Il ne s'agissait pas d'un problème d'humanité. Certains, bien entendu, pouvaient critiquer nos actions au nom de valeurs religieuses, mais je n'étais pas de ceux-là, et à la S S, il ne devait pas y en avoir beaucoup; ou au nom de valeurs démocratiques, mais ce qui s'appelle démocratie, nous l'avions dépassé, en Allemagne, voilà un certain temps. Les raisonnements de Blobel, en fait, n'étaient pas entièrement idiots: si la valeur suprême, c'est le Volk, le peuple auquel on appartient, et si la volonté de ce Volk s'incarne bien dans un chef, alors, en effet, Führerworte haben Gesetzeskraft. Mais il était quand même vital de comprendre en soi-même la nécessité des ordres du Führer: si l'on s'y pliait par simple esprit prussien d'obéissance, par esprit de Knecht, sans les comprendre et sans les accepter, c'est-à-dire sans s'y soumettre, alors on n'était qu'un veau, un esclave et pas un homme. Le Juif, lui, lorsqu'il se soumettait à la Loi, sentait que cette Loi vivait en lui, et plus elle était terrible, dure, exigeante, plus il l'adorait. Le national-socialisme devait être cela aussi: une Loi vivante. Tuer était une chose terrible; la réaction des officiers le montrait bien, même si tous ne tiraient pas les conséquences de leur propre réaction; et celui pour qui tuer n'était pas une chose terrible, tuer un homme armé comme un homme désarmé, et un homme désarmé comme une femme et son enfant, celui-là n'était qu'un animal, indigne d'appartenir à une communauté d'hommes. Mais il était possible que cette chose terrible soit aussi une chose nécessaire; et dans ce cas il fallait se soumettre à cette nécessité. Notre propagande répétait sans cesse que les Russes étaient des Untermenschen, des sous-hommes; mais cela, je refusais de le croire. J'avais interrogé des officiers capturés, des commissaires, et je voyais bien qu'eux aussi étaient des hommes comme nous, des hommes qui ne souhaitaient que le bien, qui aimaient leur famille et leur patrie. Pourtant, ces commissaires et ces officiers avaient fait mourir des millions de leurs propres concitoyens, ils avaient déporté les koulaks, affamé la paysannerie ukrainienne, réprimé et fusillé les bourgeois et les déviationnistes. Parmi eux, il y avait des sadiques et des détraqués, bien sûr, mais il y avait aussi des hommes bons, honnêtes et intègres, qui voulaient sincèrement le bien de leur peuple et de la classe ouvrière; et s'ils se fourvoyaient, ils restaient de bonne foi. Eux aussi étaient pour la plupart convaincus de la nécessité de ce qu'ils faisaient, ce n'étaient pas tous des fous, des opportunistes et des criminels comme ce Kieper; chez nos ennemis aussi, un homme bon et honnête pouvait se convaincre de faire des choses terribles. Ce qu'on nous demandait maintenant nous posait le même problème. Le lendemain je me réveillai désemparé, avec comme une haine triste collée dans la tête. J'allai voir Kehrig et fermai la porte du bureau: «Je voudrais vous parler, Herr Sturmbannführer». – «De quoi, Obersturmführer?» – «Du Führervernichtungsbefehl». Il redressa sa tête d'oiseau et me fixa à travers ses lunettes à monture fine: «Il n'y a rien à discuter, Obersturmführer. De toute façon, moi, je m'en vais». Il me fit un signe et je m'assis. «Vous partez? Comment cela?» – «J'ai réglé ça avec le Brigadeführer Streckenbach par l'intermédiaire d'un ami. Je rentre à Berlin». – «Quand?» – «Bientôt, dans quelques jours». – «Et votre remplaçant?» Il haussa les épaules: «Il arrivera quand il arrivera. Entre-temps, c'est vous qui tiendrez la boutique». Il me fixa de nouveau: «Si vous voulez aussi partir, vous savez, ça peut s'arranger. Je peux aller voir Streckenbach pour vous à Berlin, si vous le souhaitez». – «Merci, Herr Sturmbannführer. Mais je reste». – «Pour quoi faire? demanda-t-il vivement. Pour finir comme Hafner ou Hans? Pour vous vautrer dans cette fange?» – «Vous êtes bien resté jusqu'ici», dis-je doucement. Il eut un rire sec: «J'ai demandé mon transfert début juillet. À Lutsk. Mais vous savez comment c'est, ça prend du temps». – «Je serais désolé de vous voir partir, Herr Sturmbannführer». – «Moi, non. Ce qu'ils veulent faire est insensé. Je ne suis pas le seul à le penser. Schulz, du Kommando 5, s'est effondré lorsqu'il a appris le Führerbefehl. Il a demandé à partir tout de suite, et l'Obergruppenführer a donné son accord». -
