développements de l'affaire. La situation dégénérait en vaudeville: Speer, qui avait perdu la confiance du Führer, était revenu, se faufilant entre les Sturmovik pour venir poser son coucou sur l'axe Est-Ouest, retrouver la grâce; Göring, pour avoir anticipé un peu hâtivement la mort de son seigneur et maître, avait été déchu de toutes ses fonctions et placé aux arrêts en Bavière; les plus sobres, von Ribbentrop et les militaires, se tenaient cois ou évacuaient en direction des Américains; les innombrables candidats au suicide peaufinaient leur scène finale. Nos militaires continuaient à se faire tuer consciencieusement, un régiment de Français de la «Charlemagne» trouva le moyen d'entrer dans Berlin le 24 pour venir renforcer la division «Nordland», et le centre administratif du Reich n'était presque plus défendu que par des Finlandais, des Estoniens, des Hollandais, et des petites frappes parisiennes. Ailleurs, on gardait la tête froide: une puissante armée était, disait-on, en route pour sauver Berlin et rejeter les Russes au-delà de l'Oder, mais à la Bendlerstrasse mes interlocuteurs restaient parfaitement vagues quant à la position et à la progression des divisions, et l'offensive annoncée de Wenck tardait autant à se matérialiser que celle des Waffen-S S de Steiner, quelques jours auparavant. Quant à moi, à vrai dire, le Götterdämmerung me tentait peu, et j'aurais bien voulu être ailleurs, pour réfléchir calmement à ma situation. Ce n'est pas tant que je craignais de mourir, vous pouvez me croire, j'avais peu de raisons de rester en vie, après tout, mais l'idée de me faire tuer ainsi, un peu au hasard des événements, par un obus ou une balle perdue, me déplaisait fortement, j'aurais souhaité m'asseoir et contempler les choses plutôt que de me laisser emporter ainsi par ce noir courant. Mais un tel choix ne m'était pas offert, je devais servir, comme tout le monde, et puisqu'il le fallait je le faisais loyalement, je recueillais et transmettais ces informations si inutiles qui ne semblaient servir qu'un but, me garder à Berlin. Nos ennemis, eux, ignoraient souverainement tout ce remue-ménage et avançaient. Bientôt il fallut aussi évacuer la Kurfürstenstrasse. Les officiers qui restaient furent dispersés; Müller se replia sur son QG d'urgence, dans la crypte de la Dreifaltigkeitskirche dans la Mauerstrasse. La Bendlerstrasse se trouvait pratiquement sur la ligne de front, les liaisons devenaient très compliquées: pour rejoindre le bâtiment, je devais filer entre les décombres jusqu'au bord du Tiergarten, puis continuer à pied, guidé à travers caves et ruines par des Kellerkinder, de petits orphelins crasseux qui en connaissaient chaque recoin. Le fracas des bombardements était comme une chose vivante, un assaut multiforme et infatigable sur l'ouïe; mais c'était pis lorsque descendait l'immense silence des pauses. Des pans entiers de la ville brûlaient, des gigantesques incendies de phosphore qui aspiraient l'air et provoquaient des tempêtes violentes qui, à leur tour, venaient nourrir les flammes. Les grosses pluies violentes et brèves éteignaient parfois quelques foyers, mais contribuaient surtout à accroître l'odeur du roussi. Quelques avions tentaient encore d'atterrir sur l'axe Est-Ouest; douze Ju-52 transportant des cadets S S furent abattus sur l'approche, l'un après l'autre. L'armée de Wenck, d'après les informations qu'on voulait bien me transmettre, semblait s'être évanouie dans la nature quelque part au sud de Potsdam. Le 27 avril, il faisait très froid, et après un violent assaut soviétique sur la Potsdamer Platz, repoussé par la «Liebstandarte AH», il y eut plusieurs heures de calme. Lorsque je retournai a l'église dans la Mauerstrasse rendre compte à Müller, on m'informa qu'il se trouvait dans une des annexes du ministère de l'Intérieur, et que je devais l'y rejoindre. Je l'y retrouvai dans une grande salle presque sans meubles, aux murs tachés d'humidité, en compagnie de Thomas et d'une trentaine d'officiers du SD et de la Staatspolizei. Müller nous fit attendre une demi-heure mais seuls cinq hommes de plus arrivèrent (il en avait fait convoquer cinquante en tout). Alors on nous mit en rangs, au repos, le temps d'un bref discours: la veille, après une discussion par téléphone avec l'Obergruppenführer Kaltenbrunner, le Führer avait décidé d'honorer le RSHA pour ses services et sa loyauté indéfectible. Il avait demandé à décorer de la Croix allemande en or dix officiers restant à Berlin qui s'étaient particulièrement distingués durant la guerre. La liste avait été établie par Kaltenbrunner; ceux qui ne se verraient pas nommés ne devaient pas être déçus, l'honneur