Plus loin, les arcades désertes du Palais-Royal. On s’y amusait, autrefois. C’est fini. Je traversais les jardins. Zone de silence et de douce pénombre où le souvenir des années mortes et des promesses non tenues vient vous pincer le cœur. Place du Théâtre-Français. Les réverbères vous étourdissent. Vous êtes ce plongeur qui remonte brusquement à la surface. Je devais rejoindre « papa » dans un caravansérail des Champs-Élysées. Nous prendrions la Talbot pour sillonner Paris, comme à l’accoutumée.
L’avenue de l’Opéra s’ouvrait devant moi.
Elle annonçait d’autres avenues, d’autres rues qui nous jetteraient tout à l’heure aux quatre points cardinaux. Mon cœur battait un peu plus fort. Au milieu de tant d’incertitudes, mes seuls points de repère, le seul terrain qui ne se dérobait pas, c’était les carrefours et les trottoirs de cette ville où je finirais sans doute par me retrouver seul.
Maintenant je vais en venir, quoi qu’il m’en coûte, à l’« épisode douloureux du métro George-V ». Depuis plusieurs semaines mon père s’intéressait vivement à la Petite Ceinture, ligne de chemin de fer désaffectée qui fait le tour de Paris. Projetait-il de la remettre en état par une souscription ? Des emprunts bancaires ? Chaque dimanche, il me priait de l’accompagner dans les quartiers périphériques et nous longions, à pied, cette ancienne voie ferrée. Les gares qui la desservaient étaient à l’abandon ou transformées en dépôts. Les rails disparaissaient sous la mauvaise herbe. De temps en temps, mon père s’arrêtait pour griffonner une note ou dessiner un croquis informe sur son carnet. Quel rêve poursuivait-il ? Peut-être attendait-il un train qui ne passerait jamais ?
Ce dimanche 17 juin, nous avions suivi la Petite Ceinture à travers le XIIe arrondissement. Non sans mal. Vers la rue de Montempoivre, elle se raccorde avec le chemin de fer de Vincennes et nous finissions par nous y embrouiller. Au bout de trois heures, étourdis par ce dédale ferroviaire, nous prîmes la décision de rentrer à la maison en empruntant le métro. Mon père paraissait mécontent de son après-midi. D’habitude, quand nous revenions de nos expéditions, il était d’excellente humeur et me montrait ses notes. Il allait bientôt constituer – m’expliquait-il – un dossier « sérieux » sur la Petite Ceinture et le transmettre aux pouvoirs publics.
— On verrait ce qu’on verrait.
Quoi ? Je n’osais le lui demander. Mais, ce dimanche soir 17 juin, son bel enthousiasme avait fondu. Dans le compartiment du métro Vincennes-Neuilly, il arrachait une par une les pages de son carnet et les réduisait en petits morceaux qu’il jetait au fur et à mesure comme des poignées de confettis. Le tout avec des gestes de somnambule et une rage méticuleuse que je ne lui connaissais pas. J’essayai de le calmer. Je lui disais qu’il était vraiment dommage de détruire, sur un coup de tête, un travail aussi important, que j’avais une totale confiance dans ses qualités d’organisateur. Il me fixait d’un œil vitreux. Nous sommes descendus à la station George-V. Nous attendions sur le quai. Mon père se tenait derrière moi, boudeur. La station s’emplissait peu à peu, comme aux heures de pointe. Tous ces gens revenaient d’une promenade sur les Champs-Élysées ou d’une séance de cinéma. Nous étions pressés les uns contre les autres. Je me trouvais au premier rang, en bordure de la voie. Impossible de reculer. Je me suis tourné vers mon père. Son visage dégoulinait de sueur. Le grondement du métro. À l’instant où il débouchait, on m’a poussé brutalement dans le dos.
Ensuite, je suis allongé sur l’un des bancs de la station. Un petit groupe de curieux m’entoure. Ils bourdonnent. L’un d’eux se penche pour me dire que je l’ai « échappé belle ». Un autre, en casquette et uniforme (employé du métro sans doute) déclare qu’il va « appeler la police ». Mon père se tient en retrait. Il toussote.
Deux gardiens de la paix m’aident à me relever. Ils me soutiennent par les aisselles. Nous traversons la station. Les gens se retournent sur notre passage. Mon père suit, d’un pas hésitant. Nous montons dans le panier à salade garé avenue George-V. Les consommateurs, à la terrasse du Fouquet’s, profitent de ce beau crépuscule d’été.
Nous sommes assis l’un à côté de l’autre. Mon père garde la tête baissée. Les deux policiers, en face de nous, se taisent. Nous nous arrêtons devant le commissariat du 5 rue Clément-Marot. Avant d’entrer, mon père hésite. Ses lèvres se retroussent dans un rictus nerveux.
Les agents échangent quelques mots avec un grand homme maigre. Le commissaire ? Il nous demande nos papiers. C’est visiblement à contrecœur que mon père lui présente son passeport Nansen.
— Réfugié ? demande le « commissaire »…
— Je vais bientôt obtenir la naturalisation, murmure mon père. – Il a dû préparer cette réponse à l’avance. – Mais mon fils est français. – Dans un souffle : – Et bachelier…
Le commissaire se tourne vers moi :
— Alors vous avez failli passer sous le métro ? – Je reste muet. – Heureusement qu’on vous a retenu. Sinon vous seriez dans un drôle d’état.
Oui, quelqu’un m’a sauvé la vie en me rattrapant de justesse, au moment où je perdais l’équilibre. Je garde de ces minutes un souvenir très flou.
— Comment se fait-il, reprend le commissaire, que vous ayez crié à plusieurs reprises : « ASSASSIN ! » quand on vous a transporté sur le banc de la station ?
Puis s’adressant à mon père :
— Votre fils souffre-t-il d’une maladie de la persécution ?
Il ne lui laisse pas le temps de répondre. Il se tourne à nouveau vers moi et me dit, à brûle-pourpoint :
— Mais peut-être vous a-t-on poussé dans le dos ? Réfléchissez… Vous avez tout votre temps.
Un jeune homme, au fond, tapait à la machine. Le commissaire assis derrière son bureau consultait un dossier. Nous attendions sur nos chaises, mon père et moi. Je crus qu’on nous avait oubliés, mais le commissaire a fini par lever la tête et m’a dit :
— Si vous voulez me faire une déclaration, n’hésitez pas. Je suis là pour ça.
De temps en temps le jeune homme lui apportait une feuille dactylographiée qu’il corrigeait à l’encre rouge. Jusqu’à quand nous retiendrait-on ? Le commissaire a désigné mon père :
— Réfugié politique ou réfugié tout court ?
— Réfugié tout court.
— Tant mieux, a dit le commissaire.
Puis il s’est absorbé à nouveau dans son dossier.
Le temps passait. Mon père donnait des signes de nervosité. Je crois même qu’il s’écorchait les mains. En somme, il était à ma merci – et il le savait – sinon pourquoi m’aurait-il lancé à plusieurs reprises un regard anxieux ? Il fallait que je me rende à l’évidence : quelqu’un m’avait poussé pour que je tombe sur la voie et que le métro me réduise en charpie. Et c’était ce monsieur de type sud-américain, assis à côté de moi. La preuve : j’avais senti contre mon omoplate le contact de sa chevalière.
Comme s’il devinait mes pensées, le commissaire me demanda d’une voix distraite :
— Vous vous entendez bien avec votre père ?