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C’est à dix-sept ans que je l’ai rencontré pour la première fois. Le surveillant général du collège Saint-Antoine, de Bordeaux, est venu me prévenir qu’on m’attendait au parloir. Un inconnu à la peau basanée, au costume de flanelle sombre et qui se leva lorsqu’il m’aperçut.

— Je suis votre papa…

Nous nous sommes retrouvés dehors, par un après-midi de juillet qui marquait la fin de l’année scolaire.

— Il paraît que vous avez réussi votre baccalauréat ?

Il me souriait. J’ai jeté un dernier regard sur les murs jaunes de l’internat où j’avais moisi huit ans.

Si je fouille plus loin dans mes souvenirs, que vois-je ? Une dame aux cheveux gris à laquelle il m’avait confié. Cette personne tenait avant la guerre les vestiaires du Frolic’s (un bar, rue de Grammont) et s’était retirée à Libourne. C’est là, dans sa maison, que j’ai grandi.

Ensuite le collège, à Bordeaux.

Il pleut. Mon père et moi nous marchons côte à côte, sans dire un mot, jusqu’au quai des Chartrons où habitent mes correspondants, les Pessac. (Ils appartiennent à cette aristocratie des vins et du cognac dont je souhaite le déclin rapide.) Les après-midi passés chez eux comptent parmi les plus tristes de ma vie, et je n’en parlerai pas.

Nous gravissons l’escalier monumental. La bonne vient nous ouvrir. Je cours jusqu’au débarras où je leur avais demandé la permission de laisser une valise remplie de livres (romans de Bourget, de Marcel Prévost ou de Duvernois, strictement interdits au collège). J’entends tout à coup la voix sèche de M. Pessac : « Que faites-vous ici ? » Il s’adresse à mon père. Me voyant la valise à la main, il fronce les sourcils : « Vous partez ? Mais quel est ce monsieur ? » J’hésite, puis je bredouille : « MON PÈRE ! » Visiblement, il ne me croit pas. Soupçonneux : « Si je comprends bien, vous partiez comme un voleur ? » Cette phrase s’est gravée dans ma mémoire car nous ressemblions, en effet, à deux voleurs pris en flagrant délit. Mon père, devant ce petit homme à moustaches et veste brune d’intérieur, restait muet et mâchonnait son cigare pour se donner une contenance. Moi-même, je ne pensais qu’à une chose : déguerpir le plus vite possible. M. Pessac s’était tourné vers mon père et le considérait avec curiosité. Sa femme apparut sur ces entrefaites. Puis sa fille et son fils aîné. Ils restaient là, à nous observer en silence, et j’eus le sentiment que nous nous étions introduits par effraction dans cet intérieur bourgeois. Quand mon père fit tomber la cendre de son cigare sur le tapis, je remarquai leur expression de mépris amusé. La jeune fille pouffa de rire. Son frère, blanc-bec boutonneux qui affectait un « chic anglais » (chose courante à Bordeaux), lança d’une voix perchée : « Monsieur voudrait peut-être un cendrier ?… – Allons, François-Marie, murmura Mme Pessac. Ne soyez pas grossier. » Et elle avait articulé ces derniers mots en regardant mon père avec insistance, comme pour lui faire comprendre que ce qualificatif s’adressait à lui. M. Pessac conservait son flegme dédaigneux. Je crois que ce qui les avait indisposés, c’était la chemise vert pâle de mon père. Face à l’hostilité manifeste de ces quatre personnes, il ressemblait à un gros papillon pris au piège. Il tripotait son cigare et ne savait où l’éteindre. Il reculait vers la sortie. Les autres ne bougeaient pas et jouissaient sans vergogne de son embarras. Tout à coup, j’éprouvai une sorte de tendresse pour cet homme que je connaissais à peine, me dirigeai vers lui et dis à voix haute : « Monsieur, permettez-moi de vous embrasser. » Cela fait, je lui pris son cigare des doigts et l’écrasai consciencieusement sur la table de marqueterie à laquelle Mme Pessac tenait tant. J’ai tiré mon père par la manche.

— Ça suffit comme ça, lui ai-je dit. Partons.

Nous passâmes à l’hôtel Splendid où l’attendaient ses bagages. Un taxi nous conduisit gare Saint-Jean. Dans le train, il y eut entre nous l’ébauche d’une conversation. Il m’expliqua que ses « affaires » l’avaient empêché de me donner signe de vie, mais que nous allions désormais habiter ensemble à Paris, et ne plus nous quitter. Je bredouillai quelques mots de remerciements. « Au fond, me dit-il à brûle-pourpoint, vous avez dû beaucoup souffrir…» Il me suggéra de ne plus l’appeler « Monsieur ». Une heure s’écoula dans un parfait silence et je déclinai l’invitation qu’il me fit de l’accompagner au wagon-restaurant. Je profitai de son absence pour fouiller la serviette noire qu’il avait laissée sur la banquette. Elle ne contenait qu’un passeport Nansen. Il portait bien le même nom que moi. Et deux prénoms : Chalva, Henri. Il était né à Alexandrie, du temps – j’imagine – où cette ville brillait encore d’un éclat singulier.

