Je devine votre pensée: Voilà un bien méchant homme, vous dites-vous, un homme mauvais, bref, un sale type sous tous les rapports, qui devrait moisir en prison plutôt que de nous assener sa philosophie confuse d'ancien fasciste à demi repenti. Pour le fascisme, ne confondons pas tout, et pour la question de ma responsabilité pénale, ne préjugez pas, je n'ai pas encore raconté mon histoire; quant à la question de ma responsabilité morale, permettez-moi quelques considérations. Les philosophes politiques ont souvent fait remarquer qu'en temps de guerre le citoyen, mâle du moins, perd un de ses droits les plus élémentaires, celui de vivre, et cela depuis la Révolution française et l'invention de la conscription, principe maintenant universellement admis ou presque. Mais ils ont rarement noté que ce citoyen perd en même temps un autre droit, tout aussi élémentaire et pour lui peut-être encore plus vital, en ce qui concerne l'idée qu'il se fait de lui-même en tant qu'homme civilisé: le droit de ne pas tuer. Personne ne vous demande votre avis. L'homme debout au-dessus de la fosse commune, dans la plupart des cas, n'a pas plus demandé à être là que celui qui est couché, mort ou mourant, au fond de cette même fosse. Vous m'objecterez que tuer un autre militaire au combat n'est pas la même chose que tuer un civil désarmé; les lois de la guerre permettent l'une mais pas l'autre; la morale commune de même. Un bon argument dans l'abstrait, certes, mais qui ne tient absolument pas compte des conditions du conflit en question. La distinction tout à fait arbitraire établie après la guerre entre d'un côté les «opérations militaires», équivalentes à celles de tout autre conflit, et de l'autre les «atrocités», conduites par une minorité de sadiques et de détraqués, est, comme j'espère le montrer, un fantasme consolateur des vainqueurs – des vainqueurs occidentaux, devrais-je préciser, les Soviétiques, malgré leur rhétorique, ayant toujours compris de quoi il retournait: Staline, après mai 1945, et passé les premières gesticulations pour la galerie, se moquait éperdument d'une illusoire «justice», il voulait du dur, du concret, des esclaves et du matériel pour relever et reconstruire, pas des remords ni des lamentations, car il savait aussi bien que nous que les défunts n'entendent pas les pleurs, et que les remords jamais n'ont mis de haricots dans la soupe. Je ne plaide pas la Befehlnotstand, la contrainte par les ordres si prisée par nos bons avocats allemands. Ce que j'ai fait, je l'ai fait en pleine connaissance de cause, pensant qu'il y allait de mon devoir et qu'il était nécessaire que ce soit fait, aussi désagréable et malheureux que ce fût. La guerre totale, c'est cela aussi: le civil, ça n'existe plus, et entre l'enfant juif gazé ou fusillé et l'enfant allemand mort sous les bombes incendiaires, il n'y a qu'une différence de moyens; ces deux morts étaient également vaines, aucune des deux n'a abrégé la guerre même d'une seconde; mais dans les deux cas, l'homme ou les hommes qui les ont tués croyaient que c'était juste et nécessaire; s'ils se sont trompés, qui faut-il blâmer? Ce que je dis reste vrai même si l'on distingue artificiellement de la guerre ce que l'avocat juif Lempkin a baptisé le génocide, en notant qu'en notre siècle du moins il n'y a jamais encore eu génocide sans guerre, que le génocide n'existe pas hors la guerre, et que comme la guerre, il s'agit d'un phénomène collectif: le génocide moderne est un processus infligé aux masses, par les masses, pour les masses. C'est aussi, dans le cas qui nous préoccupe, un processus segmenté par les exigences des méthodes industrielles. Tout comme, selon Marx, l'ouvrier est aliéné par rapport au produit de son travail, dans le génocide ou la guerre totale sous sa forme moderne l'exécutant est aliéné par rapport au produit de son action. Cela vaut même pour le cas où un