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e Mosquito. Le dimanche suivant notre arrivée fut le premier beau jour de printemps de l'année 1945: dans le Tiergarten, les arbres bourgeonnaient, de l'herbe apparaissait sur les amas de débris et verdissait les jardins. Mais nous avions peu d'occasions de profiter du beau temps. Les rations alimentaires, depuis la perte des territoires de l'Est, se réduisaient au strict minimum; même les bons restaurants n'avaient plus grand-chose. On vidait le personnel des ministères pour remplumer la Wehrmacht, mais avec la destruction de la plupart des fichiers de cartes et la désorganisation des postes, la majorité des hommes ainsi libérés attendaient des semaines qu'on les appelle. À la Kurfürstenstrasse, on avait installé un bureau qui délivrait de faux papiers de la Wehrmacht ou d'autres organismes aux responsables du RSHA considérés comme compromis. Thomas s'en fit faire plusieurs jeux, tous différents, et me les montra en riant: ingénieur de Krupp, Hauptmann de la Wehrmacht, fonctionnaire du ministère de l'Agriculture. Il voulait que je fasse la même chose mais je ne cessais de remettre la décision; à la place, je me fis refaire un livre de paie et une carte du SD, pour remplacer ceux que j'avais détruits en Poméranie. De temps en temps, je voyais Eichmann qui traînait toujours là, très abattu. Il était très nerveux, il savait que si nos ennemis lui mettaient la main dessus, il était fini, il se demandait ce qu'il allait devenir. Il avait envoyé sa famille à l'abri et voulait les rejoindre; je le vis un jour dans un couloir se disputer avec acrimonie, sans doute à ce sujet, avec Biobel, qui lui aussi errait sans savoir quoi faire, presque constamment ivre, hargneux, rageur. Quelques jours auparavant, Eichmann avait rencontré le Reichsführer à Hohenlychen, il était revenu de cet entretien fortement déprimé; il m'invita dans son bureau boire du schnaps et l'écouter parler, il semblait garder une certaine considération pour moi et me traitait presque comme son confident, sans que je puisse comprendre d'où cela venait. Je buvais en silence et le laissai s'épancher. «Je ne comprends pas, disait-il plaintivement, en repoussant ses lunettes sur son nez. Le Reichsführer m'a dit: "Eichmann, si je devais recommencer, j'organiserais les camps de concentration comme le font les Britanniques." Voilà ce qu'il m'a dit. Il a ajouté: "J'ai fait une erreur, là." Qu'est-ce qu'il a bien pu vouloir dire? Je ne comprends pas. Vous comprenez, vous? Peut-être qu'il a voulu dire que les camps auraient dû être, je ne sais pas, moi, plus élégants, plus esthétiques, plus polis». Moi non plus je ne comprenais pas ce que le Reichsführer avait voulu dire, mais cela m'était en vérité égal. Je savais par Thomas, qui s'était tout de suite replongé dans ses intrigues, que Himmler, aiguillé par Schellenberg et son masseur finlandais Kersten, continuait à faire des gestes – plutôt incohérents à vrai dire – en direction des Anglo-Américains: «Schellenberg a réussi à lui faire dire: "Je protège le trône. Ça ne veut pas forcément dire celui qui est assis dessus." C'est un grand progrès», m'expliquait Thomas, – «Certes. Dis-moi, Thomas, pourquoi restes-tu à Berlin?» Les Russes s'étaient arrêtés sur l'Oder, mais tout le monde savait que ce n'était qu'une question de temps. Thomas sourit: «Schellenberg m'a demandé de rester. Pour garder un œil sur Kaltenbrunner et surtout Müller. Ils font un peu n'importe quoi» Tout le monde, en fait, faisait un peu n'importe quoi, Himmler le premier, Schellenberg, Kammler qui avait maintenant son propre accès direct au Führer et n'écoutait plus le Reichsführer; Speer, disait-on, courait la Ruhr et tentait, face à l'avancée américaine, de contrer les ordres de destruction du Führer. La population, elle, perdait tout espoir, et la propagande de Goebbels n'arrangeait pas les choses: en