Je sillonne Paris en quête d’un travail stable, d’une cause à laquelle me dévouer. Recherches vaines. Le brouillard ne se lève pas, le pavé glisse. Je suis sujet à des pertes d’équilibre de plus en plus fréquentes. Dans mes cauchemars, je rampe inlassablement pour retrouver ma colonne vertébrale. La soupente que j’habite, boulevard Magenta, servait d’atelier au peintre Domergue, du temps où il n’avait pas encore conquis la gloire. Je m’efforce de voir là-dedans un signe de bon augure.
De mes activités, à cette époque, il ne me reste qu’un souvenir bien vague. Je crois avoir été l’« assistant » d’un certain docteur S. qui recrutait sa clientèle parmi les drogués et leur délivrait des ordonnances à prix d’or. Je devais lui servir de rabatteur. Il me semble aussi que j’officiais en qualité de « secrétaire » auprès d’une poétesse anglaise, fanatique de Dante Gabriel Rossetti. Détails sans importance.
Je ne retiens que mes déambulations à travers Paris et ce centre de gravité, cet aimant contre lequel j’échouais toujours : la préfecture de police. J’avais beau m’en éloigner, mes pas m’y ramenaient au bout de quelques heures. Une nuit où j’étais plus découragé que de coutume, j’ai failli demander aux gardiens de la grande porte, boulevard du Palais, la permission d’entrer. Je comprenais mal l’attirance que la police exerçait sur moi. D’abord j’ai pensé qu’il s’agissait du vertige que l’on éprouve lorsqu’on se penche au-dessus du parapet d’un pont, mais il y avait autre chose. Pour les garçons déboussolés de ma sorte, la police représente quelque chose de solide et d’imposant. Moi, je rêvais d’en être. Je m’en ouvris à Sieffer, un inspecteur de la mondaine que j’avais eu la chance de rencontrer. Il m’écouta, sourire en coin mais avec une sollicitude paternelle et voulut bien me prendre dans son service. Pendant plusieurs mois, j’ai effectué des filatures à titre bénévole. Je devais suivre les personnes les plus diverses et consigner leur emploi du temps. Combien de secrets émouvants ai-je découverts au cours de ces randonnées… Tel notaire de la Plaine Monceau, vous le surprenez à Pigalle en perruque blonde et robe de satin. J’ai vu des êtres insignifiants se transformer d’un instant à l’autre en créatures de cauchemar ou héros de tragédie. Les derniers temps, j’ai cru devenir fou. Tous ces inconnus, je m’identifiais à eux. C’était moi que je traquais sans relâche. Moi, le vieillard en imperméable ou la femme au tailleur beige. J’en ai parlé à Sieffer.
— Inutile d’insister. Vous êtes un amateur, mon petit.
Il m’a raccompagné jusqu’à la porte de son bureau.
— Rassurez-vous. Nous nous reverrons.
Il a ajouté d’une voix sourde :
— Tôt ou tard, malheureusement, on se retrouve tous au dépôt…
J’avais une vraie affection pour cet homme et me sentais en confiance avec lui. Lorsque je lui exposais mes états d’âme, il m’enveloppait d’un regard triste et chaleureux. Qu’est-il devenu ? Peut-être pourrait-il nous aider, maintenant ? Cet intermède policier ne m’a pas remonté le moral. Je n’osais plus quitter ma chambre du boulevard Magenta. Une menace planait. Je pensais à vous. J’avais le pressentiment que vous étiez en danger quelque part. Chaque nuit, vous m’appeliez au secours entre trois et quatre heures du matin. Peu à peu, l’idée s’est faite dans mon esprit de partir à votre recherche.
