Выбрать главу

Cette partie du Zoo se trouvait entièrement inondée: les bombardements avaient éventré la Maison de la Mer et les aquariums crevés s'étaient répandus tout autour, déversant des tonnes d'eau, éparpillant par les allées des poissons morts, des langoustes, des crocodiles, des méduses, un dauphin pantelant qui, couché sur le flanc, me contemplait d'un œil inquiet. Je progressais en pataugeant, je contournai l'île aux Babouins où des petits agrippaient de leurs mains minuscules les ventres de leurs mères affolées, je louvoyais entre des perroquets, des singes morts, une girafe dont le long cou pendait par-dessus une grille, des ours ensanglantés. J'entrai dans un bâtiment à moitié détruit: dans une grande cage, un immense gorille noir se tenait assis, mort, une baïonnette fichée dans la poitrine. Une rivière de sang noir coulait entre les barreaux et se mêlait aux flaques d'eau. Ce gorille avait un air surpris, étonné; son visage ridé, ses yeux ouverts, ses énormes mains me parurent effroyablement humains, comme s'il était sur le point de me parler. Au-delà de ce bâtiment s'étendait un large étang fermé: un hippopotame flottait dans l'eau, mort, le stabilisateur d'un obus de mortier planté dans le dos; un second gisait sur une plate-forme, criblé d'éclats, et agonisait dans un grand souffle lourd. L'eau qui débordait de l'étang venait imbiber les vêtements de deux Waffen-SS couchés là; un troisième reposait, adossé à une cage, l'œil terne, sa mitrailleuse posée en travers des jambes. Je voulus continuer mais j'entendis des éclats de voix russes, mêlés au barrissement d'un éléphant affolé. Je me cachai derrière un buisson puis rebroussai chemin pour contourner les cages par une sorte de petit pont. Clemens me barrait le chemin, les pieds dans une flaque à l'extrémité de la passerelle, son chapeau mou dégoulinant encore d'eau de pluie, son automatique au poing. Je levai les mains, comme au cinéma. «Tu m'as fait courir, haletait Clemens. Weser est mort. Mais je t'ai eu». – «Kriminalkommissar Clemens, sifflai-je, essoufflé par la course, ne soyez pas ridicule. Les Russes sont à cent mètres. Ils vont entendre votre coup de feu». – «Je devrais te noyer dans le bassin, ordure, éructa-t-il, te coudre dans un sac et te noyer. Mais je n'ai pas le temps». – «Vous n'êtes même pas rasé, Kriminalkommissar Clemens, braillai-je, et vous voulez me faire justice!» Il eut un gros rire sec. Un coup de feu claqua, son chapeau lui passa sur le visage, et il tomba comme un bloc en travers du pont, la tête dans une flaque d'eau. Thomas apparut derrière une cage, une carabine entre les mains, un grand sourire ravi aux lèvres. «Comme d'habitude, j'arrive à temps», me lança-t-il avec joie. Il jeta un coup d'œil au corps massif de Clemens. «Qu'est-ce qu'il te voulait, celui-là?» -»C'était un de ces deux flics. Il voulait me tuer». – «Tenace, le bougre. Toujours pour cette histoire?» – «Oui. Je ne sais pas, ils sont devenus fous». – «Toi non plus, tu n'as pas été très malin, me dit-il sévèrement. On te cherche partout. Müller est furieux». Je haussai les épaules et regardai autour de moi. Il ne pleuvait plus, le soleil brillait à travers les nuages et faisait scintiller les feuilles détrempées des arbres, les nappes d'eau sur les allées. Je saisis encore quelques bribes de voix russes: ils devaient se trouver un peu plus loin, derrière l'enclos des singes. L'éléphant barrissait de nouveau. Thomas, sa carabine posée contre la balustrade du petit pont, s'était accroupi auprès du corps de Clemens, empochait son automatique, lui fouillait les poches. Je passai derrière lui et regardai de ce côté-là, mais il n'y avait personne. Thomas s'était retourné vers moi et agitait une épaisse liasse de reichsmarks:

«Regarde ça, fit-il en riant. Riche trouvaille, ton flic «. Il mit les billets dans sa poche et continua à fouiller. Près de lui, je remarquai un gros barreau de fer, arraché à une cage toute proche par une explosion. Je le soulevai, le soupesai, puis l'abattis à toute force sur la nuque de Thomas. J'entendis craquer ses vertèbres et il bascula en avant, foudroyé, en travers du corps de Clemens. Je laissai tomber le barreau et contemplai les corps. Puis je retournai Thomas dont les yeux étaient encore ouverts et déboutonnai sa tunique. Je dégrafai la mienne et fis rapidement l'échange avant de le retourner de nouveau sur le ventre. J'inspectai les poches: en plus de l'automatique et des billets de banque de Clemens, il y avait les papiers de Thomas, ceux du Français du STO, et des cigarettes. Je trouvai les clefs de sa maison dans la poche de son pantalon; mes propres papiers étaient restés dans ma veste. Les Russes étaient partis plus loin. Dans l'allée arrivaient en trottant vers moi un petit éléphant, suivi de trois chimpanzés et d'un ocelot. Ils contournèrent les corps et passèrent le pont sans ralentir l'allure, me laissant seul. J'étais fébrile, mon esprit se morcelait. Mais je me souviens encore parfaitement des deux corps couchés l'un sur l'autre dans les flaques, sur la passerelle, des animaux qui s'éloignaient. J'étais triste, mais sans trop savoir pourquoi. Je ressentais d'un coup tout le poids du passé, de la douleur de la vie et de la mémoire inaltérable, je restais seul avec l'hippopotame agonisant, quelques autruches et les cadavres, seul avec le temps et la tristesse et la peine du souvenir, la cruauté de mon existence et de ma mort encore à venir. Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace.