— Encore un peu de thé ?
— Volontiers.
— Excusez-moi, mais je n’ai pas de citron. Un autre Ploum ?
C’est dommage, qu’engoncés dans nos immenses pardessus, nous adoptions le ton de la conversation mondaine. Nous aurions tant de choses à nous dire ! Qu’avez-vous fait, « papa », au cours de ces dix dernières années ? Pour moi, vous savez, la vie n’a pas été facile. J’ai confectionné quelque temps encore des fausses dédicaces. Jusqu’au jour où le client auquel je proposais une lettre d’amour d’Abel Bonnard à Henry Bordeaux devina la supercherie et voulut me traîner en correctionnelle. Évidemment je préférai disparaître. Un poste de pion dans un collège de la Sarthe. Grisaille. Mesquinerie de mes collègues. Classes d’adolescents butés et ricaneurs. Le soir, tournée des bistrots avec le prof de gymnastique qui essayait de me convertir à l’hébertisme et me racontait les jeux Olympiques de Berlin…
Et vous ? Avez-vous continué d’expédier vos paquets aux collectionneurs de France et d’outre-mer ? Plusieurs fois, j’ai voulu vous écrire du fond de ma province. Mais à quelle adresse ?
Nous avons l’air de deux cambrioleurs. J’imagine la surprise des propriétaires s’ils nous voyaient, prenant le thé dans leur salon. Je vous demande :
— Vous avez acheté la maison ?
— Elle était… abandonnée. – Vous me regardez de biais. Les propriétaires ont préféré partir à cause… des événements.
C’est bien ce que je pensais. Ils attendent en Suisse ou au Portugal des jours meilleurs et, quand ils reviendront, nous ne serons hélas plus là pour les accueillir. Les choses auront repris leur aspect coutumier. S’apercevront-ils de notre passage ? Même pas. Nous avons la discrétion des rats. À moins que quelques miettes, une tasse oubliée… Vous ouvrez le coffret à liqueurs, timidement, comme si vous craigniez qu’on vous surprenne.
— Un peu de poire William’s ?
Mais oui. Profitons-en. Ce soir, la maison nous appartient. Je garde les yeux fixés sur votre rosette et je n’ai rien à vous envier : j’arbore moi aussi au revers de mon manteau un petit ruban rose et or, sans doute quelque Mérite militaire. Parlons de choses rassurantes, voulez-vous ? Du jardin qu’il faudra désherber et de ce bronze de Barbedienne si beau, sous la clarté des lampes. Vous êtes exploitant forestier et moi, votre fils, officier d’active. Je viens passer mes permes dans notre bonne chère maison. J’y retrouve les odeurs familières. Ma chambre n’a pas changé. Au fond du placard, le poste à galène, les soldats de plomb et le Meccano de jadis. Maman et Geneviève montent se coucher. Nous restons au salon, entre hommes. J’aime ces moments-là. Nous buvons l’alcool de poire à petites gorgées. Ensuite, nous aurons le même geste pour bourrer nos pipes. Nous nous ressemblons, papa. Deux paysans, deux mauvaises têtes de Bretons, comme vous dites. Les rideaux sont tirés, le feu crépite doucement. Bavardons en vieux complices.
— Vous fréquentez Murraille et Marcheret depuis longtemps ?
— Depuis l’année dernière.
— Et vous vous entendez bien avec eux ?
Vous avez fait semblant de ne pas comprendre. Vous toussotiez. Je suis revenu à la charge.
— À mon avis, il faut se méfier de ces gens-là.
Vous restiez impassible, les yeux plissés.
Peut-être me preniez-vous pour un agent provocateur. Je me suis rapproché de vous.
— Excusez-moi de me mêler de choses qui ne me regardent pas, mais j’ai l’impression qu’ils vous veulent du mal.
— Moi aussi, avez-vous répondu.
Je crois que vous vous sentiez brusquement en confiance. Me reconnaissiez-vous ? Vous avez rempli nos verres.
— Nous pourrions trinquer, ai-je dit.
— Volontiers !
— À votre santé, monsieur le Baron !
— À la vôtre, monsieur… Alexandre ! Nous vivons des temps bien difficiles, monsieur Alexandre.
