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Il s’est écoulé au moins une semaine sans que je sache en quoi consistaient ses activités. Je l’entendais partir, très tôt le matin, et il ne rentrait que pour préparer le dîner. D’un cabas de toile cirée noire, il déballait les provisions – piments, riz, épices, viande de mouton, saindoux, fruits confits, semoule –, nouait autour de sa taille un tablier de cuisine et, après avoir ôté ses bagues, mélangeait dans une poêle le contenu du cabas. Il s’asseyait ensuite face au diplôme, m’invitait à prendre place et nous mangions.

Enfin, un jeudi après-midi, il m’a prié de l’accompagner. Il allait vendre un timbre « très rare » et cette perspective le rendait fébrile. Nous avons descendu l’avenue de la Grande-Armée. Puis les Champs-Élysées. À plusieurs reprises, il me montra ce timbre (qu’il avait enveloppé de cellophane). Il s’agissait, selon lui, d’une pièce « unique » du Koweït, nommée « Émir Rachid et vues diverses ». Nous sommes arrivés au carré Marigny. Dans cet espace compris entre le théâtre et l’avenue Gabriel, se tenait le marché aux timbres. (Existe-t-il encore aujourd’hui ?) Des gens se réunissaient par petits groupes, parlaient à voix basse, ouvraient des mallettes, se penchaient pour en examiner le contenu, feuilletaient des registres, brandissaient des loupes et des pinces à épiler. Cette agitation sournoise, ces individus aux allures de chirurgiens et de conspirateurs me causèrent une vive inquiétude. Bientôt, mon père se trouva mêlé à un rassemblement plus compact que les autres. Une dizaine de personnes le prenaient à partie. On se disputait pour savoir si, oui ou non, ce timbre était authentique. Mon père, pris de court par les questions qui fusaient de tous côtés, ne parvenait pas à placer un seul mot. Comment se faisait-il que son « Émir Rachid » était de couleur bistre olive et non pas brun carminé ? Était-il vraiment dentelé 13-14 ? Portait-il une « surcharge » ? Des fragments de fil de soie ? N’appartenait-il pas à une série « cadres-variés » ? Avait-on vérifié son « amincissement » ? Le ton s’envenimait. On traitait mon père d’« imposteur » et d’« escroc ». On l’accusait de vouloir « fourguer une saloperie qui n’était même pas mentionnée dans le catalogue Champion ». L’un de ces forcenés le saisit au collet et le gifla à toute volée. Un autre le bourrait de coups de poing. Ils allaient certainement le lyncher pour un timbre (ce qui en dit long sur l’âme humaine) et, cette perspective m’étant insupportable, je m’interposai enfin. Par chance, j’avais un parapluie entre les mains. Je distribuai quelques coups, au hasard, et, profitant de l’effet de surprise, arrachai mon père à cette meute philatéliste. Nous courûmes jusqu’au faubourg Saint-Honoré.

Les jours qui suivirent, mon père, considérant que je lui avais sauvé la vie, m’expliqua en détail quel genre d’affaires il traitait et me proposa de le seconder. Il avait pour clients une vingtaine d’hurluberlus, disséminés à travers la France et avec lesquels il était entré en rapport grâce aux revues spécialisées. Il s’agissait de collectionneurs fanatiques, obnubilés par les objets les plus divers : vieux bottins, corsets, narguilés, cartes postales, ceintures de chasteté, phonographes, lampes à acétylène, mocassins Iowa, escarpins de bal… Il écumait Paris à la recherche de ces ustensiles qu’il envoyait par colis aux intéressés. Il leur extorquait préalablement de gros mandats sans aucun rapport avec la valeur réelle de la marchandise. L’un de ses correspondants payait 100 000 francs pièce des indicateurs Chaix d’avant-guerre. Un autre lui avait versé 300 000 francs d’acompte, à condition de lui réserver EN PRIORITÉ tous les bustes et effigies de Waldeck-Rousseau qu’il trouverait… Mon père, voulant s’assurer une clientèle encore plus vaste parmi ces déments, projetait de les regrouper dans une « Ligue des Collectionneurs français » de se nommer président et trésorier et d’exiger de très fortes cotisations. Les philatélistes l’avaient profondément déçu. Il se rendait compte qu’il ne pourrait pas abuser d’eux. C’étaient des collectionneurs à la tête froide, rusés, cyniques, impitoyables (on imagine mal le machiavélisme et la férocité que dissimulent ces êtres tatillons. Que de crimes commis pour un « surchargé brun jaune » de Sierra Leone ou un « percé » en ligne du Japon). Il n’était pas près de renouveler sa triste expédition au carré Marigny et en gardait une blessure d’amour-propre. D’abord il m’utilisa comme coursier. Je voulus faire preuve d’initiative en lui parlant d’un débouché auquel, jusque-là, il n’avait pas pensé : les bibliophiles. Mon idée lui plut et il me laissa carte blanche. Je ne connaissais encore rien de la vie mais, à Bordeaux, j’avais potassé ma littérature Lanson. Tous les écrivains français, du plus futile au plus obscur m’étaient familiers. À quoi m’aurait servi cette érudition bizarre sinon à me lancer dans le commerce des livres ? Je m’aperçus rapidement qu’il était très difficile de se procurer à bas prix des éditions rares. Je ne trouvais que des produits de second ordre : des « originales » de Vautel, Fernand Gregh ou Eugène Demolder… Au hasard d’une expédition passage Jouffroy, j’achetai pour 3,50 francs un exemplaire de Matière et Mémoire. On y lisait, en page de garde, cette curieuse dédicace de Bergson à Jean Jaurès : « Quand cesseras-tu de m’appeler la miss ? » Deux experts reconnurent formellement l’écriture du maître et je revendis cette curiosité 100 000 francs à un amateur.

Encouragé par mon premier succès, je résolus de faire moi-même de fausses dédicaces qui révéleraient, chacune, un aspect inattendu de tel ou tel auteur. Ceux dont j’imitais le plus facilement l’écriture étaient Charles Maurras et Maurice Barrès. Je vendis un Maurras 500 000 francs, grâce à cette petite phrase : « Pour Léon Blum, en témoignage d’admiration. Et si nous déjeunions ensemble ? La vie est si courte… Maurras. » Un volume des Déracinés de Barrès atteignit 700 000 francs. Il était dédicacé au capitaine Dreyfus : « Courage, Alfred. Affectueusement. Maurice. » Mais j’avais compris que ce qui intéressait au plus haut point la clientèle, c’était la vie privée des écrivains. Mes dédicaces prirent alors un tour graveleux et mes prix augmentèrent de ce fait. Je choisissais des auteurs contemporains. Comme quelques-uns sont encore vivants, je n’en dirai pas plus pour m’éviter des poursuites judiciaires. En tout cas, je me suis fait beaucoup d’argent sur leur dos.

Ainsi trafiquions-nous. Nos affaires allaient bon train puisque nous exploitions des gens qui n’avaient pas tout à fait leurs esprits. À me rappeler nos combines, j’éprouve une grande amertume. J’aurais préféré que ma vie commençât sous un éclairage plus net. Mais que peut un adolescent livré à lui-même dans Paris ? Que peut cet infortuné ?