Выбрать главу

Au Maroc, deux ans plus tard, il apprit la mort de sa mère. Elle n’avait jamais pu se faire à son absence. À peine venait-il de confier sa peine à un voisin de chambrée, un Géorgien du nom d’Odicharvi, que celui-ci l’entraîna dans un établissement de Bouss-Bir, mi-bordel, mi-café maure. À la fin de la soirée, il eut la bonne idée de lever son verre et de crier à la cantonade en désignant Marcheret : « À la santé de l’orphelin ! » Il voyait juste. Orphelin, Marcheret l’avait toujours été. Et s’il s’engagea à la Légion, ce fut peut-être pour retrouver la trace de son père. Mais il n’y avait au rendez-vous que la solitude, le sable et les mirages du désert.

Il revint en France avec un perroquet et le paludisme. « Dans ces cas-là, ce qui est emmerdant – m’expliqua-t-il – c’est que personne ne vient vous attendre à l’arrivée du train. » Il se sentait de trop. Il avait perdu l’habitude de toutes ces lumières et de cette agitation. Il craignait de traverser les rues et, place de l’Opéra, saisi d’une panique, il demanda à un agent de le conduire par la main jusqu’au trottoir d’en face. Enfin il eut la chance de rencontrer un ex-légionnaire, comme lui, qui tenait un bar, rue d’Armaillé. Ils échangèrent leurs souvenirs. L’autre lui assura le gîte, le couvert, adopta le perroquet, si bien que Marcheret reprit plus ou moins goût à la vie. Il plaisait aux femmes. C’était l’époque – si lointaine – où la Légion faisait battre les cœurs. Une comtesse hongroise, la veuve d’un gros industriel, une danseuse de Tabarin – bref « des blondes » comme disait Marcheret – se prirent aux charmes de ce blédard nostalgique qui, de leurs soupirs, tira de substantiels bénéfices. Souvent, par conscience professionnelle, il apparaissait dans les boîtes de nuit, revêtu de son ancien uniforme. Boute-en-train, en quelque sorte.

Maud Gallas. Sur elle, je ne possède pas beaucoup de renseignements. Elle avait commencé une carrière de chanteuse – expérience sans lendemain. Marcheret m’a affirmé qu’elle fut gérante d’un établissement nocturne du quartier de la Plaine Monceau où ne fréquentait qu’une clientèle féminine. Murraille prétendait même qu’à la suite d’une affaire de recel, elle était interdite de séjour dans le département de la Seine. L’un de ses amis avait acheté le Clos-Foucré aux Beausire et elle s’occupait de l’auberge, grâce à ce riche protecteur.

Annie Murraille avait vingt-deux ans. Une blonde diaphane. Était-elle vraiment la nièce de Jean Murraille ? Je n’ai jamais pu l’éclaircir. Elle voulait faire une grande carrière au cinéma et rêvait de voir son nom « inscrit en lettres lumineuses ». Après avoir tenu quelques petits rôles, elle fut la vedette de Nuit de rafles, un film aujourd’hui bien oublié. Je suppose qu’elle se fiança avec Marcheret parce qu’il était le meilleur ami de Murraille. Elle éprouvait pour son oncle (l’était-il vraiment ?) une affection sans limites. S’il se trouve encore quelques personnes qui se souviennent d’Annie Murraille, ils auront gardé d’elle l’image d’une jeune actrice malchanceuse mais si émouvante… Elle voulait profiter de la vie…

J’ai mieux connu Sylviane Quimphe. Milieu modeste. Son père occupait un poste de veilleur de nuit aux anciennes usines Samson. Elle passa toute son adolescence dans un quadrilatère limité au nord par l’avenue Daumesnil, au sud par les quais de la Râpée et de Bercy. Ce paysage n’a jamais attiré beaucoup de promeneurs. Par endroits, vous vous croyez perdu au fond d’une lointaine province et, si vous longez la Seine, vous avez l’impression de découvrir un port désaffecté. Le passage du métro aérien sur le pont de Bercy et les bâtiments de la morgue ajoutent à l’irrémédiable mélancolie du lieu. Dans ce décor ingrat, il existe pourtant une zone privilégiée qui aimante les rêves : la gare de Lyon. C’était devant elle qu’échouait toujours Sylviane Quimphe. À seize ans, elle en explorait les moindres recoins. En particulier les quais de départ des grandes lignes. Les mots « Compagnie internationale des wagons-lits » lui mettaient du rose aux joues. Ensuite elle rentrait chez elle, rue Corbineau, en répétant le nom des villes qu’elle ne connaîtrait jamais. Bordighera-Rimini-Vienne-Stamboul. Devant l’immeuble, il y avait un petit square où se condensaient, à la tombée du jour, tout l’ennui et le charme désolé du XIIe arrondissement. Elle s’asseyait sur un banc. Pourquoi n’était-elle pas montée dans un wagon, au hasard ? Elle décida de ne plus rentrer à la maison. D’ailleurs, son père était absent pendant la nuit. Elle avait le champ libre.

