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Comme la plupart, je n'ai jamais demandé à devenir un assassin. Si je l'avais pu, je l'ai déjà dit, j'aurais fait de la littérature. Écrire, si j'en avais eu le talent, sinon peut-être enseigner, quoi qu'il en soit vivre au sein des choses belles et calmes, des meilleures créations du vouloir humain. Qui, de sa propre volonté, à part un fou, choisit le meurtre? Et puis j'aurais voulu jouer du piano. Un jour, au concert, une dame d'un certain âge se pencha vers moi: «Vous êtes pianiste, je crois?» – «Hélas, madame, non», dus-je répondre à regret. Aujourd'hui encore, que je ne joue pas du piano et n'en jouerai jamais, cela me suffoque, parfois même plus que les horreurs, la rivière noire de mon passé qui me porte par les années. Je n'en reviens littéralement pas. Quand j'étais encore petit, ma mère m'a acheté un piano. C'était pour mon neuvième anniversaire, je pense. Ou mon huitième. En tout cas avant que nous partions habiter en France avec ce Moreau. Cela faisait des mois et des mois que je la suppliais. Je rêvais d'être pianiste, un grand pianiste de concert: sous mes doigts, des cathédrales, légères comme des bulles. Mais nous n'avions pas d'argent. Mon père était parti depuis quelque temps, ses comptes (je l'ai appris bien plus tard) étaient bloqués, ma mère devait se débrouiller. Mais là, elle avait trouvé l'argent, je ne sais comment, elle avait dû économiser, ou elle avait emprunté; peut-être même s'est-elle prostituée, je ne sais pas, ça n'a pas d'importance. Sans doute avait-elle formé des ambitions pour moi, elle voulait cultiver mes talents. Ainsi, le jour de mon anniversaire, on nous livra ce piano, un beau piano droit Même d'occasion, il avait dû coûter cher. Au début, j'étais émerveillé. Je pris des leçons; mais mon manque de progrès m'ennuya rapidement, et je laissai vite tomber. Faire des gammes, ce n'était pas ce que j'avais imaginé, j'étais comme tous les enfants. Ma mère n'osa jamais me reprocher ma légèreté et ma paresse; mais je conçois bien que l'idée de tout cet argent gaspillé a dû la ronger. Le piano resta là à accumuler de la poussière; ma sœur ne s'y intéressait pas plus que moi; je n'y songeai plus, et remarquai à peine lorsque enfin ma mère le revendit, à perte certainement Je n'ai jamais vraiment aimé ma mère, je l'ai même détestée, mais cet incident me rend triste pour elle. C'est aussi un peu sa faute. Si elle avait insisté, si elle avait su être sévère lorsqu'il le fallait, j'aurais pu apprendre à jouer du piano, et cela m'aurait été une grande joie, un refuge sûr. Jouer juste pour moi, à la maison, cela m'aurait comblé. Bien entendu, j'écoute souvent de la musique, et j'y prends un vif plaisir, mais ce n'est pas la même chose, c'est un substitut. Tout comme mes amours masculines: la réalité, je ne rougis pas de le dire, c'est que j'aurais sans doute préféré être une femme. Pas nécessairement une femme vivante et agissante dans ce monde, une épouse, une mère; non, une femme nue, sur le dos, les jambes écartées, écrasée sous le poids d'un homme, agrippée à lui et percée par lui, noyée en lui en devenant la mer sans limites dans laquelle lui-même se noie, plaisir sans fin, et sans début aussi. Or il n'en a pas été ainsi. À la place, je me suis retrouvé juriste, fonctionnaire de la sécurité, officier S S, puis directeur d'une usine de dentelle. C'est triste, mais c'est comme ça. Ce que je viens d'écrire est vrai, mais il est aussi vrai que j'ai aimé une femme. Une seule, mais plus que tout au monde. Or celle-là, justement, c'était celle qui m'était interdite. Il est fort concevable qu'en rêvant d'être une femme, en me rêvant un corps de femme, je la cherchais encore, je voulais me rapprocher d'elle, je voulais être comme elle, je voulais être elle. C'est tout à fait plausible, même si ça ne change rien. Les types avec qui j'ai couché, je