Quand il revint dans le compartiment, il me tendit un gâteau aux amandes – geste qui m’émut – et me demanda si j’étais bien « bachelier » (il prononçait « bachelier » du bout des lèvres, comme si ce mot lui inspirait un respect craintif). Sur ma réponse affirmative, il hocha gravement la tête. Je me risquai à lui poser quelques questions : pourquoi était-il venu me chercher à Bordeaux ? Comment avait-il pu retrouver ma trace ? Pour toute réponse, il se contentait de gestes évasifs ou de formules telles que « Je vous expliquerai…», « Vous verrez », « La vie, vous savez…». Après quoi il soupirait et prenait une attitude pensive.

Paris-Austerlitz. Il marqua un temps d’hésitation avant de donner son adresse au chauffeur de taxi. (Il nous est arrivé, par la suite, de nous faire conduire quai de Grenelle alors que nous habitions boulevard Kellermann. Nous changions si souvent d’adresse que nous les confondions et nous apercevions toujours trop tard de notre méprise.) Pour l’heure, c’était : square Villaret-de-Joyeuse. J’imaginai un jardin où le chant des oiseaux se mêlait au bruissement de fontaines. Non. Une impasse, bordée d’immeubles cossus. L’appartement se trouvait au dernier étage et donnait sur la rue par de curieuses fenêtres en forme d’œil-de-bœuf. Trois pièces, très basses de plafond. Une grande table et deux fauteuils de cuir fatigué composaient le mobilier du « salon ». Les murs étaient tendus d’un papier peint aux dominantes roses, imitation des toiles de Jouy. Une grosse suspension en bronze (mais je ne suis pas sûr de ma description : je ne fais pas très bien la différence entre l’appartement du square Villaret-de-Joyeuse et celui de l’avenue Félix-Faure, que nous sous-louèrent un couple de rentiers. Dans l’un et l’autre flottait la même odeur fanée). Mon père me désigna la plus petite chambre. Un matelas, à même le sol. « Excusez-moi du manque de confort, dit-il. D’ailleurs nous ne resterons pas longtemps ici. Dormez bien. » Je l’entendis marcher de long en large pendant des heures. Ainsi commença notre vie commune.

Les premiers temps, il me témoignait une courtoisie, une déférence qu’un fils rencontre rarement chez son père. Quand il me parlait, je sentais qu’il châtiait son langage, mais le résultat était déplorable. Il utilisait des formules de plus en plus alambiquées, se perdait en circonlocutions, et avait sans cesse l’air de s’excuser ou de devancer un reproche. Il m’apportait mon petit déjeuner au lit, avec des gestes cérémonieux qui détonnaient dans un tel décor : le papier peint de ma chambre était déchiré par endroits, l’ampoule nue pendait au plafond et, lorsqu’il tirait les rideaux, la tringle tombait régulièrement. Un jour il m’appela par mon prénom et en éprouva une confusion extrême. À quoi devais-je tant d’égards ? Je compris que c’était à mon titre de « bachelier » lorsqu’il écrivit lui-même à Bordeaux pour qu’on m’envoyât le papier certifiant que j’avais bien obtenu ce diplôme. Dès réception, il le fit encadrer et l’accrocha entre les deux « fenêtres » du « salon ». Je m’aperçus qu’il en gardait un double dans son portefeuille. Au hasard d’une promenade nocturne, il présenta ce document à deux gardiens de la paix qui nous avaient demandé nos papiers d’identité et, voyant que son passeport Nansen les rendait perplexes, il leur répéta cinq ou six fois de suite que « son fils était bachelier…». Après le dîner (mon père préparait souvent un plat qu’il baptisait « riz à l’égyptienne »), il allumait son cigare, jetait de temps en temps un œil inquiet sur mon diplôme, puis se laissait aller au découragement. Ses « affaires » – m’expliquait-il – lui causaient bien des déboires. Lui, si combatif, ayant affronté dès son plus jeune âge les « dures réalités de la vie », se sentait « las » et la manière dont il disait : « Je suis découragé…» m’impressionnait beaucoup. Ensuite, il levait la tête : « Mais vous, vous avez la vie devant vous ! – J’acquiesçais, poliment… – Surtout avec votre BACCALAURÉAT… Si j’avais eu la chance d’obtenir ce diplôme… – sa voix s’étranglait –, le baccalauréat, c’est tout de même une référence…» J’entends encore cette petite phrase. Elle m’émeut comme une musique du passé.