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(Certains policiers possèdent le don de voyance. Ainsi cet inspecteur des renseignements généraux qui, la retraite venue, changea de sexe pour donner des consultations « extra-lucides », sous le nom de « Madame Dubail ».)

— Nous nous entendons très bien, répondis-je.

— Vous en êtes sûr ?

Il me posa cette question avec lassitude et se mit aussitôt à bâiller. J’étais certain qu’il comprenait tout mais que mon cas ne l’intéressait pas. Un jeune homme que son père pousse sous le métro, il avait certainement connu des tas d’affaires semblables. Travail de routine.

— Encore une fois, si vous avez quelque chose à me dire, je vous écoute.

Mais je savais qu’il me demandait cela par simple politesse.

Il a allumé la lampe de son bureau. L’autre continuait à taper. Il se hâtait sans doute de finir son travail. Le martèlement de la machine à écrire me berçait et j’avais beaucoup de peine à garder les yeux ouverts. Pour lutter contre le sommeil, j’examinais les coins et recoins de ce commissariat. Au mur, un calendrier des postes et la photographie du président de la République. Doumer ? Mac-Mahon ? Albert Lebrun ? La machine à écrire était d’un vieux modèle. J’ai décidé que ce dimanche 17 juin compterait dans ma vie et me suis tourné imperceptiblement vers mon père. De grosses gouttes de sueur glissaient le long de sa tempe. Il n’avait pourtant pas une tête d’assassin.

Le commissaire se penche sur l’épaule du jeune homme pour vérifier où en est son travail. Il lui donne quelques indications à voix basse. Trois agents entrent brusquement. Ils vont peut-être nous emmener au dépôt. Cette perspective ne me fait ni chaud ni froid. Mais non. Le commissaire me dévisage :

— Alors ? Rien à déclarer ?

Mon père émet un grognement plaintif.

— Eh bien, messieurs, vous pouvez disposer…

Nous avons marché au hasard. Je n’osais pas lui demander d’explication. C’est place des Ternes, en regardant fixement l’enseigne lumineuse de la Brasserie Lorraine que j’ai dit de la voix la plus neutre possible :

— En somme, vous avez voulu me tuer…

Il n’a pas répondu. J’ai craint qu’il ne s’effarouche comme ces oiseaux dont on s’approche de trop près.

— Vous savez, je ne vous en veux pas.

Et désignant la terrasse de la brasserie :

— Si nous prenions un verre ? Il faut fêter ça !

Cette dernière remarque a provoqué chez lui un petit rire. Quand nous nous sommes assis, il a pris soin de ne pas se placer en face de moi. Il avait la même attitude que dans le panier à salade : le dos rond, la tête baissée. J’ai commandé pour lui un double bourbon, sachant combien il aimait cet alcool, et pour moi une coupe de champagne. Nous avons trinqué. Mais le cœur n’y était pas. Après l’événement regrettable du métro, j’aurais souhaité une mise au point entre nous. Impossible. Il m’opposait une telle force d’inertie que j’ai préféré ne plus insister.

Aux tables voisines, les conversations allaient bon train. On s’enchantait de la douceur de l’air. On était détendu. Et heureux de vivre. Et moi, j’avais dix-sept ans, mon père avait voulu me pousser sous le métro et cela n’intéressait personne.

Nous avons pris un dernier verre, avenue Niel, dans ce curieux bar Pétrissan’s. Un homme âgé est entré en titubant. Il est venu s’asseoir à notre table et m’a parlé de l’armée Wrangel. J’ai cru comprendre qu’il en avait fait partie. Ce souvenir lui était extrêmement pénible, puisqu’il s’est mis à pleurer. Il ne voulait plus nous quitter. Il s’agrippait à mon bras. Poisseux et exalté, comme le sont les Russes, passé minuit.

Nous suivions l’avenue, en direction de la place des Ternes, et mon père marchait à quelques mètres devant nous, comme s’il avait honte de se trouver en si piteuse compagnie. Il a pressé le pas et je l’ai vu s’engouffrer dans la bouche du métro. J’ai pensé que je ne reverrais plus jamais cet homme. Ça, j’en étais sûr.

