vers les W-C. C'était une grande salle blanche, carrelée, avec des éviers et des urinoirs massifs, brillamment éclairée. Je vérifiai les cabines: elles étaient vides. Puis je fermai le loquet de la porte. Mihaï me regardait en souriant, une main dans la poche de son veston blanc, près des lavabos aux gros robinets en étain. Il s'avança vers moi, toujours avec son sourire gourmand; lorsqu'il leva la tête pour m'embrasser, j'ôtai ma casquette et le frappai très fort au visage avec mon front. Son nez, sous la violence du coup, éclata, du sang jaillit, il hurla et tomba au sol. Je l'enjambai, la casquette toujours à la main, et allai me regarder dans le miroir: j'avais du sang sur le front, mais mon col et mon uniforme n'étaient pas tachés. Je me rinçai soigneusement le visage et remis ma casquette. Par