retombait sur eux aussi. Puis Müller lut la liste, en tête de laquelle il se trouvait lui-même; je ne fus pas surpris d'y voir figurer Thomas; mais à mon grand étonnement, Müller me nomma aussi, à l'avant-dernière place. Qu'avais-je donc bien pu faire pour être ainsi remarqué? Je n'étais pourtant pas en odeur de sainteté avec Kaltenbrunner, loin de là. Thomas, à travers la salle, me lança un rapide clin d'œil; déjà nous nous regroupions pour nous rendre à la chancellerie. Dans la voiture, Thomas m'expliqua l'affaire: parmi ceux qu'on avait encore pu trouver à Berlin, j'étais un des rares, avec lui, à avoir servi au front, c'est cela qui avait compté. Le passage jusqu'à la chancellerie, le long de la Wilhelmstrasse, devenait difficile, des canalisations avaient crevé, la rue était inondée, des cadavres flottaient dans l'eau et remuaient doucement au passage de nos voitures; il fallut finir à pied, mouillés jusqu'au genou. Müller nous fit pénétrer dans les décombres de l'Auswärtiges Amt: de là, un tunnel souterrain menait au bunker du Führer. Dans ce tunnel aussi l'eau coulait, nous en avions jusqu'aux chevilles. Des Waffen-SS de la «Liebstandarte» gardaient l'entrée du bunker: ils nous laissèrent passer, mais prirent nos armes de service. On nous mena à travers un premier bunker puis, par un escalier en vis ruisselant d'eau, à un second, encore plus profond. Nous pataugions dans le courant venu de l'AA, en bas des marches il venait tremper les tapis rouges du large couloir où l'on nous fit asseoir, le long d'un mur, sur des chaises d'écolier en bois. Un général de la Wehrmacht, devant nous, criait à un autre qui portait des épaulettes de Generaloberst: «Mais on va tous se noyer, ic i!» Le Generaloberst, lui, tentait de le calmer et l'assurait qu'on faisait venir une pompe. Une abominable odeur d'urine empestait le bunker, mêlée à des effluves moites de renfermé, de sueur, et de laine mouillée, qu'on avait en vain tenté de masquer avec du désinfectant. On nous fit attendre un certain temps; des officiers allaient et venaient, traversant avec de grands floc les tapis imbibés d'eau pour disparaître dans une autre salle, au fond, ou remonter l'escalier en colimaçon; la salle résonnait du vrombissement continu d'un générateur Diesel. Deux officiers jeunes et élégants passèrent en discutant avec animation; derrière eux déboucha mon vieil ami, le docteur Hohenegg. Je me levai d'un bond et lui saisis le bras, exalté de le revoir là. Il me prit par la main et me mena dans une pièce où plusieurs Waffen-SS jouaient aux cartes ou dormaient sur des lits superposés. «J'ai été envoyé ici comme médecin auxiliaire du Führer», m'expliqua-t-il d'un ton lugubre. Son crâne chauve et suant luisait sous l'ampoule jaunâtre. «Et comment va-t-il?» – «Oh, pas très bien. Mais je ne m'occupe pas de lui, on m'a confié les enfants de notre cher ministre de la Propagande. Ils sont dans le premier bunker», ajouta-t-il en désignant le plafond du doigt. Il regarda autour de lui et reprit à voix basse: «C'est un peu une perte de temps: dès que je retrouve leur mère seule, elle me jure ses grands dieux qu'elle va tous les empoisonner avant de se suicider elle-même. Les pauvres petits ne se doutent de rien, ils sont charmants, ça me brise le cœur, je peux vous le dire. Mais notre Méphistophélès boiteux est fermement résolu à former une garde d'honneur pour accompagner son maître en enfer. Tant mieux pour lui». – «On en est donc là?» – «Certainement. Le gros Bormann, à qui cette idée ne plaît guère, a bien tenté de le faire partir, mais il a refusé. À mon humble avis, il n'y en a plus pour longtemps». – «Et vous, cher docteur?» demandai-je en souriant. J'étais vraiment très heureux de le revoir. «Moi? Carpe diem, comme disent les public school boys anglais. Nous organisons une fête, ce soir. En haut, dans la chancellerie, pour ne pas le déranger. Venez, si vous pouvez. Ce sera plein de jeunes vierges fougueuses qui préfèrent offrir leur pucelage à un Allemand, quelle que soit son apparence, plutôt qu'à un Kalmouk hirsute et puant». Il frappa plusieurs fois de la main son ventre rebondi: «À mon âge, des offres pareilles, ça ne se refuse pas. Après,» – ses sourcils se haussèrent comiquement sur son crâne en forme d'œuf – «après on verra bien». – «Docteur, dis-je d'un ton solennel, vous êtes plus sage que moi». – «Je n'en ai jamais douté un instant, Obersturmbannführer. Mais je n'ai pas votre chance insensée». – «En tout cas, croyez-moi, je suis ravi de vous revoir.» – «Moi aussi, moi aussi!» Déjà nous nous retrouvions dans le couloir. «Venez, si vous pouvez!» me lança-t-il avant de filer sur ses pattes trapues.