guise de consolation, elle promettait que le Führer, dans sa grande sagesse, préparait en cas de défaite une mort facile, par le gaz, au peuple allemand. C'était là bien encourageant et, comme disaient les mauvaises langues: «Qu'est-ce que c'est qu'un lâche? C'est un type qui est à Berlin et qui s'engage sur le front». La seconde semaine d'avril, l'orchestre philharmonique donna un dernier concert. Le programme, exécrable, était tout à fait dans le goût de cette période – le dernier aria de Brünnhilde, le Götterdämmerung bien entendu, et pour finir la Symphonie romantique de Bruckner – mais j'y allai quand même. La salle, glaciale, était intacte, les lustres brillaient de tous leurs feux, j'aperçus Speer, de loin, avec l'amiral Dönitz dans le box d'honneur; à la sortie, des Hitlerjugend en uniforme munis de paniers offraient aux spectateurs des capsules de cyanure: cela me tenta presque d'en avaler une sur place, par dépit. Flaubert, j'en étais sûr, se serait étouffé devant un tel étalage de bêtise. Ces démonstrations ostentatoires de pessimisme alternaient avec des effusions extatiques de joie optimiste: le jour même de ce fameux concert, Roosevelt mourait, et Goebbels, confondant Truman avec Pierre III, lançait dès le lendemain le mot d'ordre La tsarine est morte. Des soldats affirmaient avoir aperçu le visage de «l'oncle Fritz» dans les nuages, et on promettait une contre-offensive décisive et la victoire pour l'anniversaire de notre Führer, le 20 avril. Thomas, au moins, même s'il ne renonçait pas à ses manœuvres, ne perdait pas le nord; il avait réussi à faire passer ses parents en Haute-Autriche, du côté d'Innsbruck, dans une zone qui serait certainement occupée par les Américains: «C'est Kaltenbrunner qui s'en est chargé. Par la Gestapo de Vienne». Et, lorsque je montrai un peu de surprise: «C'est un homme compréhensif, Kaltenbrunner. Il a une famille aussi il sait ce que c'est». Thomas avait tout de suite repris sa vie sociale effrénée et me traînait de fête en fête, où je buvais à m'abasourdir tandis qu'il narrait avec outrance notre vagabondage poméranien à des demoiselles émoustillées. Des fêtes, il y en avait tous les soirs, un peu partout, on ne faisait presque plus attention aux raids de Mosquito ni aux consignes de la propagande. Sous la Wilhelmplatz, un bunker avait été transformé en boîte de nuit, très gaie, où l'on servait du vin, des alcools, des cigares de marque, des hors-d'œuvre de luxe; l'endroit était fréquenté par des gradés de l'OKW, de la SS ou du RSHA, des civils huppés et des aristocrates, ainsi que des actrices et des jeunes filles coquettes, superbement parées. Nous passions presque tous les soirs à l'Adlon, où le maître d'hôtel, solennel et impassible, nous accueillait en queue-de-pie pour nous introduire dans le restaurant illuminé et nous faire servir, par des garçons en frac, des tranches violettes de chou-rave dans des assiettes en argent. Le bar de la cave était toujours bondé, on y retrouvait les derniers diplomates, italiens, japonais, hongrois ou français. J'y croisai un soir Mihaï, vêtu de blanc, avec une chemise en soie jaune serin. «Toujours à Berlin? me lança-t-il avec un sourire. Ça fait longtemps que je ne t'ai pas vu». Il se mit à me draguer ostensiblement, devant plusieurs personnes. Je le pris par le bras, et, serrant très fort, le tirai de côté: «Arrête», grinçai-je. – «Arrête quoi?» fit-il en souriant. Ce sourire fat et calculateur me mit hors de moi. «Viens», dis-je, et je le poussai discrètement vers les W-C. C'était une grande salle blanche, carrelée, avec des éviers et des urinoirs massifs, brillamment éclairée. Je vérifiai les cabines: elles étaient vides. Puis je fermai le loquet de la porte. Mihaï me regardait en souriant, une main dans la poche de son veston blanc, près des lavabos aux gros robinets en étain. Il s'avança vers moi, toujours avec son sourire