Vous avez répété cette phrase deux ou trois fois, en guise de préambule, et puis vous m’avez expliqué votre cas. Je vous entendais mal, comme si vous me parliez au téléphone. Un filet de voix étouffé par la distance et les années. De temps en temps, je captais quelques bribes : « Partir »…, « Passage des frontières »…, « Or et devises »… Et cela suffisait pour reconstituer votre histoire. Murraille, connaissant vos talents de courtier, vous avait placé à la tête d’une prétendue « Société française d’achats », dont le rôle consistait à stocker les produits les plus divers et à les écouler ensuite au prix fort. Il s’adjugeait les trois quarts des bénéfices. Au début, tout allait bien, vous étiez content d’occuper un grand bureau, rue Lord-Byron, mais depuis peu, Murraille n’avait plus besoin de vos services et vous jugeait encombrant. Rien de plus facile, en ce temps-là, que de se débarrasser d’un individu de votre espèce. Apatride, sans raison sociale ni domicile fixe, vous cumuliez de lourds handicaps. Il suffisait de prévenir les inspecteurs zélés des Brigades spéciales… Vous n’aviez aucun recours… sauf un portier de boîte de nuit du nom de « Titiko ». Il voulait bien vous présenter à l’une de ses « relations » qui vous ferait passer la frontière belge. Le rendez-vous devait avoir lieu d’ici trois jours. Vous emporteriez pour tout viatique 1 500 dollars, un diamant rose et de petites plaques d’or en forme de bristol, faciles à dissimuler.
J’ai l’impression d’écrire un « mauvais roman d’aventures », mais je n’invente rien. Non, ça n’est pas cela, inventer… Il existe certainement des preuves, une personne qui vous a connu, jadis, et qui pourrait témoigner de toutes ces choses. Peu importe. Je suis avec vous et je le resterai jusqu’à la fin du livre. Vous jetiez des regards craintifs en direction de l’entrée.
— Soyez tranquille, vous ai-je dit. Ils ne viendront pas.
Vous vous détendiez peu à peu. Je vous répète que je resterai avec vous jusqu’à la fin de ce livre, le dernier concernant mon autre vie. Ne croyez pas que je l’écris par plaisir, mais je n’avais pas d’autre possibilité.
— C’est drôle, monsieur Alexandre, que nous nous trouvions ensemble dans ce salon.
La pendule a sonné douze coups. Une pièce massive, sur la cheminée, avec, de chaque côté du cadran, un chevreuil en bronze.
— Le propriétaire devait aimer les pendules. Il y en a même une, au premier étage, qui imite le carillon de Westminster.
Et vous avez pouffé de rire. J’avais l’habitude de ces accès d’hilarité. Lorsque nous habitions square Villaret-de-Joyeuse et que tout allait mal pour nous, je vous entendais rire, la nuit, derrière la cloison de ma chambre. Ou bien vous rentriez, un paquet d’actions poussiéreuses sous le bras. Vous le laissiez tomber en me déclarant d’une voix morte : « Je ne serai jamais coté en Bourse. » Vous restiez immobile à contempler votre butin, épars sur le plancher. Et ça vous prenait brusquement. Un rire qui s’amplifiait, vous secouait les épaules. Vous ne pouviez plus vous arrêter.
— Et vous, monsieur Alexandre, qu’est-ce que vous faites, dans la vie ?
Que vous répondre ? Ma vie ? Aussi ballottée que la vôtre, « papa ». Dix-huit mois dans la Sarthe en qualité de pion, comme je vous le disais. Pion encore, à Rennes, Limoges, et Clermont-Ferrand. Je choisis des institutions religieuses. On y est plus à l’abri. Ce travail casanier m’apporte la paix de l’âme. L’un de mes collègues, passionné de scoutisme, vient de créer un camp de jeunes en forêt de Seillon. Il cherche des moniteurs et m’embauche. Me voici en pantalon de golf bleu marine et jambières de cuir fauve. Nous nous levons à six heures. Nous partageons nos journées entre l’éducation sportive et les travaux manuels. Chants choraux le soir, à la veillée. Tout un folklore attendrissant : Montcalm, Bayard, Lamoricière, « Adieu, belle Françoise », varlope, burin, esprit chasseur. J’y suis resté trois ans. Une cachette sûre et bien commode pour se faire oublier. Hélas ! mes mauvais instincts ont repris le dessus. J’ai fui cette oasis et me suis retrouvé gare de l’Est, sans avoir eu le temps d’enlever mon béret et mes écussons.