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Les nouvelles que je convoyais plusieurs fois dans la journée étaient rarement bonnes. Jour après jour, les Soviétiques avançaient, entraient dans Lichtenberg et Pankow, prenaient Weissensee, Les réfugiés traversaient la ville en grandes colonnes, on en pendait beaucoup, au hasard, comme déserteurs. Les bombardements de l'artillerie russe faisaient encore des victimes: depuis le jour de l'anniversaire du Führer, ils étaient à portée de canon de la ville. C'avait été une très belle journée, un vendredi tiède, ensoleillé, l'odeur des lilas embaumait les jardins abandonnés. Çà et là on avait accroché des drapeaux à croix gammée sur les ruines, ou de grandes pancartes d'une ironie que j'espérais inconsciente, comme celle qui dominait les décombres de la Lützowplatz: NOUS REMERCIONS NOTRE FÜHRER POUR TOUT. DR. GOEBBELS. Le cœur, à vrai dire, n'y était pas. Au milieu de la matinée, les Anglo-Américains avaient lancé un de leurs raids massifs, plus de mille appareils en deux heures, suivis de Mosquito; après leur départ, l'artillerie russe avait pris la relève. Ce fut certainement un beau feu d'artifice mais peu l'apprécièrent, de notre côté du moins. Goebbels tenta bien de faire distribuer des rations supplémentaires en l'honneur du Führer, mais même cela tourna court: l'artillerie causa de nombreuses victimes parmi les civils qui faisaient la queue; le lendemain, malgré la forte pluie, ce fut pire encore, un obus frappa une file d'attente devant le grand magasin Karstadt, la Hermannplatz était pleine de cadavres ensanglantés, de morceaux de membres éparpillés, d'enfants secouant en hurlant le corps inerte de leur mère, je le vis moi-même. Le dimanche, il fit un soleil splendide, printanier, puis venaient des averses, puis de nouveau le soleil qui brillait sur les décombres et les ruines détrempées. Des oiseaux chantaient; partout fleurissaient des tulipes et des lilas, les pommiers, les pruniers et les cerisiers, et dans le Tiergarten des rhododendrons. Mais ces bonnes odeurs de fleur ne pouvaient masquer l'odeur de pourriture et de brique recuite qui planait sur les rues. Une lourde fumée stagnante voilait le ciel; lorsqu'il pleuvait, cette fumée s'épaississait encore, prenait les gens à la gorge. Dans les rues, malgré les frappes d'artillerie, il y avait de l'animation: aux barricades antichars, des enfants avec des casques en papier, perchés sur les obstacles, agitaient des épées en bois; je croisais des vieilles dames qui poussaient des landaus remplis de briques, puis, en traversant le Tiergarten vers le bunker du Zoo, des soldats chassant devant eux un troupeau de vaches beuglantes. Le soir, il pleuvait de nouveau; et les Rouges, à leur tour, fêtaient l'anniversaire de Lénine dans une débauche brutale d'artillerie.

Les services publics fermaient un à un, leur personnel évacuait. Le général Reynmann, le Kommandant de la ville, avait distribué à des responsables du NSDAP, un jour avant d'être limogé, deux mille laissez-passer pour quitter Berlin. Ceux qui n'avaient pas eu la chance d'en recevoir pouvaient toujours acheter leur porte de sortie: à la Kurfürstenstrasse, un officier de la Gestapo m'expliqua qu'un jeu complet de papiers en règle allait chercher dans les 80 000 reichsmarks. Le U-Bahn fonctionna jusqu'au 23 avril, le S-Bahn jusqu'au 25, le téléphone interurbain jusqu'au 26 (on raconte qu'un Russe réussit à joindre Goebbels à son bureau depuis Siemensstadt). Kaltenbrunner était parti pour l'Autriche tout de suite après l'anniversaire du Führer, mais Müller était resté, et je continuais mes liaisons pour lui. Je passais le plus souvent par le Tiergarten, parce que les rues au sud de la Bendlerstrasse, du côté du Landwehrkanal, étaient obstruées; dans la Neue Siegesallee, les explosions répétées avaient fracassé les statues des souverains de la Prusse et du Brandebourg, têtes et membres de Hohenzollern jonchaient la rue; la nuit, les fragments de marbre blanc brillaient à la lumière de la lune. À l'OKW, où s'était maintenant installé le Kommandant de la ville (un certain Käther avait remplacé Reynmann, puis deux jours plus tard Käther avait été démis à son tour pour faire place à Weidling), on me faisait souvent attendre des heures avant de me livrer une information tout à fait incomplète. Pour éviter d'être trop gênant, je patientais avec mon chauffeur dans ma voiture, sous un auvent en béton dans la cour, je regardais courir devant moi des officiers surexcités et hagards, des soldats épuisés qui traînaient pour ne pas retourner trop vite au feu, des Hitlerjugend avides de gloire venus mendier des Panzerfäuste, des Volkssturm désemparés qui attendaient des ordres. Un soir, je fouillais mes poches à la recherche d'une cigarette, je tombai sur la lettre d'Hélène, rangée là à Hohenlychen et oubliée depuis. Je déchirai l'enveloppe et lus la lettre en fumant. C'était une déclaration, brève et directe: elle ne comprenait pas mon attitude, écrivait-elle, elle ne cherchait pas à la comprendre, elle voulait savoir si je souhaitais la rejoindre, elle demandait si je comptais l'épouser. L'honnêteté et la franchise de cette lettre me bouleversèrent; mais il était bien trop tard, et je jetai la feuille froissée dans une flaque, par la vitre baissée de la voiture.

