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Il n'y a plus de tribunal! Tous les juges sont morts ou partis. Comment voulez-vous me juger?» – «On t'a déjà jugé, fit Weser d'une voix si basse que j'entendais couler l'eau. On t'a jugé coupable». – «Vous? ricanai-je. Vous êtes des flics. Vous n'avez pas le droit de juger». «Vu les circonstances, roula la grosse voix de Clemens, on l'a pris, le droit. – «Alors, dis-je tristement, même si vous avez raison, vous ne valez pas mieux que moi».

À ce moment, j'entendis un vacarme du côté de la Kochstrasse. Des gens hurlaient, couraient dans des clapotements effrénés. Un homme passa en criant: «Les Russes! Les Russes sont dans le tunnel!» «Merde», éructa Clemens. Lui et Weser braquèrent leurs torches en direction de la station; des soldats allemands refluaient en tirant au hasard; au fond, on apercevait les flammes des bouches des mitrailleuses, des balles sifflaient, crépitaient contre les parois ou frappaient l'eau avec des petits flac mous. Des hommes criaient, tombaient dans l'eau. Clemens et Weser, éclairés par leurs torches, levèrent posément leurs pistolets et se mirent à tirer coup après coup vers l'ennemi. Tout le tunnel résonnait de cris, de coups de feu, de bruits d'eau. En face, des mitrailleuses ripostaient par rafales. Clemens et Weser voulurent éteindre leurs lampes; juste à ce moment, dans un éclat fugitif de lumière, je vis Weser recevoir une balle sous le menton, se soulever, retomber en arrière de tout son long dans un grand éclaboussement.

Clemens brailla: «Weser! Merde!» Mais sa torche s'était éteinte et, retenant ma respiration, je plongeai sous l'eau. Me guidant par les rails plus que je ne nageais, je me dirigeai vers les wagons du métro-hôpital. Lorsque je ressortis la tête de l'eau les balles sifflaient autour de moi, les patients de l'hôpital beuglaient de panique, j'entendais des voix françaises, des ordres brefs. «Tirez pas, les gars!» hurlai-je en français. Une main me saisit par le col, me traîna, ruisselant, vers le quai. «T'es du pays, toi?» me lança une voix gouailleuse. Je respirais avec difficulté, je toussais, j'avais avalé de l'eau. «Non, non, Allemand», fis-je. Le type tira une rafale à côté de ma tête, m'assourdissant juste alors que retentissait la voix de Clemens: «Aue! Salopard! Je t'aurai!» Je me hissai sur le quai, et, frappant des mains et des coudes les réfugiés pris de panique pour me frayer un chemin, filai vers les escaliers que je montai quatre à quatre. La rue était déserte, sauf trois S S étrangers qui galopaient en direction de la Zimmerstrasse avec une mitrailleuse lourde et des Panzerfäuste, sans faire attention à moi ni aux autres civils qui fuyaient la bouche de l'U-Bahn. Je partis au pas de course dans la direction opposée, remontant la Friedrichstrasse vers le nord, entre les immeubles en flammes, les cadavres, les véhicules détruits. J'arrivai à Unter den Linden. Une grande fontaine d'eau jaillissait d'une canalisation défoncée et venait arroser les corps et les décombres. Juste au coin marchaient deux vieillards mal rasés qui semblaient ne prêter aucune attention au fracas des obus de mortier et de l'artillerie lourde. L'un d'eux portait le brassard des aveugles, l'autre le guidait. «Où allez-vous?» demandai-je en pantelant. – «Nous ne savons pas», répondit l'aveugle. – «D'où venez-vous?» demandai-je encore. – «Nous ne le savons pas non plus». Ils s'assirent sur une caisse parmi les ruines et les tas de gravats. L'aveugle s'appuya sur sa canne. L'autre regardait autour de lui avec des yeux déments, tiraillant la manche de son ami. Je leur tournai le dos et continuai. L'avenue, aussi loin que je pusse voir, paraissait entièrement déserte. En face se dressait l'immeuble qui abritait les bureaux du Dr. Mandelbrod et de Herr Leland. Il avait reçu des coups mais ne semblait pas détruit. Une des portes d'entrée pendait sur un gond, je la repoussai d'un coup d'épaule et pénétrai dans le hall, encombré de