Elle m’a proposé une petite promenade « pour profiter du clair de lune ». Nous sommes passés une deuxième fois devant la « Villa Mektoub ». Il y avait une lumière dans le salon, et l’idée que Marcheret sirotait un dernier alcool, tout seul, au milieu de ce décor colonial, m’a fait froid dans le dos. Nous suivions la piste cavalière en bordure de la forêt. Elle a déboutonné son corsage. Le bruissement des arbres et la pénombre bleutée m’engourdissaient. Après l’épreuve du dîner, ma fatigue était si grande que je ne disais plus un seul mot. Je faisais des efforts surhumains pour ouvrir la bouche et aucun son n’en sortait. Heureusement, elle s’est mise à parler des complications de sa vie sentimentale. Elle était la maîtresse de Murraille comme je le pensais – mais ils avaient tous les deux des « idées larges ». Par exemple, ils aimaient beaucoup partouzer. Elle me demanda si cela ne me choquait pas. Je lui répondis que non, bien sûr. Et moi, avais-je déjà « essayé » ? Pas encore, mais si l’occasion se présentait, très volontiers. Elle me promit que je serais « des leurs » la prochaine fois. Murraille possédait un appartement de douze pièces avenue d’Iéna, où ce genre de soirée avait lieu. Maud Gallas y participait. Et Marcheret. Et Annie, la nièce de Murraille. Et Dédé Wildmer. Et d’autres personnes, en très grand nombre. C’était fou, comme on s’amusait à Paris en ce moment. Murraille lui avait expliqué qu’il en était toujours ainsi, à la veille des catastrophes. Que voulait-il dire ? Elle, la politique ne l’intéressait pas. Ni le sort du monde. Elle ne pensait qu’à JOUIR. Vite et fort. Après cette déclaration de principe, elle me fit des confidences. Elle avait rencontré un jeune homme à la dernière « party » de l’avenue d’Iéna. Au physique, c’était un compromis entre Max Schmeling et Henri Garat. Au moral, un débrouillard. Appartenant à l’un de ces services de police supplétive comme il en pullulait depuis quelques mois. Il avait la manie de tirer des coups de revolver au hasard. De tels exploits ne m’étonnaient pas outre mesure. Ne vivions-nous pas une époque où il fallait bénir le ciel, à chaque instant, de ne pas recevoir une balle perdue ? Elle était restée avec lui deux jours et deux nuits d’affilée et me donnait des détails que je n’écoutais plus. Derrière la grande palissade, à ma droite, je venais de reconnaître « votre » villa, avec sa tour en forme de minaret et ses fenêtres en ogive. On la voyait plus nettement de ce côté-là que du chemin du Bornage. Je crus même distinguer votre silhouette sur l’un des balcons. Nous nous trouvions à une cinquantaine de mètres l’un de l’autre et il aurait suffi que je traverse ce parc à l’abandon pour vous rejoindre. J’ai hésité un moment. J’ai voulu vous appeler ou vous faire un signe de la main. Non. Ma voix ne porterait pas et la paralysie insidieuse que je ressentais depuis le début de la soirée m’empêchait de lever le bras. Était-ce le clair de lune ? « Votre » villa baignait dans une lumière de nuit boréale. Elle avait l’air d’un palais de carton-pâte qui flottait au-dessus du sol, et vous d’un sultan obèse. L’œil vague, les lèvres molles, accoudé face à la forêt. J’ai pensé à tous les sacrifices auxquels j’avais consenti pour vous atteindre : ne plus vous tenir rigueur de l’« épisode douloureux du métro George-V ». Plonger dans une atmosphère qui me sapait le moral et la santé ; supporter la compagnie d’individus tarés ; vous guetter pendant des jours et des jours, sans défaillance. Et tout cela pour ce mirage de pacotille que j’avais devant moi ! Mais, je vous poursuivrais jusqu’à la fin. Vous m’intéressiez, « papa ». On est toujours curieux de connaître ses origines.
Il fait plus sombre maintenant. Nous avons pris un chemin de traverse qui mène au village. Elle me parle encore de l’appartement de Murraille, avenue d’Iéna. Les soirs d’été, ils s’installaient sur la grande terrasse… Elle rapproche son visage du mien. Je sens son souffle sur mon cou. Nous traversons à tâtons le bar du Clos-Foucré et je me retrouve dans sa chambre, comme je l’avais prévu. Une lampe à abat-jour rouge sur la table de nuit. Deux sièges et un secrétaire. Les murs sont tendus d’un satin à rayures jaunes et vertes. Elle tourne le bouton de la T.S.F. et la voix d’André Claveau me parvient, lointaine, brouillée par des grésillements. Elle s’allonge en travers du lit.