L'étau se resserrait. L'Adlon avait fermé ses portes; ma seule distraction était de boire du schnaps à la Kurfürstenstrasse, ou à Wannsee avec Thomas qui, en rigolant, me narrait les dernières péripéties. Müller, maintenant, cherchait une taupe: un agent ennemi, apparemment dans l'entourage d'un haut dignitaire SS. Schellenberg y voyait un complot pour déstabiliser Himmler, et Thomas devait donc suivre les développements de l'affaire. La situation dégénérait en vaudeville: Speer, qui avait perdu la confiance du Führer, était revenu, se faufilant entre les Sturmovik pour venir poser son coucou sur l'axe Est-Ouest, retrouver la grâce; Göring, pour avoir anticipé un peu hâtivement la mort de son seigneur et maître, avait été déchu de toutes ses fonctions et placé aux arrêts en Bavière; les plus sobres, von Ribbentrop et les militaires, se tenaient cois ou évacuaient en direction des Américains; les innombrables candidats au suicide peaufinaient leur scène finale. Nos militaires continuaient à se faire tuer consciencieusement, un régiment de Français de la «Charlemagne» trouva le moyen d'entrer dans Berlin le 24 pour venir renforcer la division «Nordland», et le centre administratif du Reich n'était presque plus défendu que par des Finlandais, des Estoniens, des Hollandais, et des petites frappes parisiennes. Ailleurs, on gardait la tête froide: une puissante armée était, disait-on, en route pour sauver Berlin et rejeter les Russes au-delà de l'Oder, mais à la Bendlerstrasse mes interlocuteurs restaient parfaitement vagues quant à la position et à la progression des divisions, et l'offensive annoncée de Wenck tardait autant à se matérialiser que celle des Waffen-S S de Steiner, quelques jours auparavant. Quant à moi, à vrai dire, le Götterdämmerung me tentait peu, et j'aurais bien voulu être ailleurs, pour réfléchir calmement à ma situation. Ce n'est pas tant que je craignais de mourir, vous pouvez me croire, j'avais peu de raisons de rester en vie, après tout, mais l'idée de me faire tuer ainsi, un peu au hasard des événements, par un obus ou une balle perdue, me déplaisait fortement, j'aurais souhaité m'asseoir et contempler les choses plutôt que de me laisser emporter ainsi par ce noir courant. Mais un tel choix ne m'était pas offert, je devais servir, comme tout le monde, et puisqu'il le fallait je le faisais loyalement, je recueillais et transmettais ces informations si inutiles qui ne semblaient servir qu'un but, me garder à Berlin. Nos ennemis, eux, ignoraient souverainement tout ce remue-ménage et avançaient. Bientôt il fallut aussi évacuer la Kurfürstenstrasse. Les officiers qui restaient furent dispersés; Müller se replia sur son QG d'urgence, dans la crypte de la Dreifaltigkeitskirche dans la Mauerstrasse. La Bendlerstrasse se trouvait pratiquement sur la ligne de front, les liaisons devenaient très compliquées: pour rejoindre le bâtiment, je devais filer entre les décombres jusqu'au bord du Tiergarten, puis continuer à pied, guidé à travers caves et ruines par des Kellerkinder, de petits orphelins crasseux qui en connaissaient chaque recoin. Le fracas des bombardements était comme une chose vivante, un assaut multiforme et infatigable sur l'ouïe; mais c'était pis lorsque descendait l'immense silence des pauses. Des pans entiers de la ville brûlaient, des gigantesques incendies de phosphore qui aspiraient l'air et provoquaient des tempêtes violentes qui, à leur tour, venaient nourrir les flammes. Les grosses pluies violentes et brèves éteignaient parfois quelques foyers, mais contribuaient surtout à accroître l'odeur du roussi. Quelques avions tentaient encore d'atterrir sur l'axe Est-Ouest; douze Ju-52 transportant des cadets S S furent abattus sur l'approche, l'un après l'autre. L'armée de Wenck, d'après les informations qu'on voulait bien me transmettre, semblait s'être évanouie dans la nature quelque part au sud de Potsdam. Le 27 avril, il faisait très froid, et après un violent assaut soviétique sur la Potsdamer Platz, repoussé par la «Liebstandarte AH», il y eut plusieurs heures de calme. Lorsque je retournai a l'église dans la Mauerstrasse rendre compte à Müller, on m'informa qu'il se trouvait dans une des annexes du ministère de l'Intérieur, et que je devais l'y rejoindre. Je l'y retrouvai