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Le soir de cette exécution j'accompagnai Thomas au casino. Les officiers de l'AOK discutaient avec animation de la journée; ils nous saluèrent avec courtoisie, mais paraissaient gênés, mal à l'aise. Thomas entama une conversation; j'allai me retirer dans une alcôve pour fumer, seul. Après le repas les discussions reprirent. Je remarquai le juge militaire que j'avais vu parler avec Blobel; il semblait particulièrement agité. Je m'approchai et me joignis au groupe. Les officiers, je compris, n'avaient pas d'objection à l'action elle-même, mais à la présence de nombreux soldats de la Wehrmacht et à leur participation aux exécutions. «Si on leur en donne l'ordre, c'est une chose, soutenait le juge, mais comme ça c'est inadmissible. C'est une honte pour la Wehrmacht». – «Quoi, lança Thomas, la S S peut bien fusiller, mais la Wehrmacht ne peut même pas regarder?» – «Ce n'est pas ça, ce n'est pas cela du tout. C'est une question d'ordre. Des tâches comme celle-ci sont désagréables pour tout le monde. Mais seuls ceux qui en ont reçu l'ordre doivent y participer. Sinon, c'est toute la discipline militaire qui s'effondre». -

«Je suis d'accord avec le Dr. Neumann, intervint Nie-meyer, l'Abwehroffizier. Ce n'est pas un événement sportif. Les hommes se comportaient comme s'ils étaient aux courses». – «Pourtant, Herr Oberstleutnant, lui rappelai-je, l'AOK était d'accord pour qu'on annonce la chose publiquement. Vous nous avez même prêté votre PK». – «Je ne critique pas du tout la S S, qui effectue un travail très difficile, répondit Niemeyer un peu sur la défensive. Nous en avons en effet discuté au préalable et nous sommes tombés d'accord que ce serait un bon exemple pour la population civile, qu'il était utile qu'ils voient de leurs yeux comment nous brisons le pouvoir des Juifs et des bolcheviques. Mais là, c'est allé un peu loin. Vos hommes n'avaient pas à passer leurs armes aux nôtres». – «Vos hommes, rétorqua acerbement Thomas, n'avaient pas à les solliciter». – «À tout le moins, glapit Neumann, le juge, il faudra soulever la question avec le Generalfeldmarschall».

Il résulta de tout cela un ordre typique de von Reichenau: se référant à nos exécutions nécessaires de criminels, de bolcheviques et d'éléments essentiellement juifs, il interdisait aux soldats de la 6e armée, sans ordre d'un officier supérieur, d'assister, de photographier ou de participer aux actions. En soi cela n'aurait sans doute pas changé grand-chose, mais Rasch nous ordonna de mener les actions hors des villes, et de placer un cordon au périmètre pour interdire la présence de spectateurs. La discrétion, semblait-il, serait dorénavant de rigueur. Pourtant, le désir de voir ces choses était humain, aussi. En feuilletant mon Platon, j'avais retrouvé le passage de La République auquel m'avait fait songer ma réaction devant les cadavres de la forteresse de Lutsk: Léonte, fils d'Aglaion, remontait du Pirée par le côté extérieur du mur Nord, lorsqu'il vit des corps morts couchés près du bourreau; et il conçut un désir de les regarder, et en même temps ressentit du dégoût à cette pensée, et voulut se détourner. Il lutta ainsi avec lui-même et plaça sa main sur les yeux, mais à la fin il succomba à son désir et, s'écarquillant les yeux avec les doigts, il courut vers les corps, disant: «Voilà, soyez maudits, repaissez-vous de ce joli spectacle!» À vrai dire les soldats semblaient rarement éprouver l'angoisse de Léonte, seulement son désir, et ce devait être cela qui dérangeait la hiérarchie, l'idée que les hommes pussent prendre du plaisir à ces actions. Pourtant, tous ceux qui y participaient y prenaient un plaisir, cela me paraissait évident. Certains, visiblement, jouissaient de l'acte en lui-même, mais ceux-là, on pouvait les considérer comme des malades, et il était juste de les faire rechercher et de leur confier d'autres tâches, voire