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Patrick Modiano

Les boulevards

de ceinture

© Éditions Gallimard, 1972.

 

Le narrateur part à la recherche de son père. Cette quête lui fait remonter le fil des années et revivre d’une façon hallucinatoire une époque qui pourrait être l’Occupation. Le voici dans un village de Seine-et-Marne, en bordure de la forêt de Fontainebleau, au milieu d’étranges individus qui viennent y passer leurs week-ends. Entre autres un « comte » de Marcheret ex-légionnaire qui souffre du paludisme, Jean Murraille, directeur de journal, sa nièce une jeune actrice blonde éternellement emmitouflée dans un manteau de fourrure… Enfin, le père du narrateur qui se fait appeler le « baron » Deyckecaire.

Le narrateur s’introduit dans ce milieu interlope, en espérant atteindre son père. Celui-ci qui est-il au juste ? Trafiquant de marché noir ? Juif traqué ? Pourquoi se trouve-t-il parmi ces gens ? Jusqu’au bout, le narrateur poursuivra ce père fantomatique.

Avec tendresse. Comme s’il voulait se confondre avec lui et reprendre à son compte un passé trouble d’où il tire ses origines.

 

Patrick Modiano est né en 1945 à Boulogne-Billancourt. Il a fait ses études à Annecy et à Paris. Il a publié son premier roman, La Place de l’Étoile, en 1968, La Ronde de nuit en 1969, Les Boulevards de ceinture en 1972, Villa Triste en 1975 et Livret de famille en 1977. Il a écrit également des entretiens avec Emmanuel Berl et, en collaboration avec Louis Malle, le scénario de Lacombe Lucien.

*

N.B. Les personnages et les situations contenus dans ce livre n’ont aucun rapport avec la réalité.

Pour Rudy

Pour Dominique

Si j’avais des antécédents à un point quelconque de l’histoire de France !

Mais non, rien.

Rimbaud.

Le plus gros des trois, c’est mon père, lui pourtant si svelte à l’époque. Murraille est penché vers lui comme pour lui dire quelque chose à voix basse. Marcheret, debout à l’arrière-plan, esquisse un sourire, le torse légèrement bombé, les mains aux revers du veston. On ne saurait préciser la teinte de leurs habits ni de leurs cheveux. Il semble que Marcheret porte un prince-de-galles de coupe très ample et qu’il soit plutôt blond. À noter le regard vif de Murraille et celui, inquiet, de mon père. Murraille paraît grand et mince mais le bas de son visage est empâté. Tout, chez mon père, exprime l’affaissement. Sauf les yeux, presque exorbités.

Boiseries et cheminée de brique : c’est le bar du Clos-Foucré. Murraille tient un verre à la main. Mon père aussi. N’oublions pas la cigarette qui pend des lèvres de Murraille. Mon père a disposé la sienne entre l’annulaire et l’auriculaire. Préciosité lasse. Au fond de la pièce, de trois quarts, une silhouette féminine : Maud Gallas, la gérante du Clos-Foucré. Les fauteuils qu’occupent Murraille et mon père sont de cuir, certainement. Il y a un vague reflet sur le dossier, juste au-dessous de l’endroit où s’écrase la main gauche de Murraille. Son bras contourne ainsi la nuque de mon père dans un geste qui pourrait être de vaste protection. Insolente, à son poignet, une montre au cadran carré. Marcheret, de par sa position et sa stature athlétique, cache à moitié Maud Gallas et les rangées d’apéritifs. On distingue – et sans qu’il soit pour cela besoin de trop d’efforts – sur le mur, derrière le bar, une éphéméride. Nettement découpé, le chiffre 14. Impossible de lire le mois ni l’année. Mais, à bien observer ces trois hommes et la silhouette floue de Maud Gallas, on pensera que cette scène se déroule très loin dans le passé.

Une vieille photo, découverte par hasard au fond d’un tiroir et dont on efface la poussière, doucement. Le soir tombe. Les fantômes sont entrés comme d’habitude au bar du Clos-Foucré. Marcheret s’est installé sur un tabouret. Les deux autres ont préféré les fauteuils disposés près de la cheminée. Ils ont commandé des cocktails d’une écœurante et inutile complication que Maud Gallas a confectionnés, aidée par Marcheret qui lui lançait des plaisanteries douteuses l’appelant « ma grosse Maud » ou « ma Tonkinoise ». Elle ne paraissait pas s’en offusquer et lorsque Marcheret a glissé la main dans son corsage et lui a palpé un sein – geste qui provoque toujours chez lui une sorte de hennissement –, elle est restée impassible, avec un sourire dont on se demandera s’il exprimait le mépris ou la complicité. C’est une femme d’environ quarante ans, blonde et lourde, la voix grave. L’éclat des yeux – sont-ils bleu de nuit ou mauves ? – surprend. Quelle activité exerçait Maud Gallas avant de prendre la direction de cette auberge ? La même, probablement, mais à Paris. Elle et Marcheret font souvent allusion au Beaulieu, boîte de nuit du quartier des Ternes, fermée il y a vingt ans. Ils en parlent à voix basse. Entraîneuse ? Ancienne artiste de variétés ? Marcheret, n’en doutons pas, la connaît depuis longtemps. Elle l’appelle Guy. Alors qu’ils poussent des rires étouffés en préparant les apéritifs, entre Grève, le maître d’hôtel, qui demande à Marcheret : « Que désire manger Monsieur le Comte tout à l’heure ? » À quoi Marcheret répond invariablement : « Monsieur le Comte mangera de la merde » et il avance le menton, plisse les yeux et contracte son visage avec ennui et suffisance. À ce moment-là, toujours, mon père émet de petits rires pour bien montrer à Marcheret qu’il goûte cette repartie et le considère, lui, Marcheret, comme l’homme le plus spirituel du monde. Celui-ci, ravi de l’effet qu’il produit sur mon père, l’interpelle : « J’ai pas raison, Chalva ? » Et mon père, précipitamment : « Oh oui, Guy ! » Murraille reste insensible à cet humour. Le soir où Marcheret, plus en forme que d’habitude, déclara en soulevant la robe de Maud Gallas : « Ça, c’est de la cuisse ! », Murraille prit un ton aigu de conversation mondaine : « Excusez-le, chère amie, il se croit toujours à la Légion. » (Cette remarque éclaire d’un jour nouveau la personnalité de Marcheret.) Murraille, lui, affecte des manières de gentilhomme. Il s’exprime en termes choisis, module les accents de sa voix pour leur donner le plus de velouté possible et recourt à une sorte d’éloquence parlementaire. Il accompagne ses paroles de gestes larges, ne néglige aucun effet de menton ou de sourcils et imprime volontiers à ses doigts le mouvement d’un éventail que l’on déplie. Il s’habille avec recherche : tissus anglais, linge et cravates qu’il assemble en de très subtils camaïeux. Alors pourquoi ce parfum trop insistant de Chypre qui flotte autour de lui ? Et cette chevalière de platine ? On l’observera à nouveau : le front est large et les yeux clairs ont une joyeuse expression de franchise. Mais, plus bas, la cigarette pendante aggrave la mollesse des lèvres. L’architecture énergique du visage s’effrite à hauteur des mâchoires. Le menton se dérobe. Écoutons : sa voix, par instants, devient rauque et se lézarde. En définitive, on se demandera avec inquiétude s’il n’est pas fait de la même étoffe grossière que Marcheret.