dans une grande salle presque sans meubles, aux murs tachés d'humidité, en compagnie de Thomas et d'une trentaine d'officiers du SD et de la Staatspolizei. Müller nous fit attendre une demi-heure mais seuls cinq hommes de plus arrivèrent (il en avait fait convoquer cinquante en tout). Alors on nous mit en rangs, au repos, le temps d'un bref discours: la veille, après une discussion par téléphone avec l'Obergruppenführer Kaltenbrunner, le Führer avait décidé d'honorer le RSHA pour ses services et sa loyauté indéfectible. Il avait demandé à décorer de la Croix allemande en or dix officiers restant à Berlin qui s'étaient particulièrement distingués durant la guerre. La liste avait été établie par Kaltenbrunner; ceux qui ne se verraient pas nommés ne devaient pas être déçus, l'honneur retombait sur eux aussi. Puis Müller lut la liste, en tête de laquelle il se trouvait lui-même; je ne fus pas surpris d'y voir figurer Thomas; mais à mon grand étonnement, Müller me nomma aussi, à l'avant-dernière place. Qu'avais-je donc bien pu faire pour être ainsi remarqué? Je n'étais pourtant pas en odeur de sainteté avec Kaltenbrunner, loin de là. Thomas, à travers la salle, me lança un rapide clin d'œil; déjà nous nous regroupions pour nous rendre à la chancellerie. Dans la voiture, Thomas m'expliqua l'affaire: parmi ceux qu'on avait encore pu trouver à Berlin, j'étais un des rares, avec lui, à avoir servi au front, c'est cela qui avait compté. Le passage jusqu'à la chancellerie, le long de la Wilhelmstrasse, devenait difficile, des canalisations avaient crevé, la rue était inondée, des cadavres flottaient dans l'eau et remuaient doucement au passage de nos voitures; il fallut finir à pied, mouillés jusqu'au genou. Müller nous fit pénétrer dans les décombres de l'Auswärtiges Amt: de là, un tunnel souterrain menait au bunker du Führer. Dans ce tunnel aussi l'eau coulait, nous en avions jusqu'aux chevilles. Des Waffen-SS de la «Liebstandarte» gardaient l'entrée du bunker: ils nous laissèrent passer, mais prirent nos armes de service. On nous mena à travers un premier bunker puis, par un escalier en vis ruisselant d'eau, à un second, encore plus profond. Nous pataugions dans le courant venu de l'AA, en bas des marches il venait tremper les tapis rouges du large couloir où l'on nous fit asseoir, le long d'un mur, sur des chaises d'écolier en bois. Un général de la Wehrmacht, devant nous, criait à un autre qui portait des épaulettes de Generaloberst: «Mais on va tous se noyer, ic i!» Le Generaloberst, lui, tentait de le calmer et l'assurait qu'on faisait venir une pompe. Une abominable odeur d'urine empestait le bunker, mêlée à des effluves moites de renfermé, de sueur, et de laine mouillée, qu'on avait en vain tenté de masquer avec du désinfectant. On nous fit attendre un certain temps; des officiers allaient et venaient, traversant avec de grands floc les tapis imbibés d'eau pour disparaître dans une autre salle, au fond, ou remonter l'escalier en colimaçon; la salle résonnait du vrombissement continu d'un générateur Diesel. Deux officiers jeunes et élégants passèrent en discutant avec animation; derrière eux déboucha mon vieil ami, le docteur Hohenegg. Je me levai d'un bond et lui saisis le bras, exalté de le revoir là. Il me prit par la main et me mena dans une pièce où plusieurs Waffen-SS jouaient aux cartes ou dormaient sur des lits superposés. «J'ai été envoyé ici comme médecin auxiliaire du Führer», m'expliqua-t-il d'un ton lugubre. Son crâne chauve et suant luisait sous l'ampoule jaunâtre. «Et comment va-t-il?» – «Oh, pas très bien. Mais je ne m'occupe pas de lui, on m'a confié les enfants de notre cher ministre de la Propagande. Ils sont dans le premier bunker», ajouta-t-il en désignant le plafond du doigt. Il regarda autour de lui et reprit à voix basse: «C'est un peu une perte de temps: dès que je retrouve leur mère seule, elle me jure ses grands dieux qu'elle va tous les empoisonner avant de se suicider elle-même. Les pauvres petits ne se doutent de rien, ils sont charmants, ça me brise le cœur, je peux vous le dire. Mais notre Méphistophélès boiteux est fermement résolu à former une garde d'honneur pour accompagner son maître en enfer. Tant mieux pour lui». – «On en est donc là?» – «Certainement. Le gros Bormann, à qui