plaques de marbre et de moulures tombées des murs. Des soldats avaient dû camper ici: je remarquai des traces de feu de camp, des boîtes de conserve vides, des étrons presque secs. Mais le hall était désert. Je poussai la porte des escaliers de secours et montai en courant. Au dernier étage, l'escalier s'ouvrait sur un couloir qui donnait sur la belle salle de réception précédant le bureau de Mandelbrod. Deux des amazones se tenaient assises là, l'une sur le divan, l'autre dans un fauteuil, leurs têtes penchées de côté ou en arrière, les yeux grands ouverts, un mince filet de sang coulant de leurs tempes et des commissures de leurs lèvres; à la main, chacune tenait un petit pistolet automatique à poignée nacrée. Une troisième fille gisait en travers de la double porte capitonnée. Glacé d'horreur, j'allai les regarder de près, j'approchai mon visage des leurs, sans les toucher. Elles étaient parfaitement mises, les cheveux tirés en arrière, du gloss transparent faisait briller leurs lèvres pleines, le mascara dessinait encore une couronne de longs cils noirs autour de leurs yeux vides, leurs ongles, sur la crosse des pistolets, étaient soigneusement taillés et laqués. Aucun souffle ne soulevait leurs poitrines sous les tailleurs repassés. J'avais beau scruter leurs jolis visages, j'étais incapable de les distinguer l'une de l'autre, de reconnaître Hilde de Helga ou de Hedwig; pourtant, ce n'étaient pas des jumelles. J'enjambai celle qui était couchée en travers de la porte et entrai dans le bureau. Trois autres filles reposaient mortes sur le canapé et la moquette; Mandelbrod et Leland se tenaient tout au fond, devant la grande baie vitrée fracassée, auprès d'une montagne de valises et de malles en cuir. Dehors, derrière eux, un incendie rugissait, ils ne prêtaient aucune attention aux volutes de fumée qui envahissaient la pièce. J'allai jusqu'à eux, regardai les bagages, et demandai: «Vous comptez partir en voyage?» Mandelbrod, qui tenait un chat sur ses genoux et le caressait, sourit légèrement dans les flots de graisse qui noyaient ses traits. «Précisément, dit-il de sa si belle voix. Voudrais-tu venir avec nous?» Je comptai les malles et les valises à haute voix: «Dix-neuf, fis-je, pas mal. Vous allez loin?» – «Pour commencer, Moscou, dit Mandelbrod. Après, nous verrons». Irland, vêtu d'un long imperméable bleu marine, était assis sur une petite chaise aux côtés de Mandelbrod; il fumait une cigarette, avec un cendrier en verre posé sur les genoux; il me regardait sans rien dire. «Je vois, fis-je. Et vous pensez vraiment que vous pourrez emporter tout ça?» – «Oh, bien sûr, sourit Mandelbrod. C'est déjà arrangé. Nous attendons seulement qu'ils viennent nous chercher». – «Les Russes? Les nôtres tiennent encore le quartier, je vous signale». – «Nous le savons, dit Leland en rejetant une longue bouffée de fumée. Les Soviétiques nous ont dit qu'ils seraient là demain, sans doute». – «Un colonel très cultivé, ajouta Mandelbrod. Il nous a dit de ne pas nous en faire, qu'il prendrait personnellement soin de nous. C'est que, vois-tu, nous avons encore beaucoup de travail». – «Et les filles?» demandai-je en agitant la main vers les corps. – «Ah, les pauvrettes n'ont pas voulu venir avec nous. Leur attachement à la mère patrie était trop fort. Elles n'ont pas voulu comprendre qu'il y a des valeurs encore plus importantes». – «Le Führer a échoué, prononça froidement Leland. Mais la guerre ontologique qu'il a commencée n'est pas terminée. Qui d'autre que Staline pourrait achever le travail?» – «Lorsque nous leur avons proposé nos services, susurra Mandelbrod en caressant son chat, ils ont tout de suite été très intéressés. Ils savent qu'ils auront besoin d'hommes comme nous, après cette guerre, qu'ils ne pourront pas se permettre de laisser les puissances occidentales rafler la crème. Si tu viens avec nous, je peux te garantir un bon poste, avec tous les avantages». – «Tu continueras à faire ce que tu sais si bien