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Cette impression se confirme quand on les examine tous deux à la fin du dîner. Ils sont assis côte à côte, face à mon père dont on ne distingue que la nuque. Marcheret parle très fort d’une voix claquante. Le sang lui monte aux joues. Murraille, lui aussi, élève le ton et son rire strident couvre celui, plus guttural, de Marcheret. Ils échangent des clins d’œil et se donnent de grandes bourrades sur l’épaule. Une complicité s’établit entre eux, dont on ne parvient pas à saisir la raison. Il faudrait se trouver à leur table et ne rien perdre de leurs propos. De loin quelques bribes vous parviennent, insuffisantes et désordonnées. Maintenant ils tiennent un conciliabule et leurs chuchotements se perdent dans cette grande salle à manger déserte. De la suspension en bronze tombe sur les tables, les boiseries, l’armoire normande, les têtes de cerf et de chevreuil accrochées aux murs, une lumière crue. Elle pèse sur eux comme une ouate et étouffe le son de leurs voix. Pas une tache d’ombre. Sauf le dos de mon père. On se demande pourquoi la lumière l’épargne. Mais sa nuque se détache nettement sous les éclats de la suspension et l’on distingue même une petite cicatrice rose en son milieu. Elle est ployée de telle façon, cette nuque, qu’elle semble s’offrir à un invisible couperet. Il boit chacune de leurs paroles. Il avance la tête jusqu’à quelques centimètres des leurs. Pour un peu, il collerait son front contre celui de Murraille ou de Marcheret. Lorsque le visage de mon père se rapproche un peu trop du sien, Marcheret lui saisit la joue entre le pouce et l’index et la lui tord d’un geste lent. Mon père s’écarte aussitôt mais Marcheret ne lâche pas prise. Il le tient ainsi, pendant quelques minutes et la pression de ses doigts augmente.

Il est certain que mon père ressent une vive douleur. Ensuite, ça lui fait une marque rouge sur la joue. Il y pose une main furtive. Marcheret lui dit : « Ça t’apprendra, Chalva, à être trop curieux…» Et mon père : « Oh oui, Guy… Ça, c’est vrai, Guy…» Il sourit.

Grève apporte les liqueurs. Sa démarche et ses gestes cérémonieux contrastent avec le laisser-aller des trois hommes et de la femme. Murraille, le menton appuyé sur la paume de la main, l’œil mou, donne une impression de total relâchement. Marcheret a desserré le nœud de sa cravate et pèse de tout son poids contre le dossier de sa chaise, de sorte que celle-ci tient en équilibre sur deux pieds. On craint, à chaque instant, qu’elle ne bascule. Quant à mon père, il se penche vers eux avec une telle insistance que sa poitrine touche presque la table et qu’il suffirait d’une chiquenaude pour qu’il s’affale sur les couverts. Les rares propos que l’on peut encore capter sont ceux que lance Marcheret d’une voix pâteuse. Au bout d’un moment, il n’émet plus que des borborygmes. Est-ce le dîner trop copieux (ils commandent toujours des plats en sauce et différentes sortes de gibiers) ou l’abus des boissons (Marcheret exige des bourgognes épais d’avant-guerre) qui provoquent leur hébétude ? Derrière eux, Grève se tient très droit. Il laisse tomber à l’adresse de Marcheret : « Monsieur le Comte désire-t-il un autre alcool ? » en appuyant sur chacune des syllabes de « Monsieur le Comte ». Il articule plus pesamment encore : « Bien, Monsieur le Com-te. » Veut-il rappeler Marcheret à l’ordre et lui signifier qu’un gentilhomme ne devrait pas se laisser aller comme il le fait ?

Au-dessus de la silhouette rigide de Grève, une tête de chevreuil se détache du mur comme une figure de proue et l’animal considère Marcheret, Murraille et mon père avec toute l’indifférence de ses yeux de verre. L’ombre des cornes dessine au plafond un entrelacs gigantesque. La lumière s’affaiblit. Baisse de courant ? Ils demeurent prostrés et silencieux dans la pénombre qui les ronge. De nouveau cette impression de regarder une vieille photographie, jusqu’au moment où Marcheret se lève, mais de façon si brutale qu’il bute parfois contre la table. Alors, tout recommence. Le lustre et les appliques retrouvent leur éclat. Plus une ombre. Plus de flou. Le moindre objet se découpe avec une précision presque insoutenable. Les gestes qui s’alanguissaient deviennent secs et impérieux.

