Elle a tiré les rideaux. Je ne distinguais plus que son visage et ses cheveux roux. J’ai récapitulé les événements de la soirée. Le dîner interminable, la promenade au clair de lune, Murraille et Marcheret rentrant à la « Villa Mektoub ». Et votre silhouette sur la route du Bornage. Oui, toutes ces choses imprécises appartenaient au passé. J’avais remonté le cours du temps pour retrouver et suivre vos traces. En quelle année étions-nous ? À quelle époque ? En quelle vie ? Par quel prodige vous avais-je connu quand vous n’étiez pas encore mon père ? Pourquoi avais-je fait pareils efforts, alors qu’un chansonnier racontait une « histoire juive », dans un cabaret qui sentait l’ombre et le cuir, devant d’étranges consommateurs ? Pourquoi avais-je voulu, si tôt, être votre fils ? Elle a éteint la lampe de chevet. Des éclats de voix derrière la cloison. Maud Gallas et Dédé Wildmer. Ils se sont injuriés pendant un bon moment et puis il y a eu des soupirs, des râles. La T.S.F. ne grésillait plus. Après un morceau joué par l’orchestre Fred Adison, on a annoncé le dernier bulletin du radio-journal. Et c’était effrayant d’entendre ce speaker hystérique – toujours le même – dans le noir.
Il m’en a fallu, de la patience ! Marcheret m’entraînait à l’écart et commençait à me décrire, maison par maison, le quartier réservé de Casablanca où il avait passé – me disait-il – les plus beaux moments de sa vie. On n’oublie pas l’Afrique ! Elle laisse des traces. Continent vérolé. Je le laissais divaguer pendant des heures sur « cette putain d’Afrique », en lui témoignant un intérêt poli. Il avait un autre sujet de conversation. Son sang royal. Il prétendait descendre du duc du Maine, fils bâtard de Louis XIV. Son titre de « comte d’Eu » le prouvait. Chaque fois, il voulait m’en faire la démonstration, stylo et papier à l’appui. Il entreprenait alors de dresser un arbre généalogique et ce travail durait jusqu’à l’aube. Il s’embrouillait, rayait des noms, en ajoutait, son écriture devenait illisible. À la fin, il déchirait la feuille en petits morceaux et me foudroyait du regard :
— Vous n’y croyez pas, hein ?
D’autres soirs, le paludisme et son prochain mariage avec Annie Murraille revenaient sur le tapis. Les crises s’espaçaient mais il ne pourrait jamais guérir. Et Annie n’en faisait qu’à sa tête. Il ne l’épousait que par amitié pour Murraille. Ça ne tiendrait pas une semaine… Ces constatations le rendaient amer. L’alcool aidant, il se montrait agressif, me traitait de « petit morveux » et de « blanc-bec ». Dédé Wildmer était un « maquereau », Murraille un « partouzeur » et mon père « un juif qui ne perdait rien pour attendre ». Il se calmait peu à peu, me priait de l’excuser. Et si nous buvions un dernier vermouth ? Pas de meilleur remède contre le cafard.
Murraille, lui, me parlait de son journal. Il allait augmenter l’épaisseur de C’est la vie, 36 pages, avec de nouvelles rubriques où les talents les plus divers pourraient s’exprimer. On allait bientôt fêter son jubilé journalistique : à cette occasion un déjeuner réunirait la plupart de ses confrères : Maulaz, Gerbère, Le Houleux, Lestandi… et d’autres personnages importants. Il me les présenterait. Il était ravi de m’aider. Si j’avais besoin d’argent, je ne devais pas hésiter à le lui dire : il me verserait des avances sur mes prochaines nouvelles. À mesure que l’heure passait, son assurance et son ton protecteur faisaient place à une nervosité de plus en plus grande. Il recevait chaque jour – me confiait-il – une centaine de lettres anonymes. On en voulait à sa peau et il avait été contraint de demander un permis de port d’armes. En somme, on lui reprochait de prendre parti à une époque où la plupart des gens se « vautraient dans l’attentisme ». Lui, au moins, proclamait ses opinions. Noir sur blanc. Il était jusqu’à présent du bon côté du manche, mais la situation évoluerait peut-être dans un sens défavorable pour lui et ses amis. Et alors on ne leur ferait pas de cadeaux. En attendant, il n’avait de leçons à recevoir de personne. Je lui disais que c’était bien mon avis. De drôles d’idées me passaient par la tête : ce type ne se méfiait pas de moi (du moins je le croyais) et il aurait été facile de le descendre. On n’a pas toujours l’occasion de se trouver en présence d’un « traître » et d’un « vendu ». Il faut en profiter. Il souriait. Au fond, il m’était sympathique.