homme place un fusil contre la tête d'un autre homme et actionne la détente. Car la victime a été amenée là par d'autres hommes, sa mort a été décidée par d'autres encore, et le tireur aussi sait qu'il n'est que le dernier maillon d'une très longue chaîne, et qu'il n'a pas à se poser plus de questions qu'un membre d'un peloton qui dans la vie civile exécute un homme dûment condamné par les lois. Le tireur sait que c'est un hasard qui fait que lui tire, que son camarade tient le cordon, et qu'un troisième conduit le camion. Tout au plus pourra-t-il tenter de changer de place avec le garde ou le chauffeur. Un autre exemple, tiré de l'abondante littérature historique plutôt que de mon expérience personnelle: celui du programme d'extermination des handicapés lourds et des malades mentaux allemands, dit programme «Euthanasie» ou «T-4», mis en place deux ans avant le programme «Solution finale». Ici, les malades sélectionnés dans le cadre d'un dispositif légal étaient accueillis dans un bâtiment par des infirmières professionnelles, qui les enregistraient et les déshabillaient; des médecins les examinaient et les conduisaient à une chambre close; un ouvrier administrait le gaz; d'autres nettoyaient; un policier établissait le certificat de décès. Interrogée après la guerre, chacune de ces personnes dit: Moi, coupable? L'infirmière n'a tué personne, elle n'a fait que déshabiller et calmer des malades, gestes ordinaires de sa profession. Le médecin non plus n'a pas tué, il a simplement confirmé un diagnostic selon des critères établis par d'autres instances. Le manœuvre qui ouvre le robinet du gaz, celui donc qui est le plus proche du meurtre dans le temps et l'espace, effectue une fonction technique sous le contrôle de ses supérieurs et des médecins. Les ouvriers qui vident la chambre fournissent un travail nécessaire d'assainissement, fort répugnant, qui plus est. Le policier suit sa procédure, qui est de constater un décès et de noter qu'il a eu lieu sans violation des lois en vigueur. Qui donc est coupable? Tous ou personne? Pourquoi l'ouvrier affecté au gaz serait-il plus coupable que l'ouvrier affecté aux chaudières, au jardin, aux véhicules? Il en va de même pour toutes les facettes de cette immense entreprise. L'aiguilleur des voies ferrées, par exemple, est-il coupable de la mort des Juifs aiguillés par lui vers un camp? Cet ouvrier est un fonctionnaire, il fait le même travail depuis vingt ans, il aiguille des trains selon un plan, il n'a pas à savoir ce qu'il y a dedans – Ce n'est pas sa faute si ces Juifs sont transportés d'un point A, via son aiguillage, à un point B, où on les tue. Pourtant, cet aiguilleur joue un rôle crucial dans le travail d'extermination: sans lui, le train de Juifs ne peut pas arriver au point B. De même pour le fonctionnaire chargé de réquisitionner des appartements pour les sinistrés des bombardements, l'imprimeur qui prépare les avis de déportation, le fournisseur qui vend du béton ou du barbelé à la S S, le sous-officier de l'intendance qui délivre de l'essence à un Teilkommando de la SP, et Dieu là-haut qui permet tout ça. Bien entendu, on peut établir des niveaux de responsabilité pénale relativement précis, qui permettent d'en condamner certains et de laisser tous les autres à leur conscience, pour peu qu'ils en aient une; c'est d'autant plus facile qu'on rédige les lois après les faits, comme à Nuremberg. Mais même là on a fait un peu n'importe quoi. Pourquoi avoir pendu Streicher, ce bouseux impuissant, mais pas le sinistre von dem Bach-Zelewski? Pourquoi avoir pendu mon supérieur Rudolf Brandt, et pas le sien, Wolff? Pourquoi avoir pendu le ministre Frick et pas son subordonné Stuckart, qui faisait tout son travail pour lui? Un homme heureux, ce Stuckart, qui ne s'est jamais souillé les mains que d'encre, jamais de sang. Encore une fois, soyons clairs: je ne cherche pas à dire