Выбрать главу

Avez-vous remarqué, baron, comme Paris est silencieux cette nuit ? Nous glissons le long des avenues vides. Les arbres frissonnent et leurs feuillages forment une voûte protectrice au-dessus de nous. De temps en temps une fenêtre éclairée à la façade d’un immeuble. Les gens sont partis en oubliant d’éteindre la lumière. Plus tard, je marcherai à travers cette ville et elle me paraîtra aussi absente qu’aujourd’hui. Je me perdrai dans le dédale des rues, à la recherche de votre ombre. Jusqu’à me confondre avec elle.

Place du Châtelet. Vous m’expliquez que les dollars et le diamant rose sont cousus dans les doublures de votre veste. Pas de valises, « Titiko » vous l’a recommandé. Ça facilite le passage des frontières. Nous abandonnons la Talbot au coin des rues de Rivoli et d’Alger. Nous sommes en avance d’une demi-heure et je vous propose une promenade dans le jardin des Tuileries. Nous contournions le grand bassin lorsque nous avons entendu des applaudissements. On donnait un spectacle au théâtre de verdure. Une pièce en costumes. Du Marivaux, je crois. Les comédiens saluaient sous une lumière bleue. Nous nous sommes mêlés aux groupes qui se dirigeaient vers la buvette. Des guirlandes pendaient entre les arbres. Au piano droit, près du comptoir, un vieux monsieur somnolent jouait Pedro. Vous avez commandé un café et allumé un cigare. Nous restions silencieux l’un et l’autre. Par des nuits d’été semblables à celle-là, il nous arrivait de nous asseoir à la terrasse d’un café. Nous regardions les têtes autour de nous, les voitures passer sur le boulevard et je n’ai pas souvenir d’une seule parole échangée entre nous, sauf le jour où vous m’avez poussé sous le métro… Un père et un fils n’ont sans doute pas grand-chose à se dire.

Le pianiste a attaqué Manoir de mes rêves. Vous tâtiez les doublures de votre veste. C’était l’heure.

Je vous revois dans le hall du Tuileries-Wagram, assis sur un fauteuil à tissu écossais. Le portier de nuit lit un magazine. Il n’a même pas levé les yeux quand nous sommes entrés. Vous consultez votre bracelet-montre. Un hall d’hôtel qui ressemble à tous ceux où vous me donniez rendez-vous. Astoria, Majestic, Terminus. Vous rappelez-vous, baron ? Vous aviez ce même air de voyageur en transit attendant un paquebot ou un train qui ne viendra jamais.

Vous ne les avez pas entendus approcher. Ils sont quatre. Le plus grand, celui qui porte une gabardine, vous demande vos papiers.

— On voulait filer en Belgique, sans nous prévenir ?

Il arrache la doublure de voire veste, compte les billets avec application, les empoche. Le diamant rose a roulé sur le lapis. Il se penche pour le ramasser.

— Où tu as volé ça ?

Il vous gifle.

Vous êtes debout, en chemise. Livide. Et je m’aperçois que depuis le début vous avez vieilli de trente ans.

Je me trouve au fond du hall, près de l’ascenseur, et ils n’ont pas remarqué ma présence. Je pourrais appuyer sur le bouton, monter. Attendre. Mais je marche vers eux et m’approche du type en gabardine.

— C’EST MON PÈRE.

Il nous considère tous les deux en haussant les épaules. Me gifle moi aussi, indolemment, comme s’il s’agissait d’une formalité, et laisse tomber à l’adresse des autres :

— Vous m’embarquez cette racaille.

Nous trébuchons dans la porte-tambour qu’ils ont lancée à toute volée.

Le panier à salade stationne un peu plus haut, rue de Rivoli. Nous voilà sur les banquettes de bois, côte à côte. Il fait si noir que je ne peux pas me rendre compte du chemin que nous prenons. Rue des Saussaies ? Drancy ? La villa Triste ? En tout cas, je vous accompagnerai jusqu’au bout.

Aux virages, nous nous cognons l’un contre l’autre, mais je vous distingue à peine. Qui êtes-vous ? J’ai beau vous avoir suivi pendant des jours et des jours, je ne sais rien de vous. Une silhouette devinée sous la veilleuse.

Tout à l’heure, quand nous montions dans le car, ils nous ont tabassés un peu. Ça doit nous faire de drôles de têtes. Comme ces deux clowns, jadis, à Médrano.

Certainement, l’un des plus jolis villages de Seine-et-Marne et des mieux situés : en bordure de la forêt de Fontainebleau. Il fut, au siècle dernier, le refuge d’un groupe de peintres. Aujourd’hui les touristes le visitent et quelques Parisiens y possèdent des maisons de campagne.

Au bout de la grand-rue, l’auberge du Clos-Foucré dresse sa façade anglo-normande. Atmosphère de bon ton et de simplicité rustique. Clientèle distinguée. Vers minuit, on peut se retrouver seul avec le barman qui range les bouteilles et vide les cendriers. Il s’appelle Grève. Il occupe la même fonction depuis trente ans. C’est un homme qui ne parle pas volontiers, mais si vous lui êtes sympathique et lui offrez une mirabelle de la Meuse, il consent tout de même à évoquer certains souvenirs. Oui, il a connu les gens dont je lui cite les noms. Mais moi, si jeune, comment se fait-il que je lui parle de ces gens-là ? « Oh, moi…» Il vide les cendriers dans un carton rectangulaire. Oui, ce petit monde fréquentait l’auberge, il y a bien longtemps. Maud Gallas, Sylviane Quimphe… il se demande ce qu’elles ont pu devenir. Avec ce genre de femmes, on ne sait jamais. Il a même conservé une photo. Tenez, le grand mince, là, c’est Murraille. Un directeur de journal. Fusillé. L’autre, derrière, qui bombe le torse et tient une orchidée entre pouce et index : Guy de Marcheret qu’on appelait Monsieur le Comte. Un ancien légionnaire. Peut-être est-il retourné aux colonies. Oui, c’est vrai qu’elles n’existent plus… Le plus gros, assis sur le fauteuil, devant eux, a disparu un beau jour, « Baron » de quelque chose…

Il en a vu des dizaines, comme ça, qui se sont accoudés au bar, rêveurs, et ont ensuite disparu. Impossible de se rappeler tous les visages. Après tout… oui, si je veux cette photo, il me la donne. Mais je suis jeune, dit-il, et je ferais mieux de penser à l’avenir.