Выбрать главу

— Vous calez, monsieur Alexandre ? s’exclame Marcheret. Vous avez tort ! Ce potage est d’un velouté !

— Notre ami souffre de la chaleur, dit Murraille. J’espère, Serge, que cela ne vous empêchera pas d’écrire un bon papier… Je vous préviens qu’il me le faut pour la semaine prochaine. Avez-vous une idée ?

Si je ne me sentais pas dans un état critique, je le giflerais. Comment ce vendu peut-il croire que j’accepte, le cœur léger, de collaborer à son journal, de me compromettre avec cette cohorte d’indics, de maîtres chanteurs et de plumitifs véreux dont les signatures s’étalent impunément depuis deux ans à chaque page de C’est la vie ? Ha, ha ! Ils ne perdent rien pour attendre. Salauds. Ordures.

Canailles. Chacals. Des condamnés à mort en sursis. Murraille ne m’a-t-il pas montré les lettres de menaces qu’il recevait ? Il a peur.

— Je pense à quelque chose, me dit-il. Si vous me pondiez une nouvelle ?

— D’accord !

J’ai essayé de prendre le ton le plus enthousiaste possible.

— Un truc croustillant, vous comprenez ?

— Parfaitement !

Il fait trop chaud pour discuter.

— Pas carrément pornographique, mais leste… un peu cochon… Qu’en dites-vous, Serge ?

— Avec plaisir.

Tout ce qu’il voudra ! Je signerai sous mon nom d’emprunt. Mais d’abord, lui montrer ma bonne volonté. Il attend une suggestion de ma part, allons-y !

— Je vous propose de présenter ça en plusieurs épisodes…

— Excellente idée !

— Et sous forme de « confessions ». C’est beaucoup plus excitant. Par exemple : Les Confessions d’un chauffeur mondain.

Je venais de me souvenir de ce titre que j’avais lu dans un magazine d’avant-guerre.

— Merveilleux, Serge, merveilleux ! Les Confessions d’un chauffeur mondain ! Vous êtes un as !

Il paraissait vraiment emballé.

— À quand la première livraison ?

— Dans trois jours, lui dis-je.

— Vous me les ferez lire avant tout le monde ? me chuchote Sylviane Quimphe.

— Moi, déclare sentencieusement Marcheret, j’aime bien les histoires de cul. Je compte sur vous, monsieur Alexandre !

Grève a servi les viandes en sauce. Était-ce la chaleur, le lustre dont les éclats m’entraient dans la tête, la vue de ces nourritures lourdes étalées devant moi, mais j’ai été secoué par une crise de fou rire qui a vite fait place à un état d’abattement complet. J’ai essayé de capter votre regard. Sans succès. Je n’osais pas me tourner en direction de Murraille ni de Marcheret de peur qu’ils ne m’adressent la parole. En désespoir de cause, mon attention s’est fixée sur le grain de beauté que Sylviane Quimphe portait à la commissure des lèvres. Ensuite j’ai attendu en me disant que peut-être le cauchemar finirait.

C’est Murraille qui m’a rappelé à l’ordre.

— Vous pensez à votre nouvelle ? Je ne voudrais pas que cela vous coupe l’appétit !

— L’inspiration vient en mangeant, a remarqué Marcheret.

Et vous avez eu un petit rire, je ne devais pas m’attendre à autre chose de votre part. Vous étiez solidaire de ces voyous et moi, la seule personne au monde qui vous voulait du bien, vous m’ignoriez systématiquement.

— Goûtez-moi donc ce soufflé, m’a dit Marcheret. Il fond dans la bouche ! Une vraie merveille ! N’est-ce pas, Chalva ?

Vous l’approuvez sur un ton de flagornerie qui me navre. Vous planter là, voilà tout ce que vous méritez. Il y a des moments, « papa », où je serais tenté d’abandonner la partie. Je vous soutiens à bras-le-corps. Que seriez-vous, sans moi ? Sans ma fidélité, ma vigilance de saint-bernard ? Si je lâchais prise, vous ne feriez pas de bruit, en tombant. Voulez-vous que nous essayions ? Prenez garde ! Je me sens déjà envahir par une très douce torpeur. Sylviane Quimphe a dégrafé deux boutons de son corsage, se tourne vers moi et me montre ses seins à la dérobée. Pourquoi pas ? Murraille enlève son foulard d’un geste mou, Marcheret appuie pensivement son menton contre sa paume, émet un chapelet de rots, je n’avais pas remarqué ces bajoues grisâtres qui vous font une tête de bouledogue. La conversation m’ennuie. Les voix de Murraille et de Marcheret semblent provenir d’un disque qui tournerait au ralenti. Elles s’étirent, dérapent, s’engluent dans une eau noire. Autour de moi tout devient flou à cause des gouttes de sueur qui m’emplissent les yeux… La lumière baisse, baisse…