n'en ai jamais aimé un seul, je me suis servi d'eux, de leurs corps, c'est tout. Elle, son amour aurait suffi à ma vie. Ne vous moquez pas: cet amour, c'est sans doute la seule chose bonne que j'ai faite. Tout cela, songez-vous sans doute, peut paraître un peu étrange pour un officier de la Schutzstaffel. Mais pourquoi un SS-Obersturmbannführer n'aurait-il pas pu avoir une vie intérieure, des désirs, des passions comme n'importe quel homme? Ceux d'entre nous que vous jugez encore comme des criminels, il y en a eu des centaines de milliers: parmi eux, comme parmi tous les humains, il y avait des hommes banals, certes, mais aussi des hommes peu ordinaires, des artistes, des hommes de culture, des névrosés, des homosexuels, des hommes amoureux de leur mère, que sais-je encore, et pourquoi pas? Aucun n'était plus typique que n'importe quel homme dans n'importe quelle profession. Il y a des hommes d'affaires qui aiment le bon vin et les cigares, des hommes d'affaires obsédés par l'argent, et aussi des hommes d'affaires qui se fichent un godemiché dans l'anus pour aller au bureau et cachent, sous leurs costumes trois pièces, des tatouages obscènes: cela nous semble une évidence, pourquoi n'en serait-il pas de même à la S S ou la Wehrmacht? Nos médecins militaires trouvaient plus souvent qu'on ne le pense des sous-vêtements féminins lorsqu'ils découpaient les uniformes des blessés. Affirmer que je n'étais pas typique, cela ne veut rien dire. Je vivais, j'avais un passé, un passé lourd et onéreux, mais cela arrive, et je le gérais à ma manière. Puis la guerre est venue, je servais, et je me suis retrouvé au cœur de choses affreuses, d'atrocités. Je n'avais pas changé, j'étais toujours le même homme, mes problèmes n'étaient pas résolus, même si la guerre m'a posé de nouveaux problèmes, même si ces horreurs m'ont transformé. Il est des hommes pour qui la guerre, ou même le meurtre, sont une solution, mais moi je ne suis pas de ceux-là, pour moi, comme pour la plupart des gens, la guerre et le meurtre sont une question, une question sans réponse, car lorsqu'on crie dans la nuit, personne ne répond. Et une chose en entraîne une autre: j'ai commencé dans le cadre du service, puis, sous la pression des événements, j'ai fini par déborder ce cadre; mais tout cela est lié, étroitement, intimement lié: dire que s'il n'y avait pas eu la guerre, j'en serais quand même venu à ces extrémités, c'est impossible. Ce serait peut-être arrivé, mais peut-être non, peut-être aurais-je trouvé une autre solution. On ne peut pas savoir. Eckhart a écrit: Un ange en Enfer vole dans son propre petit nuage de Paradis. J'ai toujours compris que l'inverse aussi devait être vrai, qu'un démon au Paradis volerait au sein de son propre petit nuage d'Enfer. Mais je ne pense pas être un démon. Pour ce que j'ai fait, il y avait toujours des raisons, bonnes ou mauvaises, je ne sais pas, en tout cas des raisons humaines. Ceux qui tuent sont des hommes, comme ceux qui sont tués, c'est cela qui est terrible. Vous ne pouvez jamais dire: Je ne tuerai point, c'est impossible, tout au plus pouvez-vous dire: J'espère ne point tuer. Moi aussi je l'espérais, moi aussi je voulais vivre une vie bonne et utile, être un homme parmi les hommes, égal aux autres, moi aussi je voulais apporter ma pierre à l'œuvre commune. Mais mon espérance a été déçue, et l'on s'est servi de ma sincérité pour accomplir une œuvre qui s'est révélée mauvaise et malsaine, et j'ai passé les sombres bords, et tout ce mal est entré dans ma propre vie, et rien de tout cela ne pourra être réparé, jamais. Les mots non plus ne servent à rien, ils disparaissent comme de l'eau dans le sable, et ce sable emplit ma bouche. Je vis, je fais ce qui est possible, il en est ainsi de tout le monde, je suis un homme comme les autres, je suis un homme comme vous. Allons, puisque je vous dis que je suis comme vous!