Vous ne m’aviez pas laissé un excellent souvenir, mais les choses, après dix ans, perdent de leur importance et je ne vous tenais aucune rigueur de l’« épisode douloureux du métro George-V ». Nous allons aborder ce sujet encore une fois et ce sera la dernière. De deux choses l’une : 1. Je vous suspecte à tort. Veuillez, en ce cas, accepter mes excuses et mettre cette erreur au compte de mes délires. 2. Si vous avez voulu me pousser sous le métro, je vous accorde de bonne grâce les circonstances atténuantes. Non, votre cas n’a rien d’exceptionnel. Qu’un père cherche à tuer son fils ou à s’en débarrasser me semble tout à fait symptomatique du grand bouleversement des valeurs que nous vivons. Naguère, on observait le phénomène inverse : les fils tuaient leur père pour se prouver qu’ils avaient des muscles. Mais maintenant, contre qui porter nos coups ? Nous voilà condamnés, orphelins que nous sommes, à poursuivre un fantôme en reconnaissance de paternité. Impossible de l’atteindre. Il se dérobe toujours. C’est fatigant, mon gros. Vous dirai-je les efforts d’imagination que j’ai fournis ? Ce soir, vous êtes en face de moi, avec vos yeux exorbités. Vous avez l’allure d’un trafiquant de marché noir aux abois et votre titre de « baron » ne peut guère donner le change. Vous l’aviez choisi, je présume, en espérant qu’il vous apporterait aplomb et respectabilité. Cette comédie est inutile entre nous. Je vous connais de trop longue date. Rappelez-vous, baron, nos promenades dominicales. Du centre de Paris, un courant mystérieux nous faisait dériver jusqu’aux boulevards de ceinture. La ville y rejette ses déchets et ses alluvions. Soult, Masséna, Davout, Kellermann. Pourquoi a-t-on donné des noms de vainqueurs à ces lieux incertains ? Elle était là, notre patrie.
Rien n’a changé. Après dix ans, je vous retrouve pareil à vous-même : épiant la porte d’entrée du salon, comme un rat effarouché. Et moi, je me retiens au bras du canapé, à cause de la housse glissante. Nous aurons beau faire, nous ne connaîtrons jamais le repos, la douce immobilité des choses. Nous marcherons jusqu’au bout sur du sable mouvant. Vous transpirez de peur. Ressaisissez-vous, mon vieux. Je suis à vos côtés, je vous tiens la main dans le noir. Quoi qu’il arrive, je partagerai votre sort. En attendant, visitons les lieux. Par la porte de gauche, nous accédons à une petite pièce. Fauteuils en cuir comme je les aime. Bureau de bois sombre. Avez-vous fouillé les tiroirs ? Nous nous introduirions dans l’intimité des propriétaires et, peu à peu, nous aurions le sentiment d’appartenir à la famille ; y a-t-il aux étages supérieurs d’autres tiroirs, des commodes, des poches que nous pourrions explorer ? Nous disposons de quelques heures de répit. Cette pièce est plus agréable que le salon. Parfum de tweed et de tabac hollandais. Sur les étagères, des livres bien rangés : les œuvres complètes d’Anatole France et la collection du « Masque » reconnaissable aux couvertures jaunes. Asseyez-vous derrière le bureau. Tenez-vous droit. Il n’est pas interdit de rêver au cours que prendraient nos vies dans un tel décor. Des journées entières à lire ou à bavarder. Un berger allemand monterait la garde et découragerait les visiteurs éventuels. Le soir, nous ferions des parties de manille avec ma fiancée.
La sonnerie du téléphone. Vous vous levez d’un bond, le visage décomposé. Je dois dire que ce grelottement, au milieu de la nuit, n’est pas encourageant. On s’assure de votre présence pour vous arrêter à l’aube. On raccroche avant que vous ayez le temps de répondre. Sieffer employait souvent de tels procédés. Nous montons quatre à quatre les escaliers, trébuchons, tombons l’un sur l’autre, nous relevons. Il faut traverser une enfilade de chambres et vous ne savez pas où sont les commutateurs. Je bute contre un meuble, vous cherchez à tâtons le combiné de l’appareil. C’est Marcheret. Il se demandait avec Murraille pourquoi nous avions disparu.
Sa voix résonne étrangement dans l’obscurité. Ils viennent de joindre Annie, au Grand Ermitage moscovite, rue Caumartin. Elle était ivre mais elle a promis quand même de se trouver demain, à trois heures tapantes, devant la mairie.
Quand ils ont échangé leurs alliances, elle a pris la sienne et l’a jetée au visage de Marcheret. Le maire a fait mine de ne rien voir. Guy a essayé de sauver la mise en éclatant de rire.