de les condamner s'ils outrepassaient la limite. Quant aux autres, que la chose leur répugnât ou les laissât indifférents, ils s'en acquittaient par sens du devoir et de l'obligation, et ainsi tiraient du plaisir de leur dévouement, de leur capacité à mener à bien malgré leur dégoût et leur appréhension une tâche si difficile: «Mais je ne prends aucun plaisir à tuer», disaient-ils souvent, trouvant alors leur plaisir dans leur rigueur et leur vertu. La hiérarchie, évidemment, devait considérer ces problèmes dans leur ensemble, les réponses apportées ne pouvaient forcément qu'être approximatives ou grossières. Les Einzelaktionen, bien entendu, les actions individuelles, étaient à juste titre considérées comme des meurtres et condamnées. Le Berück von Roques avait promulgué une interprétation de l'ordre de l'OKW sur la discipline, infligeant soixante jours d'arrêts, pour insubordination, aux soldats qui tiraient sur des Juifs de leur propre initiative; à Lemberg, disait-on, un sous-officier avait écopé de six mois de prison pour le meurtre d'une vieille Juive. Mais plus les actions prenaient de l'ampleur, plus il devenait malaisé d'en contrôler toutes les retombées. Les 11 et 12 août, le Brigadeführer Rasch réunit à Jitomir tous ses chefs de Sonderkommando et d'Einsatzkommando: en plus de BlobeL, Hermann du 4b, Schulz du 5 et Kroeger du 6. Jeckeln vint aussi. L'anniversaire de Blobel tombait le 13, et les officiers avaient décidé de lui offrir une fête. Pendant la journée il se montra d'une humeur encore plus exécrable qu'à l'habitude, et passa de longues heures seul, enfermé dans son bureau. J'étais moi-même passablement occupé: nous venions de recevoir un ordre du Gruppenführer Müller, le chef de la Geheime Staatspolizei, de collectionner des matériaux visuels sur nos activités – des photographies, des films, des affiches, des placards – pour transmission au Führer. J'étais allé négocier un petit budget avec Hartl, l'administrateur du Gruppenstab, afin d'acheter aux hommes des tirages de leurs photos; il avait commencé par refuser, alléguant un ordre du Reichsführer interdisant aux membres des Einsatzgruppen de profiter des exécutions de quelque manière que ce soit; or, pour lui, la vente de photographies constituait un profit Je parvins enfin à lui faire valoir qu'on ne pouvait pas demander aux hommes de financer le travail du groupe de leur poche, et qu'il fallait leur défrayer les frais de tirage des images que nous voulions archiver. Il accepta, mais à condition qu'on ne paye que les photos des sous-officiers et des soldats; les officiers devraient reproduire leurs photos à leurs frais, s'ils en prenaient. Muni de cet accord, je passai le reste de la journée dans les baraquements à examiner les collections des hommes et à leur commander des tirages. Certains d'entre eux étaient d'ailleurs des photographes remarquablement accomplis; mais leur travail me laissait un arrière-goût désagréable, et en même temps je ne pouvais en détourner les yeux, je restais médusé. Le soir, les officiers se réunirent au mess, décoré pour l'occasion par Strehlke et ses adjoints. Blobel, lorsqu'il nous rejoignit, avait déjà bu, ses yeux étaient injectés de sang, mais il se maîtrisait et parlait peu. Vogt, qui était l'officier le plus âgé, lui présenta nos vœux et porta le toast à sa santé; puis on lui demanda de parler. Il hésita, puis posa son verre et s'adressa à nous, les mains croisées dans le dos. «Meine Herren! Je vous remercie pour vos vœux. Sachez que votre confiance me tient à cœur. J'ai à vous faire part d'une nouvelle pénible. Hier, le HSSPF Russland-Süd, l'Obergruppenführer Jeckeln, nous a transmis un nouvel ordre. Cet ordre provenait directement du Reichsführer-SS et émane, je le souligne pour vous comme lui l'a souligné pour nous, du Führer en personne». En parlant, il tressaillait; entre les phrases, il mâchonnait l'intérieur de ses joues.