— Auriez-vous la gentillesse de m’enlever mes bottes ?
Je m’exécute avec des gestes de somnambule. Elle me tend un étui à cigarettes. Nous fumons. Décidément, toutes les chambres du Clos-Foucré se ressemblent : meubles Empire et gravures anglaises représentant des scènes de chasse. Elle tripote maintenant un petit pistolet à crosse de nacre et je me demande si je ne vis pas le premier chapitre des Confessions d’un chauffeur mondain que j’ai promises à Murraille. Sous la lumière crue de la lampe, elle paraît plus âgée que je ne le pensais. Ses traits sont gonflés de fatigue. Une trace de rouge à lèvres lui barre le menton. Elle me dit :
— Approchez-vous.
Je m’assieds au bord du lit. Elle s’appuie sur ses coudes, me regarde droit dans les yeux. Il a dû se produire, à ce moment-là, une baisse de courant. Un voile jaune enveloppait la pièce comme celui qui imprègne les vieilles photographies. Son visage devenait flou, les contours des meubles s’estompaient, Claveau continuait de chanter en sourdine. Alors j’ai posé la question qui me brûlait les lèvres depuis le début. Sèchement :
— Dites-moi, que savez-vous du baron Deyckecaire ?
— Deyckecaire ?
Elle a soupiré et détourné la tête en direction du mur. Les minutes passaient. Elle m’avait oublié mais je suis revenu à la charge.
— Drôle de type, non, ce Deyckecaire ?
J’attendais. Aucune réaction de sa part. J’ai répété en articulant bien les syllabes :
— Drôle de ty-pe, ce Dey-cke-caire !…
Elle ne bougeait plus. Apparemment, elle s’était endormie et je n’obtiendrais jamais de réponse. Je l’ai entendue grommeler :
— Il vous intéresse, Deyckecaire ?
Le clignotement d’un phare dans la nuit. Si faible. Elle a repris d’une voix traînante :
— Qu’est-ce que vous lui voulez à cet individu ?
— Rien… Vous le connaissez depuis longtemps ?
— Cet individu ? – Elle prononçait « individu » avec l’insistance que mettent les ivrognes à répéter toujours le même mot.
— Si je comprends bien, ai-je risqué, c’est un ami de Murraille ?
— Son confident !
J’allais lui demander ce qu’elle entendait par « confident », mais j’ai préféré rester à l’affût. Elle se livrait à d’interminables digressions, se taisait, murmurait des phrases confuses. J’avais l’habitude de ces sortes de tâtonnements, ces parties harassantes de colin-maillard où vous avez beau tendre les bras, vous ne rencontrez que du vide. J’essayais – non sans mal – de la ramener dans le vif du sujet. Au bout d’une heure, j’avais réussi tout de même à lui arracher quelques précisions. Oui, vous étiez bien le « confident » de Murraille. Vous lui serviez de prête-nom et de factotum pour traiter certaines affaires suspectes. Marché noir ? Démarchage ? Elle a fini par me déclarer en bâillant : « D’ailleurs, Jean va se débarrasser de lui le plus vite possible ! » Voilà qui était net. À partir de cet instant nous avons parlé de choses et d’autres. Elle est allée chercher une petite malle de cuir sur le bureau et m’a montré les bijoux que lui avait offerts Murraille. Il les choisissait massifs et incrustés de pierres précieuses, car, selon lui « on pourrait plus facilement les négocier en cas de coup dur ». Je lui ai dit que je trouvais cette idée pleine d’à-propos, « dans une époque comme la nôtre ». Elle m’a demandé si je sortais beaucoup à Paris. Il y avait des tas de spectacles épatants : Roger Duchesne et Billy Bourbon passaient au cabaret du Club. Sessue Hayakawa reprenait Forfaiture à l’Ambigu et l’on pouvait voir, aux thés-apéritifs du Chapiteau, Michel Parme et l’orchestre de Skarjinsky. Moi, je pensais à vous, « papa ». Ainsi, vous étiez un homme de paille qu’on liquide le moment venu. Votre disparition ne ferait pas plus de bruit que celle d’une mouche. Qui se souviendrait encore de vous dans vingt ans ?