— Vous croyez ?
Les autres étaient rassemblés autour du bar et vous, assis sur le fauteuil, près de la cheminée. Je vous distinguais mal à cause de la demi-pénombre. Il n’y avait qu’une seule lampe allumée, de l’autre côté de la pièce.
— Qu’est-ce que vous pensez de Lestandi ?
— Du bien, ai-je répondu.
Gerbère se collait à moi. Je ne pouvais plus éviter ce contact visqueux.
— J’ai beaucoup d’affection pour Lestandi. C’est une nature, une âme de « cacique », comme nous disions à Normale.
J’approuvais par de petits hochements de tête.
— Il manque de nuances, mais je m’en contrefiche ! Nous avons besoin de bagarreurs en ce moment !
Son débit se précipitait.
— On a trop cultivé la nuance et l’art de couper les cheveux en quatre ! Ce qu’il nous faut, maintenant, ce sont des jeunes barbares qui piétinent les plates-bandes !
Il vibrait de tous ses nerfs.
— Voici venu le temps des assassins ! Je leur souhaite la bienvenue !
Il avait prononcé ces dernières paroles d’un ton de provocation rageuse.
Ses yeux se sont appesantis sur moi. Je sentais qu’il voulait me dire quelque chose mais qu’il n’osait pas. Enfin :
— C’est fou comme vous ressemblez à Albert Préjean… – Une sorte de langueur l’envahissait. – On ne vous a jamais dit que vous ressembliez à Albert Préjean ?
Sa voix se brisait dans un chuchotement doux, presque inaudible.
— Vous me rappelez aussi mon meilleur ami de l’École, un garçon superbe. Il est mort en 36, chez les franquistes.
J’avais peine à le reconnaître. Il devenait de plus en plus flasque. Sa tête allait certainement basculer sur mon épaule.
— J’aimerais bien vous revoir à Paris. C’est possible, n’est-ce pas ? Dites ?
Il m’enveloppait d’une gaze humide.
— Il faut que je parte écrire mon canular… Vous savez… Ce « tennis juif »… Vous direz à Lestandi que je ne pouvais plus attendre…
Je l’ai accompagné jusqu’à son automobile. Il s’accrochait à mon bras, me tenait des propos incohérents. J’étais encore sous le coup de cette métamorphose qui avait fait de lui, en quelques secondes, une très vieille dame.
Je l’ai aidé à se mettre au volant. Il a baissé la glace :
— Vous viendrez dîner chez moi, rue Rataud… Il me tendait un visage implorant, boursouflé.
— Vous n’oublierez pas, hein, mon petit… Je me sens si seul…
Et puis il a démarré sur les chapeaux de roues.
Vous étiez toujours à la même place. Une masse noire contre le dos du fauteuil : l’éclairage défectueux pouvait induire en erreur. S’agissait-il d’un être humain ou d’une pile de pardessus ? Ils ignoraient votre présence. Craignant d’attirer l’attention sur vous, j’ai préféré vous éviter et me joindre à leur groupe.
Maud Gallas expliquait qu’elle avait dû coucher Wildmer ivre mort. Ça se produisait au moins trois fois par semaine. Il se ruinait la santé, cet homme. Lucien Remy l’avait connu du temps où il gagnait tous les grands prix. Un jour, à Auteuil, les pelousards s’étaient jetés sur lui pour le porter en triomphe. On l’appelait « le Centaure ». En ce temps-là, il ne buvait que de l’eau.
— Tous ces gars-là deviennent neurasthéniques dès qu’ils quittent la compétition, a observé Marcheret.
Et il a cité l’exemple d’anciens sportifs comme Villaplane, Toto Grassin, Lou Brouillard…
Murraille haussait les épaules :
— Nous aussi, figure-toi, nous allons bientôt quitter la compétition. Avec l’article 75 et douze balles dans la peau.
En effet, ils avaient écouté le dernier bulletin du Radio-Journal et les nouvelles étaient « encore plus alarmantes que d’habitude ».
— Si je comprends bien, a dit Delvale, il faut préparer les phrases que nous dirons devant le peloton…
Pendant près d’un quart d’heure, ils se sont livrés à ce jeu. Delvale estimait qu’un « Vive la France catholique quand même ! » serait du plus bel effet. Marcheret se promettait de crier : « N’abîmez pas ma gueule ! Tirez au cœur et visez juste parce qu’il est bien accroché ! » Remy chanterait Le Petit Souper aux chandelles et s’il en avait le temps, Lorsque tout est fini… Murraille refuserait de se laisser bander les yeux en déclarant qu’il voulait « assister à cette comédie jusqu’au bout ».