gourmand; lorsqu'il leva la tête pour m'embrasser, j'ôtai ma casquette et le frappai très fort au visage avec mon front. Son nez, sous la violence du coup, éclata, du sang jaillit, il hurla et tomba au sol. Je l'enjambai, la casquette toujours à la main, et allai me regarder dans le miroir: j'avais du sang sur le front, mais mon col et mon uniforme n'étaient pas tachés. Je me rinçai soigneusement le visage et remis ma casquette. Par terre, Mihaï se tordait de douleur en se tenant le nez, et gémissait pitoyablement: «Pourquoi tu as fait ça?» Sa main trouva le bas de mon pantalon; j'écartai mon pied et regardai la pièce. Un balai-serpillière était appuyé dans un coin, dans un seau en métal galvanisé. Je pris ce balai, posai le manche en travers du cou de Mihaï, et montai dessus; un pied de chaque côté de son cou, j'imprimai au manche un léger balancement. Le visage de Mihaï, sous moi, devint rouge, écarlate, puis violacé; sa mâchoire tressaillait convulsivement, ses yeux exorbités me fixaient avec terreur, ses ongles griffaient mes bottes; derrière moi, ses pieds battaient le carrelage. Il voulait parler mais aucun son ne sortait de sa bouche d'où dépassait une langue gonflée et obscène. Il se vida avec un bruit mou et l'odeur de la merde emplit la pièce; ses jambes frappèrent le sol une dernière fois, puis retombèrent. Je descendis du balai, le reposai, tapotai la joue de Mihaï de la pointe de ma botte. Sa tête inerte roula, retrouva sa place. Je le pris par les aisselles, le tirai dans une des cabines, et l'assis sur la cuvette, plaçant les pieds bien droit. Ces cabines avaient des loquets qui pivotaient sur une vis: en tenant la patte relevée de la pointe de mon canif, je pus tirer la porte et faire retomber le loquet de manière à fermer la cabine de l'intérieur. Un peu de sang avait coulé sur le carrelage; je me servis de la serpillière pour le nettoyer, puis la rinçai, frottai le manche avec mon mouchoir, et la rangeai dans le seau où je l'avais trouvée. Enfin je sortis. J'allai au bar prendre un verre; des gens entraient et sortaient des W-C, personne ne semblait rien remarquer. Une connaissance vint me demander: «Tu as vu Mihaï?» Je regardai autour de moi: «Non, il doit être par là». J'achevai mon verre et allai bavarder avec Thomas. Vers une heure du matin, il y eut une perturbation: on avait trouvé le corps. Des diplomates poussaient des exclamations horrifiées, la police vint, on nous interrogea, comme tous les autres je dis que je n'avais rien vu. Je n'entendis plus parler de cette histoire. L'offensive russe démarrait enfin: le 16 avril, dans la nuit, ils attaquèrent les hauteurs de Seelow, le verrou de la ville. Le temps était couvert, il pleuvotait; je passai la journée puis une partie de la nuit à porter des dépêches de la Bendlerstrasse à la Kurfürstenstrasse, un court trajet compliqué par les raids de Sturmovik. Vers minuit, je retrouvai Osnabrugge à la Bendlerstrasse: il avait l'air désemparé, anéanti. «Ils veulent faire sauter tous les ponts de la ville». Il en pleurait presque. «Eh bien, fis-je, si l'ennemi avance, c'est normal, non?» – «Vous ne vous rendez pas compte de ce que cela veut dire! Il y a neuf cent cinquante ponts à Berlin. Si on les fait sauter, la ville meurt! Pour toujours. Plus de ravitaillement, plus d'industrie. Pire encore, tous les câbles d'électricité, toutes les conduites d'eau passent dans ces ponts. Vous vous imaginez? Les épidémies, les gens mourant de faim dans les ruines?» Je haussai les épaules: «On ne peut pas simplement livrer la ville aux Russes». – «Mais ce n'est pas une raison pour tout démolir! On peut choisir, détruire seulement les ponts des axes principaux». Il s'essuyait le front «Moi, en tout cas, je vous dis ceci, faites-moi fusiller si vous le voulez, mais c'est la dernière fois. Quand toute cette folie sera finie, je me fous de savoir pour qui je travaille, je vais