L’ancien combattant me serrait le bras, sanglotait contre mon épaule. Nous nous sommes assis sur un banc, avenue de Wagram. Il tenait beaucoup à me raconter en détail le long calvaire des armées blanches, leur fuite vers la Turquie. Finalement, ces héros étaient venus échouer à Constantinople dans leurs uniformes chamarrés. Quelle misère ! Il paraît que le général baron Wrangel mesurait plus de deux mètres de haut.

Vous n’avez pas tellement changé. Tout à l’heure, quand vous êtes entré au bar du Clos-Foucré, votre démarche était la même qu’il y a dix ans. Vous vous êtes assis en face de moi et je m’apprêtais à vous commander un double bourbon, mais j’ai jugé cela incongru. Me reconnaissez-vous ? On ne peut jamais rien savoir avec vous. À quoi bon vous secouer par les épaules, vous poser des questions ? Je me demande si vous méritez l’intérêt que je vous porte.

Un jour, j’ai décidé brusquement de partir à votre recherche. Mon moral était au plus bas. Il faut dire que les événements prenaient une tournure inquiétante et qu’on sentait un parfum de désastre dans l’air. Nous vivions une « drôle d’époque ». Rien à quoi s’accrocher. Je me suis souvenu que j’avais un père. Bien sûr, je pensais souvent à l’« épisode douloureux du métro George-V », mais je n’éprouvais pas la moindre rancune à votre égard. Il est certaines personnes auxquelles on pardonne tout. Dix ans avaient passé. Qu’étiez-vous devenu ? Vous aviez peut-être besoin de moi.

J’ai interrogé serveuses de salons de thé, barmen et portiers d’hôtel. C’est François, du Silver-Ring, qui m’a mis sur votre piste. Vous fréquentiez – paraît-il – une joyeuse bande de noctambules dont les vedettes étaient MM. Murraille et Marcheret. Si le nom du second ne me disait rien, je connaissais la réputation du premier : un journaliste oscillant entre le chantage et les fonds secrets. Une semaine plus tard, je vous voyais entrer dans un restaurant de l’avenue Kléber. Vous excuserez ma curiosité, mais je me suis assis à la table voisine de la vôtre. J’étais ému de vous retrouver et projetais de vous taper sur l’épaule, mais j’y renonçai en observant vos amis. Murraille se tenait à votre gauche et, dès le premier coup d’œil, son élégance vestimentaire m’a semblé suspecte. On voyait qu’il voulait « faire chic ». Marcheret déclarait à la cantonade que « le foie gras était immangeable ». Je me souviens également d’une femme rousse et d’un blond frisé, tous deux suant la laideur morale par tous leurs pores. Vous-même, j’en suis désolé, ne m’apparaissiez pas sous votre meilleur jour. (Était-ce vos cheveux brillantinés, votre regard encore plus lointain que d’habitude ?) J’ai éprouvé une sorte de malaise à voir le groupe que vous formiez vous et vos « amis ». Le blond frisé exhibait des billets de banque, la femme rousse apostrophait grossièrement le maître d’hôtel et Marcheret lançait ses plaisanteries obscènes. (Je m’y suis habitué depuis.) Murraille a parlé de sa villa de campagne où il était « si agréable de passer des week-ends ». J’ai fini par comprendre que tout ce petit monde s’y retrouvait chaque semaine. Vous en étiez. Je n’ai pu résister à l’envie de vous rejoindre dans cette villégiature charmante.

Et maintenant que nous sommes assis l’un en face de l’autre comme deux chiens de faïence et que je peux à loisir vous considérer, j’ai peur. Que faites-vous dans ce village de Seine-et-Marne avec ces gens ? Et d’abord, comment les avez-vous connus ? Il faut vraiment que je vous aime pour vous suivre sur ce chemin si escarpé. Et sans la moindre reconnaissance de votre part ! Je me trompe peut-être mais votre situation me semble très précaire. Je suppose que vous êtes toujours apatride, ce qui présente de graves inconvénients « par les temps qui courent ». Moi-même j’ai perdu mes papiers d’identité, sauf ce diplôme auquel vous attachiez tant d’importance et qui ne correspond plus à rien aujourd’hui où nous traversons une « crise des valeurs » sans précédent. Je vais essayer, coûte que coûte, de garder mon sang-froid.