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Si mon père consacrait une partie de notre capital à l’achat de chemises et cravates d’un goût contestable, il tentait aussi de le faire fructifier par des opérations boursières. Je le voyais s’écrouler sur un fauteuil, des paquets d’actions plein les bras… Il les empilait dans les couloirs de nos appartements successifs, les compulsait, les triait, en dressait l’inventaire. J’ai fini par comprendre que ces actions avaient été émises par des sociétés en faillite ou qui n’existaient plus depuis longtemps. Il croyait dur comme fer pouvoir les utiliser encore et les remettre sur le marché. « Quand nous serons cotés en Bourse…», me disait-il d’un petit air espiègle.

Et puis je me souviens que nous avons acheté une limousine d’occasion. Nous faisions, à bord de cette vieille Talbot, des promenades nocturnes dans Paris. Avant de partir, il y avait toujours la cérémonie du tirage au sort. Une vingtaine de petits papiers, dispersés sur la table bancale du salon. Nous en choisissions un, au hasard, où était inscrit notre itinéraire. Batignolles-Grenelle. Auteuil-Picpus. Passy-La Villette. Ou bien nous appareillions vers l’un de ces quartiers aux noms secrets : les Épinettes, la Maison-Blanche, Bel-Air, l’Amérique, la Glacière, Plaisance, la Petite-Pologne… Il suffit que je frappe du talon sur certains points sensibles de Paris pour que les souvenirs jaillissent en gerbes d’étincelles. Cette place d’Italie, par exemple, où nous faisions escale au cours de nos randonnées… Il y avait là un café, à l’enseigne du Clair de Lune. S’y produisaient, vers une heure du matin, toutes les épaves du music-hall : accordéonistes d’avant-guerre, danseurs de tango aux cheveux blancs qui tentaient de retrouver sur l’estrade l’agilité langoureuse de leur jeunesse, rombières fardées chantant le répertoire de Fréhel ou de Suzy Solidor. Quelques forains désespérés assuraient les « intermèdes ». L’orchestre se composait de messieurs gominés, en smoking. L’un des établissements favoris de mon père qui prenait beaucoup de plaisir à contempler ces spectres. Je n’ai jamais compris pourquoi.

Et le bordel clandestin, ne l’oublions pas, du 73 avenue Reille, à la lisière du parc Montsouris. Mon père y tenait des conciliabules interminables avec la sous-maîtresse, une dame blonde à tête de poupée. Elle était d’Alexandrie, comme lui, et ils évoquaient en soupirant les soirées de Sidi Bishr, le bar Pastroudis et tant et tant de choses aujourd’hui disparues… Nous restions souvent jusqu’à l’aube dans cette enclave égyptienne du XIVe arrondissement. Mais d’autres étapes sollicitaient nos errances (ou nos fuites ?). Boulevard Murât, un restaurant de nuit, perdu parmi les blocs d’immeubles. La salle était toujours déserte et, sur l’un des murs, se trouvait accrochée, pour des raisons mystérieuses, une grande photo de Daniel-Rops. Entre Maillot et Champerret, un bar simili « américain », centre de ralliement de toute une bande de bookmakers. Et, quand nous nous risquions à l’extrême nord de Paris – région de docks et d’abattoirs – nous faisions halte au Bœuf Bleu, place de Joinville, en bordure du canal de l’Ourcq. Mon père aimait particulièrement cet endroit parce qu’il lui rappelait le quartier Saint-André, à Anvers, où il avait séjourné, jadis. Nous mettions cap vers le sud-est. Les avenues y sont ombragées et annoncent le bois de Vincennes. Nous nous arrêtions Chez Raimo, place Daumesnil, encore ouvert à cette heure tardive. Un « pâtissier-glacier » mélancolique comme on en trouve encore dans les stations thermales et qui – à part nous – ne semblait connu de personne. D’autres lieux me reviennent encore, par vagues, à la mémoire. Nos différentes adresses : le 65 boulevard Kellermann, avec vue sur le cimetière de Gentilly ; l’appartement de la rue du Regard où le locataire précédent avait oublié une boîte à musique que je vendis pour 30 000 francs. L’immeuble bourgeois de l’avenue Félix-Faure, et le concierge nous accueillant chaque fois par ces mots : « Voilà les Juifs ! » Ou bien c’était le soir, dans un trois-pièces délabré, quai de Grenelle, près du Vélodrome d’Hiver. L’électricité ne marchait pas. Accoudés à la fenêtre, nous suivions les allées et venues du métro aérien. Mon père portait une veste d’intérieur, trouée par endroits. Il m’a désigné la citadelle de Passy, sur l’autre rive. D’un ton sans réplique : « Un jour, nous aurons un hôtel particulier au Trocadéro ! » En attendant, il me donnait rendez-vous dans le hall des grands hôtels. Il s’y sentait plus important, plus apte à réaliser ses projets de haute finance. Il y restait des après-midi entiers. Combien de fois ai-je été le rejoindre au Majestic, au Continental, au Claridge, à l’Astoria… Ces lieux de passage convenaient à une âme vagabonde et fragile comme la sienne.

