«Debout!» criait une voix. Je me levai péniblement. Fegelein se tenait assis près de la porte, les bras autour des genoux; lorsque je sortis, il me sourit timidement avec un petit signe de la main. On me mena dans l'église: deux hommes en civil m'attendaient, des policiers, l'un d'eux tenait un revolver à la main; avec eux se trouvaient aussi des S S en uniforme. Le policier au revolver me prit par le bras, me tira dans la rue et m'enfourna dans une Opel; les autres montèrent aussi. «Où va-t-on?» demandai-je au policier qui me poussait le canon de son revolver contre les côtes. «Ta gueule!» aboya-t-il. La voiture démarra, entra dans la Mauerstrasse, fit environ cent mètres; j'entendis un vrillement aigu; une énorme explosion souleva le véhicule et le projeta sur le flanc. Le policier, sous moi, tira, je crois: je me souviens d'avoir eu l'impression que son coup tua un des hommes à l'avant. L'autre policier, tout ensanglanté, était retombé inerte sur moi. À grands coups de pieds et de coudes, je m'extirpai du véhicule retourné par la vitre arrière, me coupant un peu au passage. D'autres obus tombaient tout près et projetaient de grandes gerbes de briques et de terre. J'étais assourdi, mes oreilles résonnaient. Je m'affalai sur le trottoir et restai là un instant, sonné. Le policier dégringolait derrière moi et roula lourdement sur mes jambes. De la main je trouvai une brique et le frappai à la tête. Nous roulions ensemble dans les débris, couverts de poussière rouge de brique et de boue; je le frappais de toutes mes forces, mais il n'est pas facile d'assommer un homme à coups de brique, surtout si cette brique a déjà brûlé. Au troisième ou quatrième coup, elle vola en poussière dans ma main. Je me mis à en chercher une autre, ou une pierre, mais l'homme me renversa et entreprit de m'étrangler. Il roulait des yeux de fou au-dessus de moi, le sang qui coulait de son front traçait des sillons boueux dans la poussière rouge qui recouvrait son visage. Ma main trouva enfin un pavé et je frappai vers le haut, en arc de cercle. Il s'effondra sur moi. Je me dégageai et lui cognai la tête avec le pavé jusqu'à ce que la boîte crânienne éclatât, répandant de la cervelle mélangée à de la poussière et des cheveux. Puis je me redressai, encore étourdi. Je cherchai des yeux son revolver mais il avait dû rester dans la voiture, dont une roue tournait encore en l'air. Les trois autres, à l'intérieur, paraissaient morts. Pour le moment les obus ne tombaient plus. Je me mis péniblement à courir dans la Mauerstrasse. Il fallait que je me cache. Autour de moi, il n'y avait que des ministères ou des bâtiments officiels, presque tous en ruine. Je tournai dans la Leipzigerstrasse et entrai dans le hall d'un immeuble d'habitation. Des pieds nus ou, en chaussettes flottaient devant moi, tournoyant lentement. Je levai la tête: plusieurs personnes, dont des enfants et des femmes, pendaient à la balustrade de l'escalier, les bras ballants. Je trouvai l'entrée de la cave et l'ouvrit: une bouffée de putréfaction, de merde et de vomi m'assaillit, la cave était remplie d'eau et de cadavres gonflés. Je refermai la porte et tentai de monter à l'étage: après le premier palier, l'escalier s'ouvrait sur le vide. Je redescendis en contournant les pendus et ressortis. Il s'était mis à pleuvoir légèrement, des détonations éclataient de tous côtés. Devant moi s'ouvrait une bouche de métro, la station Stadtmitte, sur la ligne C. Je courus et dévalai les marches. Je passai les portiques et continuai à descendre dans l'obscurité, me guidant de la main sur le mur. Le carrelage était humide, l'eau sourdait du plafond et coulait le long de la voûte. Des bruits de voix sourds montaient du quai. Il était encombré de corps, je ne pouvais pas voir s'ils étaient morts, endormis ou simplement couchés, je trébuchais dessus, des gens clamaient, des enfants pleuraient ou geignaient Un wagon de métro aux vitres cassées, illuminé par des bougies vacillantes, stationnait sur le quai: à l'intérieur, des Waffen-SS avec des écussons français se tenaient rangés au garde-à-vous, et un grand Brigadeführer en manteau de cuir noir, qui me tournait le dos, leur distribuait solennellement des décorations. Je ne voulus pas les déranger, je passai doucement auprès d'eux puis sautai sur la voie, atterrissant dans une eau froide qui m'arrivait aux mollets. Je voulais me diriger vers le nord, mais j'étais désorienté; j'essayai de me remémorer la direction des rames, à l'époque où je prenais ce métro, mais je ne savais même pas sur quel quai j'avais atterri, tout se brouillait. D'un côté, dans le tunnel, il y avait un peu de lumière: je pris par là avançant péniblement dans l'eau qui cachait les rails, trébuchant sur des obstacles invisibles. Au bout se trouvaient alignées plusieurs rames de métro, elles aussi éclairées à la bougie, un hôpital de fortune, bondé de blessés qui criaient, juraient, gémissaient. Je longeai ces wagons sans que l'on fasse attention à moi et continuai à tâtons, me guidant grâce au mur. L'eau montait, m'arrivait à mi-mollet. Je m'arrêtai et y plongeai la main: elle paraissait lentement couler vers moi. Je continuai. Un corps flottant vint buter contre mes jambes. Je sentais à peine mes pieds engourdis par le froid Devant, il me semblait percevoir une lueur, entendre d'autres bruits que le clapotement de l'eau. Enfin j'arrivai à une station éclairée par unt, unique bougie. L'eau maintenant m'arrivait aux genoux. Là aussi il y avait du monde. J'appelai: «Quelle est cette station, s'il vous plaît?»
«Kochstrasse», me répondit-on assez aimablement. Je m'étais trompé de direction, je me dirigeais vers les lignes russes. Je rebroussai chemin et m'enfonçai de nouveau dans le tunnel vers Stadtmitte. Devant moi je pouvais discerner les lueurs du métro-hôpital. Sur la voie, à côté du dernier wagon, se dressaient deux figures humaines, l'une assez grande, l'autre plus petite. Une lampe de poche s'alluma et m'aveugla; tandis que je me cachais les yeux, une voix familière grogna: «Salut, Aue. Comment ça va?» – «Tu tombes bien, fit une seconde voix plus fluette. Justement, on te cherchait». C'étaient Clemens et Weser. Une seconde lampe de poche s'alluma et ils s'avancèrent; je reculai en pataugeant. «On voulait te parler, dit Clemens. De ta maman». – «Ah, meine Herren! m'exelamai-je. Pensez-vous que ce soit le moment?» – «C'est toujours le moment de parler de choses importantes», fit la voix un peu rêche et aiguë de Weser. Je reculai encore, mais me retrouvai appuyé à la paroi; une eau froide filtrait du béton et venait me glacer les épaules. «Qu'est-ce que vous me voulez encore? glapis-je. Mon dossier est clos depuis longtemps!» – «Par des juges corrompus, malhonnêtes», lança Clemens. – «Tu t'en es sorti jusqu'ici par des intrigues, dit Weser. Maintenant, c'est fini, ça». – «Vous ne pensez pas que c'est au Reichsführer, ou à l'Obergruppenführer Breithaupt d'en juger?» Ce dernier était le chef de la SS-Gericht. – «Breithaupt s'est tué il y a quelques jours dans un accident de voiture, dit flegmatiquement Clemens. Quant au Reichsführer, il est loin».