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Mariage hâtif et improvisé. Peut-être trouverait-on, dans la presse de l’époque, quelques brefs comptes rendus. Moi, je me souviens qu’Annie Murraille portait un manteau de fourrure et que cette tenue, en plein mois d’août, augmentait le malaise.

Sur le chemin du retour, ils n’ont pas échangé un mot. Elle marchait au bras de son témoin, Lucien Remy, « artiste de variétés » (c’était ce que j’avais entendu à la lecture de l’acte de mariage) ; et vous, témoin de Marcheret, vous y figuriez avec la mention suivante : « Baron Chalva Henri Deyckecaire, industriel. »

Murraille allait de Marcheret à sa nièce en plaisantant pour détendre l’atmosphère. Sans succès. Il a fini par se lasser et n’a plus dit un mot. Nous fermions vous et moi ce curieux cortège.

Un lunch était prévu au Clos-Foucré. Vers cinq heures, plusieurs intimes, venus spécialement de Paris, se sont rassemblés autour des coupes de champagne. Grève avait dressé le buffet au milieu du jardin.

Nous nous tenions l’un et l’autre légèrement à l’écart. Et j’observais. Bien des années ont passé, mais les visages, les gestes, les inflexions de voix restent gravés dans ma mémoire. Il y avait là Georges Lestandi, qui répandait chaque semaine en première page du journal de Murraille ses « échos » fielleux et ses dénonciations. Gras, le verbe haut, une pointe d’accent bordelais. Robert Delvale, directeur du théâtre de l’Avenue, les cheveux argent, la soixantaine cambrée, se flattant d’être « citoyen » de Montmartre dont il cultivait le folklore. François Gerbère, un autre collaborateur de Murraille, spécialiste des éditoriaux enflammés et des appels au meurtre. Gerbère appartenait à cette catégorie de garçons hypernerveux qui zézaient et jouent volontiers les pasionarias ou les fascistes de choc. Le virus politique l’avait saisi au sortir de Normale Supérieure. Il était resté fidèle à l’esprit – très provincial – de la rue d’Ulm et l’on s’étonnait que ce khâgneux de trente-huit ans pût se montrer aussi féroce.

Lucien Remy, le témoin de la mariée. Au physique, un voyou de charme, dents blanches, cheveux luisants de Bakerfixe. On l’entendait quelquefois chanter à Radio-Paris. Il évoluait aux confins du milieu et du music-hall. Enfin Monique Joyce nous a rejoints. Vingt-six ans, brune, un air de fausse candeur. Elle débutait au théâtre et n’y a pas laissé un grand souvenir. Murraille avait un faible pour elle et l’on voyait souvent sa photo en couverture de C’est la vie. Des reportages lui étaient consacrés. L’un d’eux nous la présentait comme « la Parisienne la plus élégante de la Côte d’Azur ». Sylviane Quimphe, Maud Gallas et Wildmer étaient, bien sûr, de la partie.

Au contact de tous ces gens, Annie Murraille a retrouvé sa bonne humeur. Elle a embrassé Marcheret en lui demandant pardon et lui a glissé son alliance au doigt d’un geste cérémonieux. Applaudissements. Les coupes de champagne se sont entrechoquées. On s’interpellait de part et d’autre, des groupes se formaient. Lestandi, Delvale et Cerbère félicitaient le marié. Murraille, dans un coin, s’entretenait avec Monique Joyce. Lucien Remy avait beaucoup de succès auprès des femmes si l’on en jugeait par les regards de Sylviane Quimphe. Mais il réservait ses sourires à Annie Murraille qui s’appuyait contre lui de façon insistante. On devinait qu’ils étaient très intimes. Maud Gallas et l’apoplectique Wildmer faisaient circuler boissons et petits fours, en maîtres de maison. J’ai ici, dans une mince serviette, toutes les photos de la cérémonie et mille fois je les ai regardées jusqu’à ce que mes yeux se voilent de fatigue et de larmes.

On nous avait oubliés. Nous restions immobiles, en retrait, sans que personne ne nous prêtât la moindre attention. J’ai pensé que nous nous étions introduits par erreur dans cette étrange garden-party. Vous sembliez aussi désemparé que moi. Nous aurions dû déguerpir au plus vite et je ne parviens pas encore à expliquer le vertige qui m’a pris. Je vous ai planté là et me suis avancé vers eux d’un pas mécanique.