Chaque matin, il m’accueillait dans son « bureau » de la rue des Jardins-Saint-Paul. Une pièce très vaste, dont le mobilier se composait d’une chaise d’osier et d’un secrétaire Empire. Les colis que nous devions envoyer le jour même étaient empilés contre les murs. Après les avoir répertoriés sur un registre en précisant les noms et adresses de leurs destinataires, nous tenions une conférence de travail. Je lui rendais compte des achats de livres que j’allais effectuer et de détails techniques concernant mes fausses dédicaces. Utilisation d’encres, de plumes ou de stylographes différents pour chaque auteur. Nous vérifiions la comptabilité, lisions attentivement le Courrier des collectionneurs. Ensuite nous descendions les colis jusqu’à la Talbot et les rangions tant bien que mal sur le siège arrière. Ce travail de docker m’épuisait.

Mon père s’en allait faire le tour des gares pour expédier la cargaison. L’après-midi, il passerait à son entrepôt, dans le quartier de Javel, choisirait parmi le bric-à-brac une vingtaine d’ustensiles propres à intéresser nos correspondants, les transporterait rue des Jardins-Saint-Paul, procéderait à leur emballage. Après quoi il se réapprovisionnerait en marchandises. Nous devions répondre le plus diligemment possible aux exigences de nos clients. Ces forcenés n’attendent pas.

Moi je partais de mon côté, une valise à la main, et prospectais jusqu’au soir, dans un secteur limité par la Bastille, la place de la République, les grands boulevards, l’avenue de l’Opéra et la Seine. Ces quartiers ont leur charme. Saint-Paul, où j’ai rêvé de passer ma vieillesse. Une boutique m’aurait suffi, un petit commerce quelconque. À moins que ce ne fût rue Pavée ou rue du Roi-de-Sicile, le ghetto vers lequel, fatalement, on retourne un jour. Au Temple, je sentais se réveiller mes instincts de fripier. Au Sentier, dans cette principauté orientale que forment la place du Caire, la rue du Nil, le passage Ben-Aïad et la rue d’Aboukir, je pensais à mon pauvre père. Les quatre premiers arrondissements se divisent en une multitude de provinces, enchevêtrées les unes aux autres et dont j’ai fini par connaître les frontières invisibles. Grenéta, le Mail, la pointe Sainte-Eustache, les Victoires… Ma dernière étape était la librairie Petit-Mirioux, galerie Vivienne. J’y parvenais à la tombée du jour. J’inspectais les rayonnages, sûr d’y trouver ce dont j’avais besoin. Mme Petit-Mirioux conservait la production littéraire de ces cent dernières années. Que d’auteurs, que de livres injustement oubliés… Nous le constations avec tristesse. Ces gens s’étaient donné beaucoup de mal pour rien… Nous nous consolions, elle et moi, en nous assurant mutuellement qu’il existait encore des fanatiques de Pierre Hamp ou de Jean-José Frappa et qu’un jour, tôt ou tard, les frères Fischer sortiraient du purgatoire. Nous nous quittions sur ces paroles réconfortantes. Les autres boutiques de la galerie Vivienne semblaient fermées depuis un siècle. Derrière la vitrine d’une maison d’éditions musicales, trois partitions jaunies d’Offenbach. Je m’asseyais sur ma valise. Pas un bruit. Le temps s’était arrêté quelque part entre la monarchie de Juillet et le second Empire. Au fond du passage, la librairie jetait une lumière épuisée et je distinguais à peine la silhouette de Mme Petit-Mirioux. Jusqu’à quand monterait-elle la garde ? Pauvre vieille sentinelle.