— Tout cela, mon cher, n’a aucune importance…
Il aimait vivre dangereusement. Il allait « se mouiller » encore plus dans son prochain éditorial.
Sylviane Quimphe, elle, m’entraînait chaque après-midi au manège. Nous croisions souvent, au cours de notre promenade, un homme portant la soixantaine distinguée. Je ne lui aurais pas prêté une attention particulière si je n’avais été frappé par le regard de mépris qu’il nous lançait. Sans doute jugeait-il scandaleux qu’on pût encore monter à cheval et penser à se distraire « dans un temps aussi tragique que le nôtre ». Nous laisserions de bien mauvais souvenirs en Seine-et-Marne… Le comportement de Sylviane Quimphe n’était pas fait pour augmenter notre popularité. Lorsque nous remontions la grand-rue, elle parlait fort, et riait aux éclats.
À mes rares moments de solitude, je rédigeais les « feuilletons » pour Murraille. Les Confessions d’un chauffeur mondain lui donnaient entière satisfaction et il m’avait commandé trois autres textes. Je lui avais livré Les Confidences d’un photographe académique. Restaient : Via Lesbos et La Dame des studios que je m’efforçais d’écrire le plus diligemment possible. Telles étaient les épreuves auxquelles je me pliais dans l’espoir d’établir un contact avec vous. Pornographe, gigolo, confident d’un alcoolique et d’un maître chanteur, jusqu’où m’entraîneriez-vous ? Faudrait-il plonger encore plus profond pour vous arracher à votre cloaque ?
Je pense en ce moment à la vanité de mon entreprise. On s’intéresse à un homme, disparu depuis longtemps. On voudrait interroger les personnes qui l’ont connu mais leurs traces se sont effacées avec les siennes. Sur ce qu’a été sa vie, on ne possède que de très vagues indications souvent contradictoires, deux ou trois points de repère. Pièces à conviction ? un timbre-poste et une fausse légion d’honneur. Alors il ne reste plus qu’à imaginer. Je ferme les yeux. Le bar du Clos-Foucré et le salon colonial de la « Villa Mektoub ». Après tant d’années les meubles sont couverts de poussière. Une odeur de moisi me prend à la gorge. Murraille, Marcheret, Sylviane Quimphe se tiennent immobiles comme des mannequins de cire. Et vous, vous êtes affalé sur un pouf, le visage figé et les yeux grands ouverts.
Quelle drôle d’idée, vraiment, de remuer toutes ces choses mortes.
Le mariage devait avoir lieu le lendemain mais Annie ne donnait pas de ses nouvelles.
Murraille essayait désespérément de la joindre par téléphone. Sylviane Quimphe consultait son agenda et lui indiquait les numéros des boîtes de nuit où « cette idiote » était susceptible de se trouver. Chez Tonton, Trinité 87.42. Au Bosphore, Richelieu 94.03. El Garron, Vintimille 30.54, L’Étincelle… Marcheret, taciturne, avalait, cul sec, de grandes rasades de cognac. Murraille, entre deux appels téléphoniques, le suppliait de patienter. On lui avait signalé le passage d’Annie, vers onze heures, au Monte-Cristo. Avec un peu de chance on la « coincerait » chez Djiguite ou à L’Armorial. Mais Marcheret n’y croyait plus. Non, ce n’était pas la peine d’insister. Et vous, sur votre pouf, vous affectiez un air navré. Vous avez fini par murmurer :