Marcheret. Il vous tape sur l’épaule en vous appelant « Mon gros Chalva ». Il me dit : « Bonsoir, monsieur Alexandre, vous prendrez bien un américano ? », – et je suis obligé de boire ce liquide écœurant de peur qu’il ne s’offusque. J’aimerais savoir quels intérêts vous lient à cet ancien légionnaire. Trafics de devises ? Opérations boursières comme vous les pratiquiez jadis ? « Et deux autres américanos ! » hurle-t-il à Grève, le maître d’hôtel. Puis se tournant vers moi : « Ça se boit comme du petit-lait, n’est-ce pas ? » Je bois, terrifié. Sous son aspect jovial, je le soupçonne d’être particulièrement dangereux. Je regrette que nos rapports à vous et à moi ne dépassent pas le terrain de la stricte courtoisie, car je vous mettrais en garde contre ce type. Et contre Murraille. Vous avez tort, « papa », de fréquenter des individus de cette espèce. Ils finiront par vous jouer de mauvais tours. Aurai-je la force de tenir jusqu’au bout mon rôle d’ange gardien ? Vous ne m’encouragez pas dans ce sens. J’ai beau guetter un regard, un geste de sympathie (même si vous ne m’avez pas reconnu, vous pourriez me témoigner tout de même un peu plus d’attention), rien ne trouble votre impassibilité ottomane. Je me demande si ma place est bien ici. D’abord, je me ruine la santé à boire ces alcools. Ensuite ce décor pseudorustique me déprime au plus haut point. Marcheret m’engage à goûter une « dame rose », cocktail dont il avait fait découvrir la subtilité à « tous ses amis de Bouss-Bir ». Je crains qu’il ne me parle encore de la Légion et de son paludisme. Mais non. Il se tourne vers vous :
— Alors, vous avez réfléchi, Chalva ?
D’une voix presque inaudible vous lui répondez :
— J’ai réfléchi, Guy.
— Ce sera fifty-fifty ?
— Vous pouvez compter sur moi, Guy.
— Je traite de grosses affaires avec le baron, me dit Marcheret. N’est-ce pas, Chalva ? Il faut fêter ça ! Grève, s’il vous plaît, trois vermouth !
Nous trinquons.
— D’ici peu, nous fêterons notre premier milliard !
Il vous donne une grande tape dans le dos. Nous devrions quitter au plus vite cet endroit. Pour aller où ? Des gens comme vous et moi risquent de se faire arrêter à chaque coin de rue. Il ne se passe pas un jour sans que des rafles se produisent à la sortie des gares, des cinémas et des restaurants. Surtout éviter les lieux publics. Paris ressemble à une grande forêt obscure, semée de pièges. On y marche à tâtons. Vous conviendrez qu’il faut vraiment avoir des nerfs d’acier. Et la chaleur n’arrange pas les choses. Je n’ai jamais connu d’été aussi torride. Ce soir, la température est étouffante. À mourir. Le col de Marcheret est trempé de sueur. Vous avez renoncé à vous éponger le visage et les gouttes tremblent un instant au bas de votre menton et tombent sur la table régulièrement. Les fenêtres du bar sont fermées. Pas un souffle d’air. Mes vêtements me collent au corps comme si j’étais resté sous une averse. Impossible de me lever. Le moindre geste dans cette étuve et je fonds définitivement. Vous, ça n’a pas l’air de vous incommoder outre mesure : je suppose qu’en Égypte vous affrontiez souvent des canicules de ce genre, hein ? Quant à Marcheret, il m’a affirmé qu’« on crève de froid en comparaison du bled » et me propose un autre alcool. Non, vraiment, je ne peux plus. Allons, monsieur Alexandre… un petit américano… J’ai peur de perdre connaissance. Et maintenant, c’est à travers un écran de buée que je vois s’avancer vers nous Murraille et Sylviane Quimphe. À moins qu’il ne s’agisse d’un mirage. (J’aimerais demander à Marcheret si les mirages apparaissent ainsi, à travers une buée. Mais je n’en ai pas la force.) Murraille me tend la main.
— Comment allez-vous, Serge ?