On me poussait dans le dos. C’était Murraille. Il m’entraînait à sa suite et je me suis retrouvé en face de Cerbère et de Lestandi. Murraille m’a présenté comme « un jeune journaliste de talent qu’il venait d’engager ». Aussitôt Lestandi, sur un ton mi-protecteur mi-ironique, m’a gratifié d’un « très heureux mon cher confrère ».

— Et qu’est-ce que vous écrivez de beau ? m’a demandé Gerbère.

— Des nouvelles.

— C’est très bien, les nouvelles, a remarqué Lestandi. On ne se mouille pas. Terrain neutre. Qu’en pensez-vous, François ?

Murraille s’était esquivé. J’aurais voulu en faire autant.

— Entre nous, a dit Gerbère, vous croyez que nous vivons une époque où l’on peut encore écrire des nouvelles ? Moi, je n’ai aucune imagination.

— Mais beaucoup de mordant ! s’est récrié Lestandi.

— Parce que je ne cherche pas midi à quatorze heures. Je pousse mes coups de gueule et c’est tout.

— Et c’est formidable, mon vieux François. Dis-moi, qu’est-ce que tu nous mijotes pour ton prochain éditorial ?

Gerbère a ôté ses lunettes à grosse monture d’écaille. Il essuyait les verres, très lentement, avec un mouchoir. Il était sûr de son effet.

— Un truc savoureux. Ça s’appelle : « Voulez-vous jouer au tennis juif ? » J’expose les règles du jeu en trois colonnes.

— Et c’est quoi, ton « tennis juif » ? a demandé Lestandi, hilare.

Gerbère, alors, est entré dans les détails. D’après ce que je crus comprendre, on y jouait à deux au cours d’une promenade, ou assis, à la terrasse d’un café. Le premier qui détectait un juif devait l’annoncer. Quinze pour lui. Si à son tour l’autre partenaire en apercevait un, cela faisait quinze partout. Ainsi de suite. Le vainqueur était celui qui repérait le plus de juifs. On comptait les points, comme au tennis. Rien de tel, selon Gerbère, pour éduquer les réflexes des Français.

— Figurez-vous, a-t-il ajouté d’un air songeur, que je n’ai pas besoin de voir leurs têtes. Je les reconnais de dos ! Je vous le jure !

Ils ont échangé d’autres considérations. Une chose le révoltait, lui, Lestandi : que ces « salauds » pussent encore mener la belle vie sur la Côte d’Azur et siroter leurs apéritifs dans les « Cintras » de Cannes, de Nice ou de Marseille. Il préparait une série d’« échos » là-dessus. Il citerait des noms. On se devait d’alerter les autorités compétentes. J’ai détourné la tête. Vous n’aviez pas bougé de place. J’ai voulu vous adresser un geste d’amitié. Mais ils risquaient de s’en apercevoir et de me demander qui était ce gros monsieur, là-bas, au fond du jardin.

— Je reviens de Nice, a dit Lestandi. Pas un seul visage humain. Rien que des Bloch et des Hirschfeld. C’est à vomir…

— En somme, a suggéré Gerbère, il suffirait d’indiquer leurs numéros de chambre au Ruhl… Ça faciliterait le travail de la police…

Ils s’animaient. Ils s’échauffaient. Et je les écoutais sagement. Je dois dire qu’ils m’ennuyaient. Deux hommes très ordinaires, de taille moyenne, comme il y en a des millions dans les rues. Lestandi portait des bretelles. Un autre que moi, sans doute, les aurait fait taire. Mais je suis lâche.

Nous avons bu plusieurs coupes de champagne. Lestandi nous entretenait maintenant d’un certain Schlossblau, producteur de cinéma, « effroyable juif roussâtre et violacé » qu’il avait reconnu sur la Promenade des Anglais. Celui-là, c’était juré, il ne le louperait pas. Le jour baissait. Du jardin, toute la compagnie s’est transportée au bar de l’auberge. Vous avez suivi le mouvement et vous êtes venu vous asseoir à mes côtés… Alors, comme si une soudaine électricité passait à travers chacun de nous, l’ambiance s’est animée. Une joie nerveuse. À la demande de Marcheret, Delvale nous a imité Aristide Bruant. Mais Montmartre ne constituait pas sa seule source d’inspiration. Il avait été à l’école du Boulevard et nous accablait de calembours et de bons mots. Je revois sa tête d’épagneul, ses moustaches fines. Il guettait les rires de son auditoire avec une avidité qui me soulevait le cœur. Quand il avait fait mouche, il haussait les épaules, l’air de n’y attacher aucune importance.