Mon père lui-même se dresse comme à l’appel d’un « garde-à-vous ».

Ils se dirigent évidemment vers le bar. Où aller ? Murraille a posé une main amicale sur l’épaule de mon père et lui parle, la cigarette aux lèvres, afin de le convaincre de quelque chose dont ils ont déjà débattu. Ils s’arrêtent un instant à quelques mètres du bar où déjà Marcheret s’est installé. Murraille se penche vers mon père et adopte le ton confidentiel de celui qui offre des garanties auxquelles on ne résiste pas. Mon père hoche la tête, l’autre lui tapote l’épaule comme s’ils étaient enfin tombés d’accord.

Ils sont assis tous trois devant le bar. Maud Gallas a mis la T.S.F. en sourdine mais, lorsqu’une chanson lui plaît, elle tourne le bouton du poste et augmente le volume. Murraille, lui, prêtera une grande attention au communiqué de vingt-trois heures que martèlera un speaker à la voix sèche. Ensuite suivra l’indicatif annonçant la fin des émissions. Petite musique triste et insidieuse.

Un long silence encore avant qu’ils se laissent aller aux souvenirs et aux confidences. Marcheret dit qu’à trente-six ans, il est un homme fini et se plaint de son paludisme. Maud Gallas évoque le soir où il entra au Beaulieu en uniforme et où l’orchestre tzigane, pour le saluer, miaula l’Hymne de la Légion. Une de nos belles nuits d’avant-guerre, dit-elle avec ironie en effritant une cigarette. Marcheret lève les yeux sur elle, la regarde curieusement et dit que lui, la guerre, il s’en fout. Et que tout peut aller encore plus mal, ça ne le regarde pas. Et que lui, comte Guy, François, Arnaud de Marcheret d’Eu, n’a de leçon à recevoir de personne. La seule chose qui l’intéresse, c’est « le champagne qui pétille dans son verre » et dont il envoie une giclée rageuse sur le corsage de Maud Gallas. Murraille fait : « Allons, allons…» Non, mais non, son ami n’est pas un homme fini. Et d’abord qu’est-ce que ça veut dire « fini » ? Hein ? Rien ! Il affirme que son très cher ami a encore des années magnifiques devant lui. Il peut d’ailleurs compter sur l’affection et l’appui de « Jean Murraille ». D’ailleurs, est-ce que lui, « Jean Murraille », hésite une seconde à donner sa nièce en mariage au comte Guy de Marcheret ? Hein ? Marierait-il sa nièce à un homme fini ? Hein ? Il se tourne vers les autres comme pour les défier de dire le contraire. Hein ? Quelle meilleure preuve peut-il donner de confiance et d’amitié ? Fini ? Qu’est-ce que ça veut dire « fini » ? Être « fini » c’est être… Mais il reste coi. Il ne trouve pas de définition et hausse les épaules. Marcheret l’observe avec grande attention. Si Guy n’y voit pas d’inconvénient, s’écrie alors Murraille, comme saisi d’une inspiration, son témoin sera Chalva Deyckecaire. Et Murraille désigne mon père dont le visage s’illumine aussitôt d’une expression de reconnaissance éperdue. On célébrera le mariage dans quinze jours au Clos-Foucré. Les amis viendront de Paris. Une petite fête familiale qui cimentera leur association. Murraille-Marcheret-Deyckecaire ! Les trois Mousquetaires ! D’ailleurs, tout va bien ! Marcheret n’a aucune raison de se faire du souci. « Les temps sont troubles », mais « l’argent coule à flots ». Déjà toutes sortes de combinaisons « plus intéressantes les unes que les autres », se profilent. Guy touchera sa part des bénéfices. « Rubis sur l’ongle. » Clic ! Le comte boit à la santé de Murraille (au fait, voilà qui est curieux : la différence d’âge entre Murraille et lui ne doit pas dépasser dix ans…) et déclare en levant son verre qu’il est heureux et fier d’épouser Annie Murraille parce qu’elle a « les fesses les plus blondes et les plus chaudes de Paris ».