— Dites donc, monsieur Alexandre, vous n’allez quand même pas tomber dans les pommes !…

Marcheret me passe une serviette mouillée sur le front et les tempes. C’est fini. Un malaise passager. Je vous avais prévenu « papa ». Et si la prochaine fois je ne reprenais pas connaissance ?

— Ça va mieux, Serge ? demande Murraille.

— Nous ferons une promenade avant de dormir, me chuchote Sylviane Quimphe.

Marcheret, péremptoire :

— Cognac et café turc ! Rien de meilleur pour vous remettre d’aplomb ! Croyez-moi, monsieur Alexandre !

En somme, vous étiez le seul à ne pas vous préoccuper de ma santé et cette constatation a augmenté mon chagrin. J’ai quand même tenu le coup jusqu’à la fin du dîner. Marcheret a commandé une « liqueur digestive » et nous a parlé, encore une fois, de son mariage. Une question le préoccupait : quel serait le témoin d’Annie ? Lui et Murraille ont cité quelques noms de personnes que je ne connaissais pas. Ensuite, ils ont entrepris de dresser la liste des invités. Ils faisaient des commentaires sur chacun d’eux et j’ai craint que leur besogne ne se prolongeât jusqu’à l’aube. Murraille a eu un geste de lassitude.

— D’ici là, a-t-il dit, nous serons tous fusillés.

Il a consulté sa montre.

— Si nous allions dormir ? Qu’en pensez-vous, Serge ?

Au bar, nous avons surpris Maud Gallas en compagnie de Dédé Wildmer. Tous deux étaient vautrés sur un fauteuil. Il la serrait contre lui et elle faisait semblant de se débattre. Apparemment, ils avaient trop bu. Quand nous sommes passés, Wildmer a détourné la tête et m’a jeté un drôle de regard. Nous ne sympathisions guère, l’un et l’autre. J’éprouvais même pour cet ancien jockey un dégoût instinctif.

J’ai été heureux de me retrouver à l’air libre.

— Vous nous accompagnez jusqu’à la villa ? m’a demandé Murraille.

Sylviane Quimphe m’a pris un bras que je ne pouvais lui refuser. Vous, vous avanciez, le dos courbé, entre Murraille et Marcheret. On aurait dit que deux policiers vous encadraient et que vous portiez des menottes, à cause du reflet de la lune sur votre bracelet-montre. Vous aviez été embarqué dans une rafle. On vous conduisait au dépôt. Voilà ce dont je rêvais. Rien de plus naturel « par les temps qui courent ».

— J’attends Les Confessions d’un chauffeur mondain, m’a dit Murraille. Je compte sur vous, Serge !

— Vous allez nous écrire une belle histoire de fesses, a ajouté Marcheret. Si vous voulez, je vous donnerai des conseils. À demain, monsieur Alexandre. Et toi, Chalva, fais de beaux rêves.

Sylviane Quimphe a chuchoté quelques mots à l’oreille de Murraille. (Je me trompais peut-être mais j’avais le sentiment désagréable qu’il était question de moi.) Murraille a acquiescé d’un mouvement de tête presque imperceptible. À ouvert le portail et tiré Marcheret par la manche. Je les ai vus entrer dans la villa.

Nous sommes restés un moment silencieux, vous, elle et moi, avant de faire demi-tour en direction du Clos-Foucré. Vous marchiez en retrait. Elle m’avait pris de nouveau le bras et appuyait sa tête contre mon épaule. J’étais désolé de vous offrir ce spectacle mais je ne voulais pas la mécontenter. Dans notre situation, « papa », il valait mieux filer doux. Au carrefour, vous nous avez souhaité « bonne nuit » très poliment et vous avez pris le chemin du Bornage, me laissant seul avec Sylviane.