construire. Il faudra bien qu'ils reconstruisent, non?» – «Sans doute. Vous sauriez encore construire un pont?» – «Sans doute, sans doute», fit-il en s'éloignant, dodelinant de la tête. Plus tard, cette même nuit, je retrouvai Thomas à la maison de Wannsee. Il ne dormait pas, il était assis seul dans le salon, en chemise, il buvait. «Alors?» me demanda-t-il. – «On tient toujours la redoute de Seelow. Mais au sud, leurs chars passent la Neisse». Il fit une grimace: «Oui. De toute façon c'est kaputt». J'ôtai ma casquette et mon manteau mouillés et me versai un verre. «C'est vraiment fini, alors?» – «C'est fini», confirma Thomas. – «La défaite, de nouveau?» – «Oui, de nouveau, la défaite». – «Et après?» – «Après? On verra. L'Allemagne ne sera pas effacée de la carte, n'en déplaise à Herr Morgenthau. L'alliance contre-nature de nos ennemis tiendra jusqu'à leur victoire, mais pas beaucoup plus. Les puissances occidentales auront besoin d'un bastion contre le Bolchevisme. Je leur donne trois ans, au plus». Je buvais, j'écoutais. «Je ne parlais pas de ça», dis-je enfin. – «Ah. Nous, tu veux dire?» – «Oui, nous. Il y aura des comptes à rendre». – «Pourquoi tu ne t'es pas fait faire des papiers?» – «Je ne sais pas. Je n'y crois pas trop. Qu'est-ce qu'on en ferait, de ces papiers? Tôt ou tard, ils nous trouveront. Alors ça sera la corde ou la Sibérie». Thomas fit tournoyer le liquide dans son verre: «C'est clair qu'il faudra partir un certain temps. Aller se mettre au vert, le temps que les esprits se calment. Après, on pourra revenir. La nouvelle Allemagne, quelle qu'elle soit, aura besoin de talents». – «Partir? Où? Et comment?» Il me regarda en souriant: «Tu crois qu'on n'y a pas songé? Il y a des filières, en Hollande, en Suisse, des gens prêts à nous aider, par conviction ou par intérêt. Les meilleures filières sont en Italie. À Rome. L'Église n'abandonnera pas ses agneaux dans la détresse». Il leva son verre comme pour trinquer et but. «Schellenberg, Wolfie aussi, ont reçu de bonnes garanties. Bien sûr, ça ne sera pas facile. Les fins de partie sont toujours délicates». – «Et après?» – «On verra. L'Amerique du Sud, le soleil, la pampa, ça ne te dit pas? Ou, si tu préfères, les pyramides. Les Anglais vont partir, ils auront besoin de spécialistes, là-bas». Je me resservis et bus encore: «Et si Berlin est encerclé? Comment comptes-tu sortir? Tu restes?» – «Oui, je reste. Kaltenbrunnei et Müller nous donnent toujours des soucis. Ils ne sont vraiment pas raisonnables. Mais j'y ai pensé. Viens voir». Il me mena à sa chambre, ouvrit son armoire, en tira des habits qu'il étendit sur le lit: «Regarde». C'étaient des vêtements de travail grossiers, en toile bleue, souillés d'huile et de graisse. «Regarde les étiquettes». Je regardai. c'étaient des vêtements français. «J'ai aussi les chaussures, le béret, le brassard, tout. Et les papiers. Tiens». Il me montra les papiers: c'étaient ceux d'un travailleur français du STO. «Bien sûr, en France, j'aurai du mal à passer, mais ça suffira pour les Russes. Même si je tombe sur un officier qui parle français, il y a peu de chances qu'il tique sur mon accent. Je pourrai toujours dire que je suis alsacien». – «Ce n'est pas idiot, fis-je. Où est-ce que tu as trouvé tout ça?» Il tapota du doigt le rebord de son verre et sourit: «Tu crois qu'on compte les travailleurs étrangers, aujourd'hui, à Berlin? Un de plus, un de moins»… Il but. «Tu devrais y penser. Avec ton français, tu pourrais passer jusqu'à Paris». Nous redescendîmes au salon. Il me servit encore un verre et trinqua avec moi. «Ça ne sera pas sans risques, dit-il en riant. Mais qu'est-ce qui l'est? On s'est bien sortis de Stalingrad. Il faut être malin, c'est tout. Tu sais qu'il y a des types de la Gestapo qui cherchent à se procurer des étoiles et des papiers juifs?» Il rit encore. «Ils ont du mal. Il n'y en a plus beaucoup sur le marché».