faire», dit Leland. – «Vous êtes fous! m'exclamai-je. Vous êtes tous fous! Tout le monde est devenu fou dans cette ville». Déjà je reculais vers la porte, passais les corps gracieusement affaissés des filles. «Sauf moi!» criai-je avant de m'enfuir. Les dernières paroles de Leland m'atteignirent à la porte: «Si tu changes d'avis, reviens nous voir!» Unter den Linden était toujours vide; çà et là, un obus frappait une façade, un tas de décombres. Mes oreilles résonnaient encore de la rafale du Français. Je me mis à courir vers la porte de Brandebourg. Il fallait à tout prix que je sorte de la ville, elle était devenue un piège monstrueux. Mes informations étaient déjà vieilles d'un jour, mais je savais que la seule issue était de passer par le Tiergarten puis par l'axe Est-Ouest jusqu'à la Adolf Hitler Platz; ensuite, on aviserait. La veille, ce côté de la ville n'était toujours pas fermé, des Hitlerjugend tenaient encore le pont sur le Havel, Wannsee demeurait entre nos mains. Si je parviens chez Thomas, me dis-je, je suis sauvé. La Pariser Platz, devant la Porte encore relativement intacte, était jonchée de véhicules renversés, déchiquetés, carbonisés; dans les ambulances, les cadavres calcinés portaient encore aux extrémités des bracelets blancs de plâtre de Paris, qui ne brûle pas. J'entendis un puissant grondement: un blindé russe passait derrière moi, balayant les carcasses devant lui; plusieurs Waffen-SS se tenaient perchés dessus, ils avaient dû le capturer. Il s'arrêta juste à côté de moi, tira, puis repartit dans un fracas de chenilles; un des Waffen-S S me regardait avec un air indifférent. Il tourna à droite dans la Wilhelmstrasse et disparut. Un peu plus loin, sur Unter den Linden, entre les lampadaires et les moignons d'arbrisseaux en rang, j'aperçus à travers la fumée une forme humaine, un homme en civil avec un chapeau. Je repris ma course et, louvoyant entre les obstacles, franchis la Porte noire de fumée, criblée de balles et d'éclats. Au-delà, c'était le Tiergarten. Je quittai la chaussée et m'enfonçai entre les arbres. À part le vrombissement des mortiers en vol et les détonations lointaines, le parc était étrangement silencieux. Les Nebelkrähe, ces corbeaux dont le cri rauque résonne toujours à travers le Tiergarten, étaient tous partis, fuyant le bombardement constant pour un lieu plus sûr: pas de Sperrkommando dans le ciel, pas de cour martiale volante pour les oiseaux. Quelle chance ils ont, et ils ne le savent même pas. Des cadavres gisaient, affalés entre les arbres; et le long des allées, sinistres, se balançaient les pendus. Il se remit à pleuvoir, une pluie légère à travers laquelle perçait encore le soleil. Les buissons des parterres avaient fleuri, l'odeur des rosiers se mêlait à celle des cadavres. De temps en temps je me retournais: entre les arbres, il me semblait entrapercevoir la silhouette qui me suivait. Un soldat mort tenait encore son Schmeisser; je le pris, le braquai vers cette silhouette, appuyai sur la détente; mais l'arme était enrayée et je la jetai rageusement dans un buisson. J'avais pensé ne pas trop m'éloigner de la chaussée centrale, mais de ce côté-là je vis du mouvement, des véhicules, et je m'engageai plus avant dans le parc. À ma droite, la colonne de la Victoire dépassait des arbres, cachée par des caissons de protection et toujours obstinément debout. Devant moi plusieurs plans d'eau bloquaient le chemin: plutôt que de me rapprocher de la chaussée, je choisis de les contourner en direction du canal, là où j'allais autrefois, il y avait bien longtemps, rôder la nuit en quête de plaisir. De là, me disais-je, je couperai par le Zoo et irai me perdre dans Charlottenburg. Je passai le canal par le pont où j'avais eu cette curieuse altercation avec Hans P., un soir. Au-delà, le mur du Zoo s'était effondré en plusieurs endroits et je me hissai sur les gravats. Des tirs nourris venaient du côté du grand bunker, des coups de canon léger et des rafales de mitrailleuses.