«Vous avez peut-être raison. Mais si vous partez, si l'Oberführer Schulz part, si tous les hommes honorables partent, il ne restera plus ici que les bouchers, la lie. On ne peut pas l'accepter». Il fit une grimace de dégoût: «Parce que vous pensez qu'en restant vous changerez quelque chose? Vous?» Il secoua la tête. «Non, docteur, suivez mon conseil, partez. Laissez les bouchers s'occuper de la boucherie». – «Merci, Herr Sturmbannführer». Je lui serrai la main et sortis. Je me dirigeai vers le Gruppenstab et allai trouver Thomas. «Kehrig est une femmelette, lança-t-il d'un ton péremptoire lorsque je lui eus rapporté la conversation. Schulz aussi. Schulz, ça fait un moment qu'on l'a à l'œil. À Lemberg, il a relâché des condamnés, sans permission. Tant mieux s'il part, on n'a pas besoin de types comme ça». Il me regarda pensivement. «Bien sûr, c'est atroce, ce qu'on nous demande. Mais tu verras, on s'en sortira». Son air devint tout à fait sérieux. «Je ne pense pas, moi, que ce soit la bonne solution. C'est une réponse improvisée dans l'urgence, à cause de la guerre. Cette guerre, il faut la gagner vite; après, on pourra discuter plus calmement et prendre des décisions planifiées. Les avis plus nuancés pourront aussi se faire entendre. Avec la guerre, c'est impossible». – «Crois-tu qu'elle va durer encore longtemps? On devait être à Moscou en cinq semaines. Ça fait deux mois et on n'a même pas encore pris Kiev ni Leningrad». – «C'est difficile à dire. Il est évident qu'on a sous-estimé leur potentiel industriel. Chaque fois qu'on pense que leurs réserves sont épuisées, ils nous balancent des divisions fraîches. Mais ils doivent arriver au bout maintenant. Et puis, la décision du Führer de nous envoyer Guderian va vite débloquer le front, ici. Quant au Centre, depuis le début du mois, ils ont fait quatre cent mille prisonniers. Et à Uman on est encore en train d'encercler deux armées». Je retournai au Kommando. Au mess, seul, Yakov, le petit Juif de Bohr, jouait du piano. Je m'assis sur un banc pour l'écouter. Il jouait du Mozart, l'andante d'une des sonates, et cela me serrait le cœur, épaississait encore ma tristesse. Quand il eut fini je lui demandai: «Yakov, tu connais Rameau? Couperin?» – «Non, Herr Offizier. Qu'est-ce que c'est?» – «C'est de la musique française. Tu devrais apprendre. J'essayerai de te trouver des partitions». – «C'est beau?» – «C'est peut-être ce qu'il y a de plus beau». – «Plus beau que Bach?» Je considérai la question: «Presque aussi beau que Bach», reconnus-je. Ce Yakov devait avoir douze ans; il aurait pu jouer dans n'importe quelle salle de concert d'Europe. Il venait de la région de Czernowitz et avait grandi dans une famille germanophone; avec l'occupation de la Bucovine, en 1940, il s'était retrouvé en URSS; son père avait été déporté par les Soviétiques, et sa mère était morte sous un de nos bombardements. C'était vraiment un beau garçon: un long visage étroit, des lèvres riches, les cheveux noirs en épis sauvages, de longs doigts aux veines bleuâtres. Tout le monde ic i l'aimait bien; même Lübbe ne le maltraitait pas. «Herr Offizier?» demanda Yakov. Il gardait les yeux sur son piano. «Je peux vous poser une question?» – «Bien sûr».