— Je regrette, a-t-il conclu, de parler de ces bêtises le jour du mariage d’Annie…
Et Marcheret, pour détendre l’atmosphère, a lancé sa plaisanterie rituelle, à savoir que « les seins de Maud Gallas étaient les plus émouvants de Seine-et-Marne. » Déjà, il dégrafait son corsage. Elle restait accoudée au bar, et ne lui opposait aucune résistance.
— Regardez, mais regardez-moi ces merveilles !
Il les tripotait, les faisait jaillir du soutien-gorge.
— Vous n’avez rien à lui envier, murmurait Delvale à Monique Joyce. Rien du tout, mon enfant. Rien du tout !
Il s’efforçait, lui aussi, de glisser une main dans l’échancrure du chemisier, mais elle l’en empêchait avec de petits rires nerveux. Très excitée, Annie Murraille avait relevé insensiblement sa robe, ce qui permettait à Lucien Remy de lui caresser les cuisses. Sylviane Quimphe me faisait du pied. Murraille nous versait à boire et constatait d’une voix lasse que nous ne nous portions pas mal pour de futurs fusillés.
— Non, mais vous avez vu cette paire de nichons ! répétait Marcheret.
En se déplaçant pour rejoindre Maud Gallas derrière le bar, il a renversé la lampe. Exclamations. Soupirs. On profitait de l’obscurité. Enfin quelqu’un a suggéré – Murraille, si j’ai bonne mémoire – qu’on serait beaucoup mieux dans les chambres.
J’ai trouvé un commutateur. La lumière des appliques m’a ébloui. Il ne restait plus personne, sauf vous et moi. Les boiseries lourdes, les fauteuils-club et les verres éparpillés sur le bar m’ont causé un sentiment de désolation. La T.S.F. marchait en sourdine.
Bei mir bist du schön…
Et vous vous étiez endormi.
Cela signifie…
La tête penchée, la bouche ouverte.
Vous êtes pour moi…
Entre vos doigts, un cigare éteint.
Toute la vie.
Je vous ai tapoté doucement l’épaule.
— Si nous partions ?
La Talbot était garée devant le portail de la « Villa Mektoub » et Marcheret, comme à son habitude, avait oublié les clefs sur le tableau de bord.
J’ai rejoint la nationale. L’aiguille marquait 130 au compteur. Vous fermiez les yeux, à cause de la vitesse. Vous aviez toujours peur en voiture et, pour vous remonter le moral, je vous ai offert ma boîte de bonbons. Nous traversions des villages abandonnés. Chailly-en-Bière, Perthes, Saint-Sauveur. Vous vous tassiez sur le siège à côté de moi. J’aurais voulu vous rassurer mais, passé Ponthierry, notre situation m’est apparue bien précaire : nous n’avions aucun papier, ni l’un ni l’autre, et nous roulions à bord d’une automobile volée.
Corbeil, Ris-Orangis, L’Haÿ-les-Roses. Enfin les lumières étouffées de la porte d’Italie.
Jusque-là, nous n’avions pas échangé une parole. Vous vous êtes tourné vers moi et vous m’avez dit que nous pourrions téléphoner à « Titiko », l’homme qui se proposait de vous faire passer la frontière belge. Il vous avait laissé un numéro, en cas d’urgence.
— Méfiez-vous, ce type est un donneur, ai-je déclaré d’une voix neutre.
Vous n’avez pas entendu. J’ai répété cette phrase encore une fois, sans succès.
Nous nous sommes arrêtés boulevard Jourdan, à hauteur d’un café. J’ai vu la dame du comptoir vous tendre un jeton de téléphone. Quelques consommateurs s’attardaient autour des tables de la terrasse. Tout près, la petite gare du métropolitain et le parc. Ce quartier de Montsouris m’a rappelé les soirs que nous passions dans la maison de rendez-vous, avenue Reille. La sous-maîtresse égyptienne existait-elle encore ? Se souvenait-elle de vous ? Était-elle enveloppée du même parfum ? Quand vous êtes revenu, vous aviez un sourire satisfait : « Titiko » tenait ses promesses et nous attendait à 23 h 30 précises dans le hall de l’hôtel Tuileries-Wagram, place des Pyramides. Impossible, décidément, de changer le cours des choses.