De l’avenue Daumesnil, elle glissa vers le dédale de ruelles que l’on nomme « Quartier chinois » (existe-t-il encore aujourd’hui ? Une colonie d’asiatiques y avait ouvert des bars crasseux, de petits restaurants et même – paraît-il – plusieurs fumeries d’opium). L’humanité disparate que l’on voit aux alentours des gares barbotait dans cet îlot insalubre comme dans un marécage. Elle y trouva ce qu’elle était venue chercher : un ancien employé de l’agence Cook – beau parleur, physique avantageux, vivotant de divers trafics –, et qui eut aussitôt des projets bien précis concernant l’avenir de cette toute jeune fille. Elle voulait voyager ? On arrangerait ça. Son cousin, justement, était contrôleur des wagons-lits. Les deux hommes offrirent à Sylviane un Paris-Milan aller-retour. Mais au départ, ils lui présentèrent un musicien gras et rose dont elle dut satisfaire, pendant l’aller, les caprices compliqués. Et ce fut en compagnie d’un industriel belge qu’elle effectua le trajet de retour. Cette prostitution itinérante rapportait beaucoup car les deux cousins jouaient à merveille leur rôle de rabatteurs. Le fait que l’un d’eux fût employé aux wagons-lits facilitait les choses : il trouvait des clients pendant le voyage et Sylviane Quimphe se souvenait d’un Paris-Zurich au cours duquel elle reçut d’affilée huit hommes dans son single. Elle n’avait pas vingt ans. Pourtant il faut croire aux miracles. Dans le couloir d’un train, entre Bâle et La Chaux-de-Fonds, elle fit la connaissance de Jean-Roger Hatmer. Ce jeune homme au regard triste appartenait à une famille qui s’était distinguée dans le commerce des sucres et des textiles. Il venait de toucher un gros héritage et ne savait à quoi l’employer. Pas plus que sa vie, d’ailleurs. Il trouva en Sylviane Quimphe une raison d’être et l’entoura d’une dévotion respectueuse. Pendant les quatre mois que dura leur vie commune, il ne se permit vis-à-vis d’elle aucune privauté. Chaque dimanche, il lui offrait une mallette pleine de bijoux et de billets de banque en lui disant d’une voix sourde : « Pour voir venir. » Il voulait que, plus tard, elle fût « à l’abri du besoin ». Hatmer, qui s’habillait de noir et portait des lunettes cerclées d’acier, avait la discrétion, la modestie, la bienveillance que l’on rencontre quelquefois chez de vieux secrétaires. Il s’intéressait beaucoup aux papillons, tenta de faire partager cette passion à Sylviane Quimphe, mais s’aperçut vile que cela l’ennuyait. Un jour, il lui laissa ce mot : « ILS vont me faire passer devant un conseil de famille et m’interner certainement dans une maison de santé. Nous ne pourrons plus nous revoir. Il reste encore un petit Tintoret sur le mur gauche du salon. Prenez-le. Et vendez-le. Pour voir venir. » Elle n’eut plus de nouvelles de lui. Grâce à ce garçon prévoyant, elle était délivrée de tout souci matériel pour le reste de ses jours. Elle connut bien d’autres aventures mais je me sens tout à coup vraiment découragé.

Murraille, Marcheret, Maud Gallas, Sylviane Quimphe… Ce n’est pas de gaieté de cœur que je donne leur pedigree. Ni par souci du romanesque, n’ayant aucune imagination. Je me penche sur ces déclassés, ces marginaux, pour retrouver, à travers eux, l’image fuyante de mon père. Je ne sais presque rien de lui. Mais j’inventerai.