Pour la première fois il m’appelle par mon « prénom » : je me méfie de ce genre de familiarité. Il porte comme à son habitude un chandail de couleur sombre et un foulard noué autour du cou. Les seins de Sylviane Quimphe débordent de son corsage et je constate qu’elle n’a pas mis de soutien-gorge à cause de la chaleur. Mais alors pourquoi garde-t-elle sa culotte de cheval et ses bottes ?
— Si nous passions à table ? propose Murraille. J’ai une faim de loup.
Je parviens quand même à me lever. Murraille me prend par le bras :
— Vous avez pensé à nos projets ? Encore une fois, je vous laisse carte blanche. Vous écrivez ce que vous voulez. Les colonnes de mon journal vous sont ouvertes !
Grève nous attend, dans la salle à manger. Notre table se trouve juste au-dessous du lustre. Bien sûr, toutes les fenêtres sont fermées. Il fait encore plus chaud qu’au bar. Je m’assieds entre Murraille et Sylviane Quimphe. Vous êtes placé en face de moi, mais je sais d’avance que vous éviterez mes regards. Marcheret commande le menu. Les plats qu’il choisit ne semblent guère appropriés à la température ambiante : bisque de homard, viandes en sauce et soufflé. Ne pas le contredire. La gastronomie est, paraît-il, son domaine réservé.
— Nous commençons par un bordeaux blanc ! Ensuite, château-pétrus ! Ça va ?
Il claque la langue.
— Vous n’êtes pas venu ce matin au manège, me dit Sylviane Quimphe. Je comptais sur vous !
Depuis deux jours, elle me fait des avances de plus en plus catégoriques. Je lui ai tapé dans l’œil et me demande bien pourquoi. Est-ce mon apparence de jeune homme bien élevé ? Mon teint de tuberculeux ? Ou bien veut-elle agacer Murraille ? (Mais est-elle sa maîtresse ?) J’ai cru un moment qu’elle flirtait avec Dédé Wildmer, l’ancien jockey apoplectique qui s’occupe du manège.
— La prochaine fois, vous tiendrez votre parole. Vous devez vous faire pardonner…
Elle a pris une voix de petite fille et je crains que les autres ne s’en aperçoivent. Non. Murraille et Marcheret discutent en aparté. Vous, vous avez les yeux perdus dans le vague. La lumière du lustre est aussi vive que celle d’un projecteur. Elle pèse sur ma tête comme une chape de plomb. Et je transpire si fort aux poignets que j’ai l’impression d’avoir les veines ouvertes et de perdre mon sang. Comment pourrai-je absorber cette bisque de homard brûlante que Grève vient de nous servir ? Marcheret se lève tout à coup :
— Mes amis je vous annonce une grande nouvelle : je me marie dans trois jours ! Chalva sera mon témoin ! À tout seigneur, tout honneur ! Aucune objection, Chalva ?
Vous grimacez un sourire. Vous murmurez :
— Je suis enchanté, Guy !
— À la santé de Jean Murraille, mon futur oncle, hurle Marcheret en bombant le torse.
Je lève mon verre, comme les autres, mais le repose aussitôt. Si je buvais une seule goutte de ce bordeaux blanc, je crois que je vomirais. Garder toutes mes forces pour la bisque de homard.
— Jean, je suis très fier d’épouser votre nièce, déclare Marcheret. Elle a la chute de reins la plus troublante de Paris.
Murraille éclate de rire.
— Vous connaissez Annie ? me demande Sylviane Quimphe. Entre elle et moi, laquelle préférez-vous ?
Je marque un temps d’hésitation. Et puis je parviens à dire : « Vous ! » Ce petit marivaudage va-t-il durer encore longtemps ? Elle me dévore des yeux. Pourtant, je ne dois pas être beau à voir… La sueur dégouline de mes manches. Jusqu’à quand ce martyre ? Les autres font preuve d’une endurance exceptionnelle. Pas trace de transpiration sur le visage de Murraille, de Marcheret et de Sylviane Quimphe. Quelques gouttes glissent le long de vos tempes, mais ce n’est pas très grave… Et vous entamez tous vos bisques de homard comme si nous nous trouvions dans un chalet de haute montagne en plein hiver.