que je ne suis pas coupable de tel ou tel fait Je suis coupable, vous ne l'êtes pas, c'est bien. Mais vous devriez quand même pouvoir vous dire que ce que j'ai fait, vous l'auriez fait aussi. Avec peut-être moins de zèle, mais peut-être aussi moins de désespoir, en tout cas d'une façon ou d'une autre. Je pense qu'il m'est permis de conclure comme un fait établi par l'histoire moderne que tout le monde, ou presque, dans un ensemble de circonstances donné, fait ce qu'on lui dit; et, excusez-moi, il y a peu de chances pour que vous soyez l'exception, pas plus que moi. Si vous êtes né dans un pays ou à une époque où non seulement personne ne vient tuer votre femme, vos enfants, mais où personne ne vient vous demander de tuer les femmes et les enfants des autres, bénissez Dieu et allez en paix. Mais gardez toujours cette pensée à l'esprit: vous avez peut-être eu plus de chance que moi, mais vous n'êtes pas meilleur. Car si vous avez l'arrogance de penser l'être, là commence le danger. On se plaît à opposer l'État, totalitaire ou non, à l'homme ordinaire, punaise ou roseau. Mais on oublie alors que l'État est composé d'hommes, tous plus ou moins ordinaires, chacun avec sa vie, son histoire, la série de hasards qui ont fait qu'un jour il s'est retrouvé du bon côté du fusil ou de la feuille de papier alors que d'autres se retrouvaient du mauvais. Ce parcours fait très rarement l'objet d'un choix, voire d'une prédisposition. Les victimes, dans la vaste majorité des cas, n'ont pas plus été torturées ou tuées parce qu'elles étaient bonnes que leurs bourreaux ne les ont tourmentées parce qu'ils étaient méchants. Il serait un peu naïf de le croire, et il suffit de fréquenter n'importe quelle bureaucratie, même celle de la Croix-Rouge, pour s'en convaincre. Staline, d'ailleurs, a procédé à une démonstration éloquente de ce que j'avance, en transformant chaque génération de bourreaux en victimes de la génération suivante, sans pour autant que les bourreaux viennent à lui manquer. Or la machine de l'État est faite de la même agglomération de sable friable que ce qu'elle broie, grain par grain. Elle existe parce que tout le monde est d'accord pour qu'elle existe, même, et très souvent jusqu'à la dernière minute, ses victimes. Sans les Höss, les Eichmann, les Goglidze, les Vychinski, mais aussi sans les aiguilleurs de trains, les fabricants de béton et les comptables des ministères, un Staline ou un Hitler n'est qu'une outre gonflée de haine et de terreurs impuissantes. Dire que la vaste majorité des gestionnaires des processus d'extermination n'étaient pas des sadiques ou des anormaux tient maintenant du lieu commun. Des sadiques, des détraqués, il y en a eu, bien entendu, comme dans toutes les guerres, et ils ont commis des atrocités sans nom, c'est la vérité. C'est aussi la vérité que la S S aurait pu intensifier ses efforts pour contrôler ces gens, même si elle en a plus fait qu'on ne le pense couramment; et ce n'est pas évident: allez le demander aux généraux français, ils étaient bien ennuyés, eux, en Algérie, avec leurs alcooliques et leurs violeurs, leurs tueurs d'officiers. Mais le problème n'est pas là. Des détraqués, il y en a partout, tout le temps. Nos faubourgs tranquilles pullulent de pédophiles et de psychopathes, nos asiles de nuit d'enragés mégalomanes; certains deviennent effectivement un problème, ils tuent deux, trois, dix, voire cinquante personnes – puis ce même État qui se servirait d'eux sans sourciller lors d'une guerre les écrase comme des moustiques gorgés de sang. Ces hommes malades ne sont rien. Mais les hommes ordinaires dont est constitué l'État – surtout en des temps instables -, voilà le vrai danger. Le vrai danger pour l'homme c'est moi, c'est vous. Et si vous n'en êtes pas convaincu, inutile de lire plus loin. Vous ne comprendrez rien et vous vous fâcherez, sans profit ni pour vous ni pour moi.