— Essayons au Poisson d’Or, Odéon 90.95…
Marcheret a levé la tête :
— Toi, Chalva, on ne te demande pas ton avis…
Vous reteniez votre souffle pour ne pas attirer leur attention. Vous auriez bien voulu disparaître sous terre. L’autre, de plus en plus fiévreux, continuait de téléphoner : Le Doge, Opéra 95.78. Chez Carrère, Balzac 59.60. Les Trois Valses, Vernet 15.27, Au Grand Large…
Vous avez répété doucement :
— Peut-être au Poisson d’Or, Odéon 90.95…
Murraille a crié :
— Tu te tais, Chalva, compris ?
Il brandissait le téléphone comme une massue et ses jointures, aux phalanges, blanchissaient. Marcheret a bu lentement son cognac puis :
— S’il émet encore un son, je lui sectionne la langue au rasoir !… C’est de toi qu’il s’agit, Chalva…
J’en ai profité pour me glisser sur la véranda. J’ai respiré, à pleins poumons. Le silence, la fraîcheur de la nuit. Enfin seul. Je regardais, attentivement, laTalbot de Marcheret, garée derrière le portail. La carrosserie luisait au clair de lune. Il oubliait toujours les clés sur le tableau de bord. Ni lui ni Murraille n’auraient entendu le bruit du moteur. En vingt minutes, j’étais à Paris. Je retrouvais ma petite chambre du boulevard Gouvion-Saint-Cyr. Je n’en bougeais plus, en attendant des jours meilleurs. Je cessais de me mêler de choses qui ne me regardaient pas et de prendre des risqués inutiles. À vous de vous débrouiller. Chacun pour soi. Mais la perspective de vous laisser seul avec eux m’a causé une douloureuse contraction du côté gauche de la poitrine. Non, ce n’était pas le moment de vous abandonner.
Derrière moi, quelqu’un poussait la porte-fenêtre et s’asseyait sur l’un des fauteuils de la véranda. Je me suis retourné et j’ai reconnu votre silhouette dans la demi-pénombre. Vraiment, je ne m’attendais pas que vous veniez me rejoindre ici. J’ai marché vers vous avec précaution comme un chasseur de papillons s’approche d’une pièce rare qui risque de s’envoler d’une seconde à l’autre. C’est moi qui ai rompu le silence :
— Alors, ils ont retrouvé Annie ?
— Pas encore.
Vous avez eu un rire étouffé. À travers la vitre je voyais Murraille, debout, le combiné du téléphone entre sa joue et son épaule. Sylviane Quimphe mettait un disque sur le phono. Marcheret se versait à boire d’un geste d’automate.
— Ils sont curieux, vos amis, ai-je remarqué.
— Ce ne sont pas mes amis mais… des relations d’affaires.
Vous cherchiez de quoi allumer une cigarette et je me suis permis de vous tendre le briquet en platine que m’avait donné Sylviane Quimphe.
— Vous êtes dans les affaires ? ai-je demandé.
— Il faut bien.
De nouveau ce rire étouffé.
— Vous travaillez avec Murraille ?
Après un temps d’hésitation :
— Oui.
— Et ça marche ?
— Comme ci, comme ça.
Nous avions la nuit devant nous pour nous expliquer. Cette « prise de contact » que j’espérais depuis si longtemps allait enfin se produire. J’en étais sûr. Du salon me parvenait la voix sourde d’un chanteur de tango :
A la luz del candil…
— Et si nous nous dégourdissions un peu les jambes ?
— Pourquoi pas ? avez-vous répondu.
J’ai jeté un dernier regard en direction de la porte-fenêtre. Il y avait de la buée aux vitres et je ne distinguais plus que trois grosses taches noyées au fond d’un brouillard jaune. Peut-être s’étaient-ils endormis…
A la luz del candil…
Cette chanson que j’entendais encore par bribes au bas de l’allée me rendait perplexe. Étions-nous vraiment en Seine-et-Marne ou dans quelque pays tropical ? San Salvador ? Bahia Blanca ? J’ai ouvert le portail, caressé le toit de la Talbot. Nous n’en avions pas besoin. D’une simple enjambée, d’un seul grand écart, nous aurions pu regagner Paris. Nous suivions la grand-rue en état d’apesanteur.
— Et s’ils s’aperçoivent que vous leur avez faussé compagnie ?
— Aucune importance.
Une telle réponse m’a étonné de votre part, vous toujours si craintif, si servile avec eux… Pour la première fois, vous paraissiez détendu. Nous avons pris le chemin du Bornage. Vous sifflotiez et vous avez même esquissé une glissade de tango ; et moi, je me laissais gagner par une euphorie suspecte. Vous m’avez dit : « Venez visiter ma villa », comme si la chose allait de soi.
À partir de ce moment, je sais que je rêve et j’évite les gestes trop brusques pour ne pas me réveiller. Nous traversons le parc à l’abandon, nous entrons dans le vestibule et vous refermez la porte à double tour. Vous me désignez plusieurs pardessus entassés à même le sol.
— Couvrez-vous, on gèle ici.
C’est vrai. Je claque des dents. Les lieux ne vous sont pas encore très familiers puisque vous avez de la peine à trouver le commutateur. Un canapé, des bergères, des fauteuils recouverts de housses. Il manque plusieurs ampoules à la suspension. Sur une commode, entre les deux fenêtres, un bouquet de fleurs séchées. Je devine que d’habitude vous évitez cette pièce, mais que vous avez voulu me faire cette nuit les honneurs du salon. Nous restons immobiles, aussi embarrassés l’un que l’autre. Enfin vous me dites :
— Asseyez-vous, je vais préparer un peu de thé.
Je prends place sur l’une des bergères. L’ennuyeux, avec les housses, c’est qu’il faut bien se caler pour ne pas glisser. Devant moi, trois gravures représentant des scènes champêtres dans le goût du XVIIIe. Je distingue mal les détails à cause des verres poussiéreux. J’attends et ce décor fané me rappelle le salon d’un dentiste de la rue de Penthièvre où j’avais trouvé refuge pour échapper à un contrôle d’identité. Les meubles étaient recouverts de housses, comme ceux-ci. De la fenêtre, je voyais les policiers barrer la rue, le panier à salade rangé un peu plus loin. Ni le dentiste ni la vieille dame qui m’avait ouvert la porte ne donnaient signe de vie. Vers onze heures du soir, je me suis retiré sur la pointe des pieds et j’ai filé dans la rue déserte.
Maintenant, nous sommes assis l’un en face de l’autre et vous me servez une tasse de thé.
— De l’Earl Grey, me chuchotez-vous.
Nous avons curieuse allure avec ces pardessus. Le mien est une sorte de caftan en poil de chameau, beaucoup trop large. Au revers du vôtre, je remarque la rosette de la Légion d’honneur. Il devait appartenir au propriétaire de la maison.
— Vous prendrez peut-être quelques biscuits ? Je crois qu’il en reste encore.
Vous ouvrez l’un des tiroirs de la commode.
— Tenez, goûtez-moi ça…
Des gaufres à la crème que l’on nomme « Ploum-Plouvier ». Vous raffoliez de ces pâtisseries écœurantes et nous en achetions régulièrement chez un boulanger de la rue Vivienne. Au fond rien n’a changé. Souvenez-vous. Il nous arrivait de passer de longues soirées ensemble dans des locaux aussi tristes que celui-ci. Le « living » du 64 avenue Félix-Faure et ses meubles en merisier…